Une année d’école
Dans le hall d’entrée désert, depuis la verrière en haut, descendait la lumière d’une matinée chaude et sonore de septembre. À l’extérieur claquaient encore, tels des drapeaux de fête, les vacances avec leurs jeux et leurs baignades. De la deuxième galerie provenaient de temps à autre des éclats de voix rieuses qui, se répercutant sur les colonnes, emplissaient la cour de vacarme.
Un petit groupe d’étudiants s’était rassemblé là-haut. Jeunes gens d’une autre époque, ils connaissaient les lieux depuis sept années et s’y déplaçaient avec une grande familiarité ; mais leurs gestes n’en étaient pas moins réfrénés par un vague sentiment de respect et de crainte. Si l’un d’entre eux, s’échauffant, élevait la voix, aussitôt les autres regardaient autour d’eux avec inquiétude, et lui-même semblait en être effrayé. Par intervalles, leur attention se tournait vers une porte, au-dessus de laquelle un panonceau rond laqué de blanc signalait en lettres noires que c’était la salle de classe de la terminale. Dans quelques jours ils allaient y pénétrer, et cette pensée les troublait et les remplissait d’orgueil. Mais ce n’était pas pour voir la porte de leur salle qu’ils s’étaient donné rendez-vous là-haut ce matin-là, encore en pleines vacances, sacrifiant une magnifique baignade. Leur curiosité avait été attirée par bien autre chose. Derrière cette porte, Edda Marty se bagarrait avec le thème latin. Edda Marty était courageuse ; c’était la première fille à tenter de conquérir une place dans ce lycée de garçons. Passer un examen dans huit matières, répondre sur un programme de cinq années de grec et sept de latin, ce n’était pas une plaisanterie.
Allait-elle réussir ? Serait-elle leur camarade de classe ? Ces jeunes gens avaient entendu des choses étonnantes à propos de son intelligence ; mais parmi eux un seul la connaissait un peu, les autres l’avaient juste vue, pour la première fois ce matin-là, passer dans le couloir, accompagnée par deux professeurs, et entrer dans cette salle. Personne n’était capable de bien saisir ce qu’il avait vu : deux grands yeux qui riaient et saluaient, et qui leur avaient un peu échauffé le sang à tous.
Marzi, une grande perche qui prononçait les r comme des l, celui qui prétendait bien la connaître mais refusait de dire comment et où il l’avait rencontrée, était au centre des assauts de tout le groupe. L’un voulait savoir quel âge elle avait, un autre demandait de quelle famille elle était, quelle école elle avait fréquentée, avec qui elle s’était préparée pour l’examen ; d’autres, plus audacieux, voulaient son portrait physique et moral, et Mitis – des yeux malins dans un visage sombre et une bouche cynique – demandait s’il la connaissait vraiment « intus et in cute[1] ». À quoi Marzi rougissait de rage et ne répondait pas ; les autres s’esclaffaient, puis se taisaient, pliés en deux de rires contenus.
Un peu avant midi Edda Marty sortit de la salle. Elle avait le visage un peu congestionné et tenait à la main son chapeau de paille orné sur les côtés de deux petits bouquets de cerises. Elle fut encerclée. Marzi, surpris, essayait de se faufiler pour faire les présentations dans les règles, mais personne ne l’écoutait.
— Comment ça s’est passé ?
— C’était difficile ?
— Sur quoi c’était ?
Et elle, posant son regard sur l’un puis sur l’autre, répondait avec désinvolture, accompagnant de petits mouvements de tête les mots qui semblaient sortir de ses dents, droits et un peu sifflants. Finalement, elle planta là tout le monde, sur un « Salut, il faut que j’y aille », et descendit les escaliers en courant ; Marzi la suivit, et les autres se regardaient.
— Sacré personnage, affirma Neranz, le visage empourpré.
— Elle nous tutoie déjà, observa non sans étonnement Vitelli.
— Ça c’est la meilleure, tu voudrais qu’elle nous vouvoie, répliqua ironiquement Pasini.
— Bref – déclara d’un ton sentencieux Mitis, qui avait repris son sérieux et tordait encore plus cyniquement sa bouche –, moi je dis que si cette friponne entre dans notre classe, elle va tous nous démolir.
À écouter Marty, tout se passait mal pour elle ; après chaque épreuve elle voulait renoncer. Et au contraire, elle réussit brillamment. « Elle a toujours prédit un désastre – critiquait Mitis – pour finalement obtenir un succès éclatant. »
En réalité, Marty était pessimiste, comme toutes les intelligences téméraires. Dans la vie elle faisait la même chose : elle se jetait avec audace dans les difficultés, mais n’était jamais sûre de pouvoir en sortir.
À l’âge de quinze ans, elle s’était enfuie à Vienne, pour se réfugier chez sa sœur qui étudiait à l’université, une sœur bien plus grande et plus chanceuse qu’elle. Pourquoi n’était-elle pas née, comme Hedwig, huit années plus tôt ? Pourquoi ne vivait-elle pas, elle aussi, dans une vraie ville comme Vienne, où les femmes peuvent fumer, aller au café, rentrer tard le soir, traiter d’égal à égal avec les hommes et discuter avec eux ? Elle se rappelait toujours ses premières années passées à Vienne – quel âge avait-elle alors ? à peine plus de sept ans –, quand de la fenêtre de la maison elle voyait Hedwig rentrer de l’école en la bruyante compagnie de ses camarades ; parfois, devant le portail, elle la voyait se bagarrer avec les garçons et leur arracher leur béret ; et quand ils lui arrachaient le sien, comme elle était belle alors, avec ses cheveux courts qui ondoyaient et son visage tout échauffé par la lutte ! Edda avait attendu avec impatience que les années passent, afin de pouvoir en faire autant. Mais voilà que son sort s’était précipité, voilà que ses parents avaient pris une funeste décision : ils l’avaient emmenée avec eux à Trieste – grand port de commerce, disaient-ils, mais en réalité une petite ville de province. Et là ce fut une vie complètement différente. Ses camarades de l’école primaire la regardaient comme une bête curieuse ; elles étaient timides, toute leur audace consistait à médire à voix basse ; elles se recroquevillaient dans leurs jupons quand elle proposait de jouer un vilain tour aux maîtresses ou de faire une incursion, dangereuse mais excitante, dans l’aile des garçons du même bâtiment. La langue, elle l’apprit vite. Au bout de deux ans, elle parlait comme une indigène. Mieux, elle appréciait la langue des Italiens, et préférait même parler l’italien à la maison, avec son père qui le baragouinait comme il pouvait. Mais ce qui lui plaisait plus encore, c’était la mer : promenades le long du rivage tous les jours, tours en barque et baignades, baignades à toutes les saisons. Mais là aussi, à l’occasion des baignades, elle avait expérimenté tout le provincialisme mesquin des habitants. Non, jamais elle ne pourrait s’habituer aux costumes de bain faits maison et conventionnels des gens du cru.
Ensuite, ses parents la mirent dans un lycée de filles. Elle ne le supportait pas. Plus elle grandissait et plus elle sentait qu’elle n’était pas faite pour cette vie-là. Quand elle rencontrait un garçon de son âge, elle l’enviait, se sentait prise d’une folle envie de porter elle aussi des pantalons et de se couper les cheveux. Lui au moins il pouvait se balader tout seul dans les rues, se mettre à courir si l’envie lui en prenait, sauter sur les petites colonnes des jetées et faire lors des baignades la gymnastique la plus folle, tous les plongeons les plus agiles et les plus vigoureux qu’il voulait. Et de ce manque de liberté, de cet étouffement de sa fantaisie vitale elle se plaignait, en pleurs et désespérée, auprès de sa sœur quand celle-ci venait pendant les vacances passer une semaine en famille. Hedwig la caressait, Hedwig la laissait s’épancher, la réconfortait : « Quand tu seras grande, tu seras maîtresse de toi-même », lui disait-elle ; et elle lui donnait des livres à lire, qu’Edda dévorait la nuit. Oui, s’il n’y avait pas eu de temps à autre sa sœur…
Mais, une année, la sœur ne vint pas et alors Edda, n’en pouvant plus, s’enfuit un beau jour à Vienne. Elle trouva Hedwig dans sa chambre au milieu d’un nuage de fumée, les pieds entrelacés à ceux d’un monsieur qui, fumant comme elle, se tenait comme elle avachi dans l’autre angle du canapé ; il avait le crâne brillant, dégarni, et un visage plus brillant encore, avec des yeux pénétrants derrière des verres arrondis. Elle resta perplexe sur le seuil, et cet homme lui fut d’emblée antipathique ; elle aurait volontiers jeté sur lui sa petite valise, s’il n’y avait eu ses chaussures couleur jaune d’œuf, entremêlées aux petites chaussures noires à bout pointu de Hedwig, qui l’intimidaient. Hedwig, sans bouger, manifesta son étonnement, eut un éclair de déception dans le regard, mais cela ne dura qu’un instant.
— Viens là, ma petite chérie, ma bécasse, l’appela-t-elle de sa voix caressante, avec son beau sourire désinvolte. Oh quelle bonne surprise, comment vas-tu ?
Et Edda, oubliant l’intrus, courut dans les bras de sa sœur, pleura et rit, s’épancha.
— Je te présente mon ami le docteur Wieselberg – telle fut la réponse de Hedwig.
Passe encore la fumée, passe encore son ami le docteur Wieselberg, mais ces quatre chaussures entremêlées, voilà qui ne plaisait pas du tout à Edda, laquelle retira de cette visite à Vienne davantage de désillusions que de plaisir.
Néanmoins, sa volonté de se libérer du milieu mesquin des filles, comme elle l’appelait, était restée tout à fait ferme. Et avant tout elle décida de se préparer en deux ans à l’examen d’admission à la terminale du lycée de garçons, qui lui ouvrait la voie de l’université. La loi était récente ; toutes ses autres camarades avaient peur ; elle, elle passerait l’examen. Et sa volonté l’emporta.
Les premiers jours, la classe fut comme un instrument auquel on aurait mis une corde en trop : on avait beau essayer, jamais on ne s’accordait. Les années précédentes, ces vingt jeunes gens qui se connaissaient comme se connaissent les fourmis, au toucher, reprenaient avec une grande facilité la vie scolaire ; en quelques heures se refermait comme par enchantement la parenthèse des vacances ; se reformaient les petits groupes par affinités, et les bandes de fainéants ; dès le premier jour, au plus tard le deuxième, un chœur général resserrait les liens et le professeur, que le tapage avait fait accourir, n’avait d’autre consolation qu’une réprimande platonique adressée à une classe qui, entre-temps, s’était mimétiquement reprise et observait un silence religieux. Le professeur s’éloignait ; après de multiples échanges de coups d’œil entendus, le chœur reprenait. Réapparition du professeur furieux, claquement de la porte et, en manière de punition, le cours commençait quelques minutes avant la sonnerie. Presque chaque année la même histoire : c’était la mesure d’attaque, après quoi, une fois retrouvé le ton, l’orchestre avançait tout seul, tant bien que mal.
Mais cette année-là, il n’en fut pas ainsi. Pas de chœur. Tous se sentaient désaccordés. Chacun avait du mal à reconnaître en l’autre son ancien camarade. Il y avait chez tous une forte volonté d’indifférence et de désinvolture, mais dans les faits l’embarras était évident. La seule personne vraiment désinvolte dans tout cela était la nouvelle venue. Edda Marty parlait avec vivacité à tout le monde, se déplaçait parmi ses nouveaux camarades comme si elle les connaissait depuis des années, et les transformait. Saletti, jusqu’alors muet et solitaire, devint un audacieux causeur, toujours parmi les plus présents dans le petit cercle qui entourait Edda ; à l’inverse, Turez, qui depuis son banc du fond de la salle avait coutume de lancer des piques qui provoquaient les rires de toute la classe, arborait à présent presque toujours un air renfrogné, mélancolique et dur. Quant à Mitis, l’arrivée de Marty avait allumé en lui un inextinguible feu d’artifice cérébral : jamais il n’avait été aussi imaginatif et brillant pour inventer blagues, paradoxes ou jeux de mots, et il en trouvait parfois de cinglants et raffinés, mais d’autres fois de grossiers et vulgaires jusqu’à l’obscénité. Marty non seulement ne semblait pas s’en offusquer, mais l’écoutait en souriant avec un air supérieur. Et autour, formant une meute excitée et ricanante, tous les voyous et les dévergondés, pour lesquels cette « femme » arrivée là parmi eux était comme un ferment inespéré offert à leur précoce dépravation.
Antero s’était éloigné de Mitis et de Pasini justement pour cette raison. Depuis les premières années il avait toujours régné entre eux une familiarité qui, au fur et à mesure qu’ils avançaient en âge, était devenue de l’amitié. Ils étaient bien ensemble : la réserve aristocratique d’Antero fusionnait avec la rude et plébéienne franchise de Mitis et avec la générosité bavarde de Pasini.
Tous trois étaient des jeunes gens dont la vie intellectuelle ne se limitait pas à l’enceinte scolaire. Ils se retrouvaient à l’extérieur de l’école pour de longues et libres discussions littéraires. Ils s’étaient partagé les trois poètes de l’époque : Mitis était un carduccien enragé, Antero, qui vouait une passion à Leopardi, était pascolien, et Pasini mettait D’Annunzio au-dessus des deux autres. Quand leurs esprits s’échauffaient trop et que les mots commençaient à cingler, alors Mitis se mettait soudain à réciter Saluto italico[2] ; les vers sifflaient à travers ses lèvres épaisses, entre ses dents écartées, comme projetés par une passion rageuse qui mettait dans ses petits yeux une flamme rougeoyante. Antero et Pasini se taisaient, frémissants, et quand il avait fini ils s’exaltaient : « Oui, magnifique ! » Car, plus haut que tout critère esthétique, ils mettaient le sentiment patriotique ; la revendication du rattachement de Trieste à l’Italie était le but de leur vie. Ils organisaient des manifestations irrédentistes en classe, écrivaient un petit journal dont chaque mot était une promesse de victoire pour l’Italie, et où la rhétorique patriotique s’exprimait spontanément.
Giani Stuparich, Une année d’école, traduit de l’italien par Carole Walter, © Éditions Verdier, 2024.
En librairie le 1er février.