Nouvelle

Une question de choix

Écrivaine

Les cheveux comme histoire intime, comme signe de reconnaissance, comme enjeu politique – c’est le thème de la résidence d’écriture en Seine-Saint-Denis sur lequel se penche Estelle-Sarah Bulle en ce moment. Invitée du festival littéraire Hors limites, qui se tient dans les bibliothèques du 93 jusqu’au 30 mars, elle nous a confié cette nouvelle inédite.

Les cheveux de l’assistante sociale avaient été rendus secs et ternes par les décolorations successives, mais ils étaient encore suffisamment épais pour former un carré miel autour de son visage fatigué. Quelques mèches plus claires le long des pommettes atténuaient son air indéniablement raboteux, mais la mince coupure rose des lèvres décourageait les visiteurs. En réalité, Roseline Thomas – c’était le nom de l’assistante sociale – pensait depuis un certain temps à se faire poser des extensions blondes, mais elle hésitait encore : trop longues, les mèches lui donneraient l’air de sortir d’une émission de télé-réalité, ce qui n’était pas pour lui déplaire en soi, mais elle se demandait si cela lui ferait perdre de l’autorité sur les usagers qu’elle recevait toute la journée dans son bureau (une majorité de femmes, dont une sur deux portait des extensions masquant leurs cheveux crépus). Trop courtes, on ne verrait peut-être pas la différence, et alors à quoi bon investir le quart de son salaire pour un résultat invisible ? Roseline Thomas prit encore quelques minutes pour feuilleter le dossier d’Angela Vaneyreau, dont elle relut le nom afin d’éviter les erreurs de prononciation.

Angela soupçonnait l’assistante sociale de ne rien lire du tout ; agiter des feuilles sur un bureau était juste une pauvre tactique de plus pour donner le change, tout comme l’avait fait l’assistante précédente, et celle encore d’avant. Elle attendait patiemment, droite sur sa chaise, son sac à main usé et son bonnet posés sur ses genoux. Elle tirait nerveusement un brin de laine du bonnet. L’hiver, il faisait toujours froid dans ces bureaux minables où la couleur grisâtre des murs n’avait pas changé depuis des lustres. En fait, elle ne se souvenait pas que la peinture ait changé depuis la première fois où elle avait poussé les portes des services sociaux pour réclamer un logement potable, ce qui remontait à une bonne dizaine d’années.

Évidemment, pensa Angela en regardant l’assistante sociale, si elle avait eu des cheveux comme ça, blonds ou même d’un brun banal mais pour l’amour du ciel, raides ! Sa vie aurait été plus facile. Et celle des enfants aussi. Et même celle de ce salopard de Cupidon (elle avait toujours pensé que le prénom de son homme était juste une mauvaise blague mais Laurette, sa sœur, le considérait comme une malédiction. Ce qui lui avait fait prophétiser, vingt-cinq ans plus tôt, qu’en s’acoquinant avec un homme nommé Cupidon Edwards, Angela épousait l’amère et diabolique fatalité).

« Vos revenus ont changé depuis la dernière fois ? Interrogea l’assistante sociale en se saisissant d’un stylo.

— Je travaille toujours de nuit à l’hôpital. Ils m’avaient promis de changer mes horaires et de me faire passer en CDI. Mais d’après eux, le budget n’a pas été débloqué. Pourtant je suis dans les plus anciennes maintenant. C’est comme ici. Mon dossier devrait être prioritaire, pas vrai ?

— Vous n’êtes pas la seule à attendre depuis des années madame Vaneyreau, détrompez-vous.

— Je vois pourtant bien que les nouvelles demandes, elles viennent de gens plus jeunes maintenant. Des familles du quartier. J’ai déjà quarante-six ans, moi.

— Détrompez-vous. Il y a des dossiers plus anciens. »

Angela réprima un soupir et se pencha légèrement en avant dans l’espoir de capter vraiment l’attention de l’assistante sociale :

— Faudrait pas qu’un de ces nouveaux logements qui vont sortir de terre avec les Jeux Olympiques me passe sous le nez, ce serait vraiment injuste depuis le temps. »

Roseline Thomas posa son stylo et leva les yeux vers la femme obèse, au visage brun et empâté, assise en face d’elle. La lumière blafarde de février entrait à peine par la petite fenêtre du bureau qui offrait une vue parcellaire sur les hautes tours décaties. Elle prit son ton le plus didactique.

« Écoutez, ces nouveaux logements sont vraiment très demandés. Plutôt conçus pour des familles avec de jeunes enfants.

— Les miens étaient jeunots aussi, il y a dix ans.

— Très demandés, et destinés à des locataires aux revenus stables. Ça ne sera pas donné, ce genre d’appartement. Vous avez vu où ils sont situés ? Près du parc et de la nouvelle ligne de métro. Ça signifie des charges élevées, bien plus élevées que celles que vous payez en ce moment. Pour vous, je rechercherais plutôt quelque chose qui ne vous dépayse pas trop, mais mieux isolé que votre appartement actuel qui est une vraie passoire thermique, je vous l’accorde. Vos enfants seront bientôt en âge de partir, non ? Vous n’avez pas besoin de plus grand, en fait. »

Angela se redressa comme si l’assistante l’avait frappée avec une cravache. Oui, ses enfants partiraient un jour. Mais pas avant qu’ils se dégotent un bon boulot. Pas question de voir Cathy s’installer chez un de ces voyous merdiques qui trainaient au pied des tours et n’avaient rien d’autre à offrir qu’une vie de galère et le viol conjugal. Pas question de laisser Carlo se faire piéger dans des histoires de trafic. Pour l’instant, le cap était maintenu. Mais si elle devait se séparer de Cupidon ? Lorsqu’il lui avait tout avoué, elle lui avait craché d’un ton sifflant : « Écoute-moi bien, je piétinerai le gosse jusqu’à ce que mort s’ensuive si tu t’avises seulement de lui faire franchir le seuil de notre appartement. Et si tu lui ôtes pas ton nom, moi et les enfants, tu nous reverras plus, j’le jure devant Dieu. »

Ça, c’était sous le coup de la colère. En prime, malgré les grands discours pleins d’amour et de contrition de Cupidon et son air de chien battu, elle ne lui adressait plus la parole depuis six mois. Par solidarité, les enfants aussi battaient froid à leur père. À l’heure des repas, drapée dans sa vieille robe de chambre et sa dignité, Angela servait tout le monde et puis on n’entendait plus que le présentateur et les rires enregistrés du jeu télévisé.

Mais en vérité, après bien des nuits à ruminer son humiliation, elle en était venue à la conclusion qu’elle n’avait aucune intention de quitter Cup. Vingt-cinq ans, ça vous cimentait un couple, surtout quand des deux côtés, les familles s’étaient mises d’accord dès le début pour condamner votre histoire. C’était dans l’adversité qu’on voyait ce que vingt-cinq ans à la colle dans un appartement aux murs lézardés puant le moisi valaient vraiment. Même si elle n’en montrait rien, sa colère commençait à fléchir, comme un feu à court d’oxygène. La résignation pointait sur le terreau de l’humiliation depuis que Laurette, qui en était à sa douzième année comme secrétaire de mairie, l’avait avertie en lui tendant un mouchoir en papier : « S’il lui a donné son nom, si c’est bien Edwards qui est écrit sur l’état civil, y a rien à faire. Un père peut pas se dédire vis-à-vis de son enfant. »

Certes, elle allait continuer à mener la vie dure à Cupidon ; il n’avait encore rien vu à ce sujet. Elle allait lui faire payer longtemps sa trahison avec cette garce analphabète, et les regards entendus des voisins. Mais elle sentait qu’elle finirait par encaisser. Pas tout. La perspective de voir, depuis sa fenêtre, l’enfant traverser le boulevard chaque matin à l’heure de l’école serait sans aucun doute un petit combustible bien efficace pour alimenter sa rancœur. Mais elle allait avaler cette histoire, puis nier l’existence du gosse. Elle l’avait aperçu une fois de loin, pataugeant dans la neige sale, en claquettes et en short par moins trois degrés, le même teint caramel que Cupidon, tenant par la main son demi-frère à la peau beaucoup plus sombre. Sûr que les services sociaux ne tarderaient pas à s’en mêler, ce que Cupidon lui-même avait prédit.

 

Une pluie grise s’était mise à tomber, tambourinant tristement à la fenêtre du bureau de l’assistante sociale. L’espace d’un instant, Angela fut tentée de se confier intimement à cette femme blonde. De lui dire qu’elle avait besoin de s’éloigner de ce quartier où vivaient la maîtresse de son homme et « Carl », leur fils de trois ans, preuve vivante et insupportable de la trahison. Mais elle se contenta de parler d’une voix conciliante :

« J’ai bien conscience que vous avez des tas d’autres dossiers qui attendent, des tas de gens qui rêvent comme moi de sortir d’ici. Mais il faut vraiment que j’obtienne un de ces appartements à côté du stade. Ce ne serait que justice pour toutes ces années de patience. Pas ceux qui sont vraiment juste à côté du parc, je me contenterai d’un de ceux qui bordent le périphérique, même les plus éloignés du métro et des commerces. Avec leur façade toute colorée qui se voit de loin, là. Et leurs petites terrasses avec des buissons. Quinze ans que notre famille vit dans une cage à pisse où les rats et les squatteurs sont les vrais propriétaires. Vous pourriez supporter ça, vous ? J’ai toujours payé mon loyer, et vous me faites l’effet d’être une bonne personne. Alors je pense que je peux vous faire confiance pour avoir enfin quelque chose. »

Roseline Thomas hochait la tête mais son visage n’exprimait aucune émotion particulière. On aurait dit l’une de ces statues en pierre blanche qu’on voyait dans les squares à Paris.

« Les choses seraient plus envisageables si vous aviez un double salaire. Votre conjoint travaille en ce moment ?

— Il fait des chantiers à droite à gauche. Bientôt il montera sa propre boîte.

— Et vous n’avez jamais pensé à vous marier ?

— On n’a jamais pris le temps. Après vingt-cinq ans de vie commune, ça changerait quoi.

— Les logements sont plus facilement attribués aux couples mariés. Comment ça va à la maison ?

— Tout va bien.

— Pas de conflit ? Aucune violence ? »

Angela réprima son envie de tirer de toutes ses forces sur les cheveux couleur miel. Il arrivait toujours un moment où on lui ressortait cette histoire qui datait de plusieurs années. L’infirmier du collège avait signalé des marques de brûlure suspectes sur le cou et le front de Cathy. Personne n’avait voulu la croire quand elle avait expliqué que Cathy se faisait ça toute seule, parce qu’elle était maladroite avec le fer à défriser et qu’il n’y avait que dans la cuisine, toutes lumières éteintes, qu’elle pouvait le brancher sans risquer de faire sauter les plombs à cause des prises défectueuses. C’était une époque où l’adolescente était terrible, rebelle à l’école, insolente à la maison. Les choses s’étaient arrangées depuis, mais les marques sur le cou et le front de Cathy réapparaissaient de temps en temps, parce qu’elle refusait qu’une tierce personne s’occupe de ses cheveux et parce que le fer, c’était tout de même mieux que la soude ou ces autres ingrédients chimiques que les entreprises utilisaient aussi bien pour fabriquer du déboucheur WC que du défrisant. Les entreprises, elles, on ne leur reprochait jamais de brûler le crâne des femmes. Il n’y avait rien de plus à dire là-dessus.

« Je reviendrai vers vous dès que j’aurai du nouveau », déclara Roseline Thomas. Le temps qu’Angela s’extirpe de sa chaise et replace délicatement son bonnet sur sa tête, l’assistance sociale avait fait disparaître le dossier dans une chemise en carton vert bouteille.

 

« Où t’as mis mon survêt ?

— Je vois pas pourquoi tu passes tout ton temps dans cette équipe au lieu de venir à l’église.

— Tu sais bien qu’il faut que je m’entraîne.

— Le dimanche tu pourrais quand même faire un effort. Je ne t’ai pas élevé comme ça, Carlo.

— Pourquoi c’est toujours à moi que tu dis ça ? Pourquoi tu ne t’en prends jamais à Cathy ?

— Lâche-moi, c’est quoi ton problème ? grommela Cathy à l’intention de son frère sans lever les yeux de son Ssmartphone, son visage fin complètement mangé par ses longues tresses d’un noir brillant.

— C’est pareil pour tous les deux. À quinze et dix-sept ans, faudrait commencer à penser aux choses sérieuses.

— Votre mère a raison », décréta Cupidon en boutonnant sa chemise devant le miroir du salon.

Sa fille et son fils, jadis si charmants et affectueux avec lui, se murèrent aussitôt dans un silence hostile. La minute s’épaissit. Assise dans le canapé recouvert d’une housse en plastique, un miroir de poche en main, Angela réajustait sa perruque. Les traits de son visage s’étaient soudain durcis. Dès que Cupidon prononçait un mot, l’attention des membres de la famille s’aimantait vers elle, vers sa colère rentrée. Cupidon ignorait combien de temps encore durerait son purgatoire. Carlo était le plus virulent avec lui. Le soir de la grande discussion, quand il avait dû avouer et s’expliquer pendant des heures au sujet de la grande nouvelle, l’adolescent l’avait toisé, ses yeux noisette rendus mordorés par l’indignation :

« Tu te rends compte qu’il n’y a qu’une seule lettre de différence entre son prénom et le mien ? »

Il avait eu beau essayer d’expliquer qu’il rendait à chaque fois hommage à son propre père, Carlos, et à sa mère, Catherine, qui reposaient quelque part en Haïti, dans les décombres d’un cimetière ravagé par le dernier tremblement de terre, rien n’y faisait. Depuis six mois, Carlo et Cathy le méprisaient littéralement, non sans continuer à lui réclamer chaque semaine de l’argent pour traîner au Forum des Halles ou télécharger une nouvelle appli.

Une fois sa cravate nouée, Cupidon s’adressa joyeusement à la cantonade :

« Qui est la plus belle des mamans ? »

Concentrée sur son reflet, aussi impénétrable que le visage rose de la Vierge dans son cadre doré au-dessus du canapé, Angela essuya une légère trace de Rimmel sur sa joue fardée puis fourra son miroir dans son sac. Les enfants se mirent au diapason de son indifférence. Elle se leva en soufflant, enfila son manteau marron à col fourré, rejoignit Cupidon à la porte et se tourna une dernière fois vers le minuscule salon où quatre chaises blanches à pieds dorés disposées autour d’une table ronde prenaient toute la place restante entre le canapé et le téléviseur.

« Vous êtes sûrs de ne pas vouloir venir avec nous ? »

Cupidon s’installa au volant de la vieille camionnette. Il avait l’intention de la repeindre au nom de sa future entreprise dès qu’il aurait cinq minutes. Angela s’installa à ses côtés, essoufflée, sans dire un mot. L’effort avait légèrement dérangé sa perruque sur son front, mais elle la remit parfaitement d’aplomb sans même se regarder dans le rétroviseur.

« Je me suis arrangé pour venir à la soirée » dit Cupidon en démarrant.

— Quelle soirée ?

— Ta soirée dansante, voyons. Je peux même vous aider à transporter les costumes si vous voulez.

— L’association s’en occupe. On va déposer les costumes des danseuses la veille pour pas les froisser. Y aura juste la sono, les plats chauds et les tréteaux à installer dans la salle. Yolande et Victor s’occuperont de la caisse.

— Ça va être une belle soirée.

— On y a travaillé. »

Assise bien au fond du siège, Angela regardait droit devant elle. La sollicitude de Cupidon à son égard avait quelque chose de désespéré ; comme un mal du pays. Depuis qu’elle lui avait fourré sous le nez les preuves SMS de sa liaison, Cup faisait toute sorte d’efforts. Et il parlait aussi. Il se confiait à elle comme s’ils formaient toujours ce couple soudé basé sur la confiance qu’il s’était appliqué à démolir. Elle avait beau lui opposer un profil de marbre, il ne pouvait pas s’empêcher de lui parler du gosse de temps à autre. Surtout quand ils étaient seuls à la maison. « Si tu le voyais, disait-il d’un ton timide puis de plus en plus enjoué tandis qu’elle se préparait une infusion de gingembre en lui tournant le dos, tu ne pourrais pas prétendre qu’il est pas beau. Il a les cheveux beaucoup plus souples que ceux de ses demi-frères et sœurs. » Angela se contentait de lever les yeux au ciel en versant l’eau bouillante dans son mug préféré à l’effigie de Mbappé, y ajoutant quelques gouttes de rhum brun et une cuillère à café de sucre de canne (amélioration de son cru). Un soir après le dîner, elle s’était tournée vers lui, la voix tremblante, une main sur la hanche, sa tasse fumante dans l’autre :

« T’as assisté à la naissance ?

— Qu’est-ce que tu vas t’imaginer, bien sûr que non ! Je travaillais. Je te jure ! Elle s’est débrouillée avec une voisine qui l’a emmenée à l’hosto. Ensuite, je les voyais que deux ou trois fois par mois, tous les deux. Là, ça fait plus de six mois que je les ai pas vus. Je me demande même s’il va pas m’oublier. »

Cupidon la regardait comme un imbécile, quémandant son avis ou juste sa compassion tout en lui tendant les assiettes à mettre dans le lave-vaisselle. Elle lui tourna le dos. « Parce que je te rappelle que t’étais là ni pour Cathy ni pour Carlo. »

Elle voyait bien qu’il tenait au gamin. Non seulement il lui avait donné son nom, mais il lui avait choisi un prénom en C, comme pour leurs propres enfants. Jamais il ne laisserait la garce envoyer le gosse en Haïti comme elle menaçait de le faire, même si ça aurait réglé une partie du problème.

Cupidon gara la camionnette sur une place réservée aux livraisons et s’empressa d’aider Angela à descendre. L’église était à moitié remplie. Une assemblée d’Africains, d’Antillais et quelques têtes blanches : les très vieux habitants du quartier, anciens ouvriers qui n’avaient pas craint le changement progressif de population ou qui n’avaient pas encore trouvé d’acheteur pour leur vieux pavillon en meulière coincé entre deux barres d’immeubles.

S’asseoir à l’église aux côtés d’Angela soulageait Cupidon. La veille, il était revenu à minuit d’un chantier de bureaux dans les Yvelines. Il sentait encore la poussière de plâtre collée à ses poumons. Toutes les demi-heures à partir de dix-sept heures, Angela l’avait appelé pour savoir ce qu’il faisait. « Je travaille, ma chérie » avait-il répondu, prolongeant à chaque fois la conversation le plus longtemps possible, tout en continuant de poser de l’enduit sur des bandes isolantes. Vers vingt et une heures, il lui avait envoyé une photo du chantier pour qu’elle ne s’imagine pas qu’il lui mentait.

De retour avec le dernier train, il s’était glissé aussi silencieusement que possible dans l’appartement. Dans la chambre, Angela s’était retournée contre le mur quand il avait voulu l’embrasser. Résigné, il s’était allongé près d’elle et avait allumé un joint pour oublier les fatigues de la journée.

Bien sûr, il gardait pour lui le fait qu’il avait dû faire un détour et déposer le petit Carl en urgence chez sa sœur Eva, parce que la mère l’avait appelé, disant qu’elle n’en pouvait plus, que ce n’était pas à elle de s’occuper en permanence du gosse. Elle n’aimait pas Carl comme elle aimait ses aînés, qui pourtant n’avaient pas de pères très présents non plus. C’était bizarre, mais c’était comme ça. Elle racontait des histoires méchantes. Elle disait que l’enfant avait une jambe plus courte que l’autre, ce qui était complètement faux. Elle reprochait à Cupidon de ne pas lui donner d’argent. Il estimait qu’il en avait déjà fait beaucoup. Cette femme était folle. Dire qu’au départ, elle ne l’attirait même pas. Il avait été bon pour elle. Il avait juste voulu l’aider, elle et ses deux gosses, sans compter ceux qu’elle avait déjà renvoyés au pays. Il avait fait des petits travaux de plomberie dans son appartement, rempli des papiers et fait quelques démarches pour elle.

Pendant trois ans, tout avait roulé nickel entre eux. Et puis elle l’avait piégé en tombant enceinte et tout avait été gâché. Il faisait tout de même ce qu’il pouvait pour Carl. Depuis quelques temps, c’était vrai, il n’avait pas un rond à donner. Il avait besoin de fonds pour monter son entreprise de BTP. Même à Angela, il ne donnait qu’un billet de temps en temps pour faire les courses. Mais Angela avait toujours été compréhensive.

Le prêtre donna le signal pour chanter la gloire de Dieu. Cupidon tenta de caler sa voix nasillarde sur le timbre profond qu’Angela savait tirer de sa magnifique, opulente, maternelle poitrine. C’était une femme bien. Elle n’était pas exigeante question argent, et puis elle gagnait son propre salaire. C’était elle qui faisait tourner la baraque depuis des années, il était le premier à le reconnaître. Dommage qu’elle soit si rancunière en ce moment.

Tandis que le prêtre reprenait la parole, l’esprit de Cupidon dériva de nouveau. Vingt minutes après lui avoir déposé Carl avec du linge de rechange dans un petit sac à dos, il avait reçu un SMS indigné d’Eva :

« L’enfant n’a même pas de couches, tu te fous du monde ou quoi ? T’as pas de quoi payer des couches à ton fils ? »

Il n’avait pas répondu à sa sœur. Ce qui l’inquiétait, c’est que Carl semblait avoir peur des gens. À trois ans, il ne parlait pas. Aucun son, rien. La mère disait qu’il était handicapé. C’était faux. Il était timide, voilà tout. Devait sentir que sa mère ne voulait pas de lui. Contrairement à ce qu’elle racontait, c’était un enfant intelligent, ça se voyait. Les rares fois où il l’avait amené sur des chantiers, le bambin avait sagement passé des heures à jouer avec des pinceaux et des tournevis, essayant de reproduire tout ce que son père faisait. Avec lui, Carl parlait. Pas avec des mots, mais avec des gestes. Quand l’enfant montrait du doigt un objet, Cupidon savait que c’était une question. Il lui répondait patiemment, lui expliquant à quoi servait un interrupteur, une carreleuse, une bobine de fil électrique.

La messe était terminée. Cupidon se prépara pour une nouvelle épreuve. Son autre sœur, Amélie, l’aînée de la fratrie, assistait aux mêmes offices. Depuis la grande révélation, et surtout depuis qu’elles avaient accepté de voir l’enfant, Angela n’adressait plus la parole à ses belles-sœurs. Il était impensable qu’il n’aille pas saluer Amélie, qui l’attendait d’ailleurs sur le parvis, accompagnée de Franck, son mari, et Wilfried, leur plus jeune fils, un grand garçon mince de quinze ans au visage ouvert.

« Tu viens voir Amélie ? » hasarda-t-il vers Angela, qui lui lança un regard éloquent. Il hésita puis fit un pas en avant : « J’en ai pour une seconde. »

Droite dans ses bottines fourrées à talon, ajustant une volumineuse écharpe autour de son cou maigre, Amélie attendait que son frère vienne à elle. À ses côtés, son mari, vêtu d’un col roulé sous un costume blazer bon marché à boutons dorés, regardait aussi en direction de Cupidon, un demi-sourire de compassion sur les lèvres.

« Ta femme a beau avoir quelques qualités, elle a oublié ce qu’était la politesse », fit Amélie en embrassant sont frère.

— Tu sais comment elle est depuis quelque temps.

— Elle aurait pas encore grossi ? Les Martiniquaises dramatisent toujours tout et réagissent avec leur estomac. C’est ta faute aussi.

— Ma faute ?

— Six ans de liaison et un gosse. Tu t’attendais à quoi ?

— Frère, je suis avec toi, dit Franck en lui tapant amicalement sur l’épaule. Amélie gratifia son mari d’un regard agacé.

— Cathy et Carlo, ça va ?

— Ça peut aller.

— Tu sais qu’ils ne me disent plus bonjour non plus ?

— Ca va s’arranger, faut juste un peu de temps.

— Faudrait qu’ils grandissent, oui. Ta fille, elle devrait un peu moins s’occuper de maquillage et un peu plus de son bulletin scolaire. À son âge, c’est plus une fillette. Ton fils pourrait t’accompagner un peu plus souvent sur les chantiers, pour apprendre.

— Tu sais comment c’est. Si je dis quelque chose, Angela prend leur défense. Et vice et versa.

— C’est ta faute. Tu lui as fait perdre ses derniers cheveux, à Angela.

— Je suis maudit. Même Eva le dit. »

Amélie tchipa longuement en secouant la tête d’un air consterné. Sa perruque acajou aux mèches bien peignées, tissée sur ses vrais cheveux, renforçait son air d’oisillon têtu. En hiver, rien de mieux que cette perruque pour la protéger du froid mordant de l’Hexagone. Elle n’avait malheureusement rien trouvé d’aussi efficace pour lutter contre le teint cendreux que tous les Noirs prenaient pendant les longs mois d’hiver. À la longue, le fond de teint n’était pas la solution miracle. D’une main gantée, elle pressa le bras de son frère.

« Y a pas de malédiction qui tienne, faut assumer mon grand. Question de choix. Et cette pauvre fille qui se débat avec ses trois gosses dans la tour la plus mal famée du quartier, tu crois que c’est facile pour elle ? L’autre jour, en passant par là, j’ai buté sur un sac rempli de je ne sais quoi ; des pipes en métal, des sachets. Des gosses venaient de le jeter par la vitre du bus à cause de l’arrivée des contrôleurs. Et je te parle même pas des montagnes de gobelets, de cannettes et de merdes de chien dans ce qui est censé être le square pour les petits. Pas étonnant qu’elle le sorte jamais.

— Tu la défends ?

— Bien sûr que je la défends. Elle t’a pas violé, que je sache. Vous autres, quand vous vous y mettez (elle balaya d’un doigt accusateur son frère et son mari). Et me sors pas le couplet sur le fait que t’as voulu aider une compatriote dans le besoin. »

Même sa sœur était contre lui. Cupidon en eut les larmes aux yeux. Franck réitéra le tapotement solidaire sur son épaule et après un regard à sa femme, il tenta le tout pour le tout :

« Écoute, je voulais te dire. C’est la dernière fois que tu me voyais dans cette église. Dorénavant, je vais aller dans une salle d’assemblée qui vient d’ouvrir pas loin d’ici. Tu sais que ça n’a pas toujours été simple entre ta sœur et moi. J’ai pas peur de dire les choses comme elles sont devant mon fils ici présent : moi aussi, je suis tombé. Et j’ai eu la chance de pouvoir en parler calmement et objectivement avec ma femme, qui a accepté mes faiblesses passées. Mais tu sais ce qui m’a vraiment aidé à me relever ?

Cupidon secoua distraitement la tête. Il se demandait où était passée Angela. Est-ce qu’elle était rentrée par le bus, sans l’attendre ?

— Les frères et sœurs en Jeovah. L’esprit de Jeovah, poursuivait Franck, voila ce qui m’a vraiment aidé. J’y suis allé comme ça, une première fois, parce qu’un ami m’en avait parlé.

— C’est pas le moment de lui embrouiller la tête avec ça, coupa Amélie.

— Je parle juste de mon expérience, chérie. Ça peut lui servir.

— Lui embrouille pas la tête avec ça.

— Je force personne. Si jamais tu veux venir voir comment ça se passe durant les assemblées, tu es le bienvenu. Je voulais juste te le dire.

— Parce que je suis pas certaine que tu puisses vraiment parler comme un prédicateur, Franck. Vraiment pas certaine. Tout ce que je vois, et pardon de le dire, c’est que désormais tu te figures que t’es meilleur que tout le monde… »

Cupidon ne les écoutait plus. Il avait repéré la silhouette imposante d’Angela. Elle s’était éloignée de quelques mètres et inspectait la vitrine d’un salon de coiffure où hurlaient les réclames, photos de mannequin agrandies à l’appui, pour des mèches de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des crèmes hydratantes au karité pour cheveux naturels, de nouvelles braids en synthétique et les indémodables lissages brésiliens.

Regardez, non mais regardez-moi ce visage – pensa Cupidon. Il n’y avait pas plus beau visage que celui de son Angela. Depuis vingt-cinq ans, ils formaient ce beau couple. Personne ne leur enlèverait ça. Il se dirigea vers elle. Angela n’avait rien vu de ce que proposait la vitrine du coiffeur. Elle avait été soudainement plongée dans un de ces souvenirs qui l’assaillaient à l’improviste ; elle et Cupidon dans l’appartement aux peintures pas encore trop écaillées par l’humidité, les enfants tout petits dormant dans leur chambre tandis qu’ils faisaient l’amour dans la leur, lentement, en s’échangeant à voix basse des paroles obscènes en créole. Est-ce qu’ils avaient vieilli tant que ça ? Les années étaient passées si vite. La preuve qu’elle tenait encore à lui, c’est qu’elle n’arrivait jamais à réaliser qu’ils étaient ensemble depuis plus d’un quart de siècle.

Elle prit une mine digne d’une présidente de la République en passant avec Cupidon devant sa belle-sœur. Elle se serait étranglée plutôt que de le dire, il n’en était pas encore temps, mais ils allaient surmonter tout ça. Peut-être même qu’un jour, le gosse leur rendrait visite. Elle le recevrait avec gentillesse et compassion, pauvre petit innocent. La Bible dit qu’il faut embrasser le Pardon. Sa poitrine se gonfla de mansuétude et de grandeur d’âme à cette idée. Et soudain, l’idée que le gosse pourrait leur faire obtenir plus rapidement ce satané logement neuf se ficha en elle comme une fléchette dans le mille d’une cible.

 

« Vous pouvez pas nous faire ça ! »

C’était un cri du cœur de Cathy, le même que celui qu’elle aurait poussé si Angela venait de la priver de sortie au cinéma avec ses amis. Ils étaient assis tous les quatre autour de la table du salon et pour l’occasion, Cathy avait accepté de laisser son portable au fond de son sac, même si on l’entendait vibrer toutes les cinq secondes.

« Pourquoi ça te gêne tant ? l’interrogea Angela, il dormirait dans la chambre de ton frère, ça changerait rien à tes petites habitudes.

— De toute façon, je vois pas où vous auriez mis un second lit dans la mienne, vu qu’elle fait la moitié de celle de Carlo. Mais comptez pas sur moi pour s’occuper de lui.

— Alors comme ça, vous êtes réconciliés ? redemanda Carlo d’un ton soupçonneux en regardant tour à tour son père et sa mère. Il était tellement abasourdi qu’il n’avait pas encore réagi à l’idée de partager sa chambre avec un bébé de trois ans.

— Putain maman, reprit Cathy, t’étais pourtant tellement choquée. On a tellement pleuré avec toi, assis là, dans ce canapé. Tu nous pressais contre toi en nous disant que c’était une honte, comme quoi jamais on ne devrait accepter qu’un inconnu porte le même nom que nous. Et maintenant, tu considères le fils de papa comme notre frère ?

— Il l’est, de toute façon, murmura Cupidon.

— La vérité c’est qu’on ne nous a jamais demandé notre avis, ni dans un sens, ni dans l’autre, geigna Carlo en secouant ses locks. Vas-y moi je m’en fous, c’est surtout pour toi, maman. Faites ce que vous voulez, mais moi, on m’a pas comme ça.

— Je t’aime, mon fils, oublie jamais ça, glissa Cupidon.

— Arrête, papa. T’as pas pensé à nous pendant six ans.

— J’ai pas toujours été là ?

— On peut être là physiquement et ailleurs, en esprit. Si ça se trouve y en a plein d’autres, tout un tas d’autres Carlo et Cathy Edwards que tu nous as pas encore présentés. T’imagines ça, sœurette ? Si ça se trouve, t’as une ou deux jumelles quelque part dans le coin, tu t’es peut-être déjà assise à côté de l’une d’elles dans le tramway. Non attends, si ça se trouve, y en a une au collège avec toi.

— Vous serez toujours toute ma famille déclara Cupidon du ton le plus apaisant qu’il put, retrouvant l’intonation légèrement trainante qu’il prenait des années auparavant, le soir, quand il leur racontait des souvenirs de sa propre enfance dans son île, jusqu’à ce qu’ils se soient endormis dans leurs petits lits superposés. Je vous demande juste d’accueillir un innocent qui est prêt à vous aimer. Y a pas de nouvelles expériences à vivre, non ? Tout un tas d’essais à faire dans la vie ? Vous voyez, ça (il leva devant lui ses mains blanchies par le plâtre et la colle de ciment incrustés), c’est de la merde. Et pourtant, je vais monter une entreprise. À mon âge.

— Toute façon, reprit Carlo en s’étirant de tout son long sur sa chaise jusqu’à faire craquer les jointures de ses coudes et de ses épaules, moi j’me tirerai dès qu’un club de basket m’acceptera.

— Et elle, est-ce qu’il faudra se la farcir aussi ? Comme un genre de tante ou quelque chose comme ça ? »

La question de Cathy jeta un silence. Un silence triste et plein de rancœur, comme il y en avait eu des centaines dans l’appartement depuis six mois. Angela décida de l’abréger au plus vite.

« Il est pas question qu’on fréquente cette femme. Ton père et moi, on s’est bien mis d’accord là-dessus. Elle disparaît de notre vie. Et de celle du petit. Si elle accepte, bien sûr.

— Elle acceptera, renchérit Cupidon, elle a jamais voulu s’occuper de Carl.

— Vous savez pas encore ce qu’il y aura pour vous dans la vie, reprit Angela en s’adressant à ses enfants. Moi je sais ce que j’ai eu, et je sais ce que j’ai. J’ai votre père. Et il sait qu’il m’a.

— Oh oui, ça c’est sûr, approuva Cupidon, c’est ma chance, je le sais et le saurai toujours.

— Mais… tenta encore Cathy.

— Suffit. Ton père et moi, on ira lui parler demain. »

Les enfants maintinrent une mine butée, mais puisqu’Angela le voulait, la décision était prise. Et le silence retrouva sa place habituelle dans cette forteresse familiale. Un silence calme, bourré d’ennui tranquille et de satisfaction égoïste.

Le lendemain, Angela et Cupidon descendirent dans la rue grise, sous un ciel mat gonflé de pluie. Un vent glacial soufflait entre les tours, ébouriffait le plumage des pigeons boiteux, balayait le toit des voitures, emportait dans son ardeur une nuée de sacs en plastique, arrachait à la boue des feuilles à moitié gelées et résonnait d’un ton lugubre dans les cages d’escalier aux portes arrachées. Les enfants devant l’épicerie fermée s’arrêtèrent un instant de jouer pour regarder passer ce couple, lui, sec et tout en muscles de travailleur, elle, ronde comme un bateau.

À une intersection, alors qu’ils s’apprêtaient à traverser au feu, Cupidon se souvint soudainement d’une scène qu’il avait vécue à l’âge de dix-sept ans. Il sortait alors avec une fille nommée Hélène, qui avait un autre petit ami prénommé Martial. Quand elle tomba enceinte, Hélène lui déclara sans hésitation que l’enfant était de lui. « Comment tu peux en être si sûre ? » lui avait-il demandé, les mains dans les poches. Elle avait un peu insisté mais comme il haussait les épaules en s’allumant une cigarette, elle l’avait regardé droit dans les yeux, lèvres tremblantes : « T’es vraiment aussi minable qu’on le dit, Cup. »

De ce jour, il avait complètement cessé d’appeler Hélène et d’après ce qu’il en savait, c’était Martial qui avait endossé la paternité ; une petite fille qui devait avoir dans les trente-trois ans maintenant. À présent qu’il se sentait vieux, il aurait bien voulu voir cette fille ; vérifier si elle lui ressemblait un peu, ou si elle était plus dégourdie du fait d’avoir eu Martial comme père et pas un minable comme lui.

Quelques années plus tard, il avait rencontré Angela chez un ami qui créchait provisoirement à Aubervilliers et alors, il avait su. Elle était assise sur le canapé vert en peluche. Elle portait un turban bleu marine dans ses cheveux, un pantalon noir et un chemisier orange à pois. Elle tenait dans sa main une assiette en carton remplie d’accras à la morue. Il se souvenait encore de la façon dont le tissu se soulevait sur sa poitrine à chaque respiration et des reflets de son vernis à ongle quand elle saisissait un beignet de ses doigts satinés pour le porter à sa bouche, essuyant ensuite longuement l’huile sur la serviette en papier. Elle avait l’air de ne voir personne, seule et souveraine avec son assiette fumante, indifférente à la musique, aux rires et aux gesticulations. Si bien que les gens dans l’appartement venaient la servir et repartaient, comme s’ils acceptaient son évidence de reine solitaire et potelée. Sans trop savoir pourquoi, il s’était assis près d’elle, le cœur battant, fixant sans les voir les convives qui passaient devant eux. De fil en aiguille, il lui avait raconté ses derniers ennuis ; qu’il venait de perdre son permis et que sa voiture était à la fourrière. Elle lui avait expliqué comment il devait s’y prendre à son avis pour la récupérer au plus vite, ce qu’il fallait dire aux flics et au prof de l’auto-école pour regagner suffisamment de points sans lâcher trop d’argent. Ç’avait été la première d’une longue série de conseils avisés. Cupidon s’était senti soutenu et protégé comme jamais il ne l’avait été.

Angela avait toujours les bonnes solutions à tout. C’était elle qui trouverait les bons mots à dire pour récupérer Carl et se mettre d’accord avec la mère. Dans tout ce qu’il avait fait de sa vie, pensa-t-il, la seule chose qui valait la peine d’être sauvée, la seule chose de bonne, c’était d’avoir décidé de passer sa vie avec Angela. Le reste n’était qu’un tissu de conneries et de peur intime, depuis qu’il avait dix ans. Pas pour rien que dans les moments de stress ou quand il voulait convaincre un client, il se mettait à bégayer. Même ses potes, à qui il trouvait une ou deux journées de travail sur les chantiers, le surnommaient L’idiot et l’entubaient dès qu’ils le pouvaient.

Quand le feu passa au vert, il osa ce qu’il n’avait pas fait depuis six mois : il lui prit la main. Le visage d’Angela se crispa légèrement, mais elle ne retira pas ses doigts.

Texte publié en partenariat avec Hors Limites, festival littéraire en Seine-Saint-Denis (15-30 mars).
Estelle Sarah-Bulle fait partie des auteurs invités du festival : programme de ses rencontres ici.
Elle est également en résidence au cinéma L’Écran, à Saint-Denis, dans le cadre du dispositif « Écrivain.e.s en Seine-Saint-Denis » du Département de la Seine-Saint-Denis.

 


Estelle-Sarah Bulle

Écrivaine