Récit (chantier)

Doli me tangere

Critique

Rose Vidal travaille depuis quelque temps en tant qu’artiste sur la douleur – et les anti-douleurs. On a pu lire, dans les colonnes d’AOC, comment elle les approche dans les œuvres des autres. Dans cet extrait de son livre en cours d’écriture, c’est son œuvre à elle qu’on voit s’élaborer : une parole qui déroule ses fils, sous forme de texte ou d’installation, à la recherche de la douleur, de sensations primaires, chez soi, chez autrui, passant de l’un à l’autre. Chapitre inédit de Drama doll.

Insupportable, la douleur… mais pas seulement pour la personne qui la vit, aussi pour celle qui la voit, en face. Et par voir je veux dire entendre, constater, reconnaître, identifier, l’ache-knowledgement dont je parlais plus haut. Le Docteur dit que la douleur est une mise en demeure, dès lors qu’on la regarde, et que c’est proprement cela qui est inassumable. La douleur : comme si c’était un poids et qu’il y avait cette menace que je dusse le porter sur mes propres épaules, comme une injustice à endosser le fardeau qui ne m’appartient pas. Douleur, ne me touche pas. N’entre pas en ma demeure.

Pourtant ce n’est pas contagieux, la douleur. Et si ça l’était, imagine : tu croises dans la rue une femme qui souffre. Quand tu rentres dans son périmètre, quand elle rentre dans ton champ de vision ou passe derrière toi dans le métro, au moment où tu respires le courant d’air de son passage, tout d’un coup tu sens tout ce qu’elle sent de douleurs. Pas le sol sous ses pas, le molletonneux de son manteau, la chaleur de son bonnet ou la légèreté de son t-shirt, mais la pointe de la baleine de soutif qui au bout d’une journée lui comprime la poitrine. Puis la douleur dans ses reins de son SPM, des règles qui s’annoncent ; ou alors la douleur diffuse de ne pas les avoir, ses règles, soit qu’elle s’en inquiète ponctuellement soit qu’elle accueille l’angoisse d’un symptôme qui la contrarie. À mesure que tu marches dans la rue, tu croises toute la misère du monde, tu te rends compte de ce à quoi tu échappes, ou tu reconnais des choses que tu as vécues, vis ou vivras. Tu te rends compte que certaines personnes, et certaines classes, catégories, communautés de personnes en prennent beaucoup plus sur la gueule que les autres. Dans ces conditions-là, peut-être qu’un syndrome existerait d’une peur bleue de mettre le pied dehors et de croiser le monde. Peut-être que les gens qui ressentent plus fortement les histoires des autres ont déjà plus que d’autres la boule au ventre à l’idée de sortir. Peut-être que dans ce monde-là, on refuserait de toucher les gens qui souffrent. Mais est-ce qu’on ne refuse pas déjà ?

Donc non, ce n’est pas contagieux, ce qui aurait au moins le mérite d’épargner aux gens qui souffrent la douleur encore autre de n’être pas crus et de demeurer dans une solitude radicale – qui ne dit même pas qu’il peut aussi exister en face un dédain radical. Mais même intransmissible, la douleur on s’en protège, c’est plus fort que nous, comme un instinct de survie. Il faudrait savoir si c’est vraiment un réflexe inconscient et archaïque, imprimé par l’évolution, ou si c’est plutôt un comportement social, avec tout ce que ça implique de culturel et de cultivable.

Dans les représentations de martyrs dont je parlais plus haut, il n’y a quasiment que des images d’effractions dans le corps. Dr Danziger dit ce mot aussi : le caractère « effractant » de la plainte douloureuse. De toute façon les martyrs sont des mises en demeure ; un genre d’appel à la conscience, à l’empathie et à la responsabilisation du regard. À la question de l’autre, tout simplement parce que c’est une image de la persécution de l’autre. Il faut le voir pour le croire, l’autre. Et pour d’autres, il faut le toucher pour le voir.

Le Docteur énumère les biais de protections qui nous préservent mécaniquement de la douleur d’autrui, comme autant de strates filtrantes pour estomper la proximité et la compréhension de l’autre en douleur. Le biais raciste (il ne dit pas ce mot, mais moi je le dis), le biais ethnique, et le biais culturel qui vient vampiriser toutes les différenciations de genre, de culte, de classes, de couleur de peau, d’ethnie, de physionomie, de nationalité, d’origines qu’on opère en société. Le biais d’âge, aussi. Et puis les biais de position, de fonction, de métier. Parfois favorisés par le port d’un uniforme qui va avec un ensemble de lois, comme une éthique : les gestes que tu peux faire seulement quand tu portes ta blouse, ou tes chaussures lourdes, et que tu n’es pas censé·e faire en dehors de cet habit. Pourtant tu es la même personne ; mais tu dissocies plus facilement peut-être. Comme si c’étaient tes vêtements qui en mimant la forme du corps faisaient les gestes à ta place. D’ailleurs on le dit – l’uniforme modifie slightly la démarche, le rythme, la mélodie du corps, et potentiellement les volontés. L’uniforme, ça implique d’autres choses à écrire, un embranchement de mon texte dont je reste sur le seuil, ou peut-être que j’en parlerai plus tard.

Le Docteur raconte dans sa conférence une anecdote, qui le met en scène, lui et sa fille, personne proche donc s’il en est. Au départ je pensais relater l’histoire comme je l’ai entendue, et c’est un récit de seconde main que tu aurais eu. Mais au fond je n’ai pas envie de friper mon texte. Je veux un récit de première main, je ne vois pas l’intérêt de dire ce qui a déjà été dit pour la seule et unique raison que ce n’était pas dit de ma bouche. Alors, mot pour mot, de première main et mis à l’écrit, à la première personne, ce que le Docteur a raconté dans sa conférence :

« C’est une expérience que j’ai faite quand ma fille avait 7 ans. En pleine nuit je l’entends hurler. Elle était dans un lit superposé ; donc je me lève, je vais vers elle, hurlement, avec la main comme ça sur la gorge.

Mon premier réflexe, la première chose qui me passe par la tête (et c’est très significatif) c’est : qu’est-ce qu’elle exagère. Hystero ! Voilà ce qui m’est venu. Biais de jugement, avec en plus un biais sexiste massif. Alors, c’est quelque chose qui est très étudié et qui est assez compliqué : la façon dont les hommes apprécient la douleur des femmes, et réciproquement. Je ne vais pas rentrer dans le détail, tous les biais sont bienvenus quand on cherche des protections.

Premièrement : Hystérique parce que fille (je l’avoue, j’ai été pris par cela), et deuxièmement : quel cinéma, qu’est-ce qu’elle exagère parce que : caractère effractant de la plainte, c’est mon enfant, elle souffre intensément, et c’est inassumable. Phase de confusion, qui dure dans mon souvenir, trente secondes, une minute – ça paraît très très long – et tout d’un coup je me souviens que j’ai dans l’armoire à pharmacie de la codéine pour enfant, c’est-à-dire un antalgique beaucoup plus puissant que le paracétamol. Elle avait une angine avec une inflammation monstrueuse d’une amygdale, elle avait horriblement mal ; face à l’intensité de sa douleur c’était une réponse potentielle. Et ce qui s’est passé, de façon très intéressante pour moi (j’en ai gardé le souvenir indélébile), c’est qu’au moment précis où je me suis représenté le flacon de codéine pour enfant dans le placard où il était situé, à cet instant précis, sans que je commande quoi que ce soit de volontaire, de la même façon que m’était arrivée “quelle hystérique” ou “elle exagère” m’arrive la phrase suivante : “la pauvre, qu’est-ce qu’elle doit avoir mal”. Très intéressant que cette phrase n’ait pu me traverser que au moment où j’ai identifié que j’avais le moyen de la soulager. Jusque-là c’était inassumable, et d’autant plus inassumable qu’elle m’était proche : c’était mon propre enfant qui souffrait. »

On aurait pu croire que c’était une affaire de proximité la douleur. Par exemple : les ami·es de mes ami·es… ou encore : loin de moi la misère du monde. En politique c’est carrément vrai : plus c’est loin moins c’est un souci, plus tu t’en fiches. Comme une source de chaleur, tu la perçois de mieux en mieux à mesure que tu t’en approches. Plus elle est intense, plus elle irradie ses alentours. Mais en réalité c’est moins une affaire de distance que de mouvement. Ne me touche pas comme « ne m’approche pas » – reste où tu es qui n’est pas où je suis. C’est la préconisation d’une fuite, d’une dérobade ; la douleur c’est ta main qui se retire brutalement. C’est ta côte qui t’oblige, pas qu’elle t’oblige à ceci ou à cela, juste elle t’oblige, comme si tout ton corps lui devait bien à ce moment où elle est cassée de se ramasser contre elle comme un pare-choc le temps qu’elle se répare. Ancrée dans la mémoire du corps la fuite, si bien que lorsqu’elle touche les autres c’est aussi une façon de la sentir que de s’en dérober comme nos propres nocicepteurs (terminaison nerveuse capable de transmettre les stimulations génératrices de douleur) le préconisent lorsqu’on se brûle, par exemple. Le livre de Nicolas Danziger explique ces mécanismes, tout ce qui se passe quand on a mal. Il est parfait pour des novices en la matière, comme moi, pas besoin d’un bac+20 en médecine… Mais en le lisant je me demande ce qu’il se passe, au-delà des biais systémiques qu’il évoque (et qui ne sont au fond que des symptômes, avec des conséquences), lorsque la personne en face souffre et que je la reconnais dans sa douleur, ou pas d’ailleurs. Ça aussi, au fond c’est mon sujet.

Je me souviens avoir gardé comme une trace indélébile dans ma mémoire le souvenir du récit, à la radio, fait par un conducteur de train dans un documentaire consacré aux « Accidents de personnes ». C’est d’ailleurs le titre de cet épisode des « Pieds sur terre ». Je ne me souviens pas de tout, simplement que tout était très marquant, et ce dont je me souviens parce que ça m’avait marquée par-dessus tout, c’était ce que racontait le dernier des conducteurs, qui avait conduit son train aux premières heures d’un jour d’hiver, un train de marchandises, avant que n’ouvrent les lignes aux voyageurs et voyageuses. Parce qu’il disait que sur ces rails gelés dans la nuit hivernale, un corps s’était allongé sur son passage, endormi là pour l’attendre ; et que c’était donc sur un corps gelé qu’il était passé, lui d’abord en tête, puis wagon après wagon, son train, comme si les dépendances infinies de son propre corps continuaient derrière lui, après le point de non-retour de l’accident, de revivre et revivre ce qu’il allait passer sa vie à revivre.

J’ai voulu écrire ça avant de réécouter le documentaire, pour comprendre ce que j’avais gardé comme ce que j’avais fait passer à la trappe de ces récits. Sophie Calle a fait une série comme ça, où des photographies sont encadrées, derrière un rideau de feutre coloré. Tu ne peux pas les voir, d’emblée : tu lis d’abord, brodé sur le rideau, le texte qui commence invariablement par « Parce que… » et donne le pourquoi de la photo. Ensuite tu lèves le rideau, et tu regardes. En soulevant le voile, j’ai ressenti la même chose que là, quand je veux écrire sur quelque chose dont je ne me souviens pas bien. Je veux d’abord écrire ce dont je ne me souviens pas bien, puis vérifier, et enfin écrire ce dont je me rappelle, maintenant que j’ai vérifié. Je veux l’écart entre ces deux choses, je veux ce moment étroit, quand tu as lu la phrase, mais pas soulevé encore le voile. Je veux regarder la photo la phrase en tête. Sinon, la phrase disparaîtra à son tour sous la photo. Mémoire inactuelle, ou plutôt toujours trop réactualisée par ce qu’elle reçoit au jour le jour ; en réécoutant le documentaire sans prendre le temps d’écrire avant je n’aurai pas eu le loisir de discriminer ce qui m’avait importé à l’époque, qui était précisément l’époque où il s’est révélé que le froid signifierait autre chose pour moi dès lors.

En réalité, l’homme n’était pas le dernier conducteur du documentaire. Il était d’abord le tout premier à parler. Il racontait son premier accident, c’est-à-dire : la première fois que j’ai tué quelqu’un. Avec ce moment étrange du dernier regard ; quand la personne qui te force à la tuer (d’une certaine manière), ou qui te confie sa mort, te confie aussi son dernier regard. C’est plutôt que tu es le dernier regard, elle vient le chercher dans tes yeux, sans doute que ce n’est pas le train qu’elle observe déferler sur elle à toute vitesse (qui regarde sa mort en face ? est-ce qu’il n’est pas plus simple de fermer les yeux ?). C’est bien qu’au-delà de cette mort, comme plus important à l’instant T, il y a toi. Et l’on se demande bien alors ce que c’est que ce regard ; pourrait-ce être une excuse ? En tout cas, il te confie quelque chose.

Il voit l’homme sur les rails, et dans l’ordre : il klaxonne, il s’ouvre la main sur le frein d’urgence tant il le frappe fort, et puis dans sa cabine, il a crié. Il finit par comprendre, je ne sais pas si c’est des semaines ou des années après, pourquoi il a crié. C’était pour ne pas entendre le bruit de l’impact. Mais, dit-il, on l’entend, ou on le ressent, ou les deux, bref on ne s’y dérobe pas. Il fait tout ce que le protocole requiert de lui. Tout, sauf : descendre voir le corps. Il annonce dans son micro à ses voyageur·euses : « on vient d’écraser quelqu’un ». Il ouvre la porte, il va les voir, parce qu’il ne peut pas rester seul à attendre. On lui dit qu’il a du sang sur le pantalon – il se dit : c’est le sang du gars. Mais c’était le sien.

Le second, l’homme gelé, il ne l’avait pas écrasé, ni même tué à ce que je comprends. Il l’a vu sur sa voie et s’est arrêté avant de passer dessus, il est allé voir, il a appelé, et convenu qu’il passerait quand même – les morceaux gelés n’empêcheraient ni ne ralentiraient le trafic des trains. Mais c’est après, plus loin, que brutalement il n’a plus de jambes, ne peut plus avancer. Il appelle pour se faire relever et le cadre d’astreinte qui ne comprend pas le conduit chez le directeur, plutôt que chez le médecin. Ben oui enfin, il n’a tué personne cette fois-ci. En réécoutant, je retrouve exactement ce qui m’avait frappé, et comment, et pourquoi. J’avais eu froid dans le dos quand il a raconté que plus tard, il avait compris en thérapie que ce froid s’était agglutiné (un peu comme un glaçon en fusion avec ta peau) à une expérience de froid bien plus ancienne dans sa vie. Il ne rentre pas dans les détails. Lorsqu’il dit une histoire personnelle, je crois au début qu’il parle de son premier accident de personne ; mais c’est de cette situation de froid extrême, peut-être dans l’enfance, qu’il parle en réalité. C’est ça qui m’a marquée : que le froid se mette à signifier.

On me demande souvent pourquoi je travaille sur la douleur – mais toi, t’en prends des anti-douleurs ? Et toi, c’est quelque chose que tu vis personnellement ? – et je ne sais pas bien comment répondre car j’ai l’impression de devoir me justifier. Est-ce que c’est une forme d’appropriation, de spoliation de celles et ceux qui souffrent, que de travailler sur la douleur alors qu’on ne la ressent pas ? On ne dirait pas ça d’un neurologue à la Salpêtrière, c’est sûr, mais moi je me trouve dans une situation plus délicate vis-à-vis de tout ça. Je ne l’ai pas adressée d’un point de vue théorique, parce que je n’ai pas assez de matière sur cette question de la douleur pour définir une telle éthique – j’ai l’impression d’avancer encore dans son appréciation, sa définition – peut-être qu’au bout je me rendrai compte que je n’ai aucune légitimité à en parler ?

Non je n’ai pas de douleurs, je n’en ai que très peu connues, en termes d’intensité comme de variété. Pas de douleurs chroniques, pas encore ou pour toujours, je ne sais pas. La seule chose chronique que j’ai et qui s’apparente de près ou en loin à de la douleur, c’est le froid. Le froid que mon corps laisse entrer sans défense, le froid qui tient la porte à la dépression et l’apathie. Ça a toujours été évident ; à mesure que les degrés filaient par les pores de ma peau, en commençant par les extrémités de mon corps, on aurait dit qu’avec eux fuyait également toute ma capacité à, toute l’énergie consacrée à, me réjouir, sécréter : du bonheur, un sourire, un seul, misérable, geste d’enthousiasme. La peau rouge, gonflée, sèche et craquelée sur les mains, comme un eczéma sans démangeaison ; et, tu vois les lignes qui font comme des yeux dans le bois, mais sur le dos de tes doigts, les yeux qui décorent tes mains à l’envers de chacune des articulations entre les phalanges ? Eh bien, entre les plis : la peau qui se fend, remplace ses lignes de vie par des crevasses gonflées, piquantes ; et les gerçures aux côtés des lèvres qui cicatrisent mal les deux coins de ta bouche. Le pied qui fourmille, mais plus aucune sensation quand j’en touche les doigts. Mal un peu partout. Mais si on me demande, je ne dirais pas que j’ai mal, je dirais que j’ai froid.

Il y a quelques jours, Arturo m’a offert le livre de Philippe Djian 37°2 le matin en me disant « probablement que tu les fais pas ». Non, jamais je les fais, ma température normale c’est plutôt 36,5°. En crise d’hypothermie, c’est plus bas. 32°7 en fin d’après-midi

Marco m’a donné lui, non pas un livre, mais un mot. Je l’ai noté sur mon téléphone, consciencieusement comme je fais depuis que j’ai appris à mes dépends que j’oubliais les idées, même si elles étaient tellement bonnes que je pensais qu’elles s’imprimeraient à jamais dans mon crâne dès lors que j’y pensais en me disant « il faut que je m’en souvienne ». Soit que je suis moins alerte qu’avant, soit que ma mémoire commence à saturer de tout ce qu’il me faut penser. Heureusement, je n’oublie pas encore de vivre.

Ce mot que Marco m’a donné, il est noté dans mes messages, comme je fais toujours : en m’envoyant un texto à moi-même j’obtiens cette conversation baroque où mes propres paroles se répètent d’un côté et de l’autre, comme si je me disais à moi-même une collection de choses qui me plaisent ou que je me souhaite. Le dernier message en date de cette conversation régulière, c’est Vazy marche droit maggle – entendu dans le métro dans la bouche d’un ado, à un de ses copains qui bourré avait chancelé au moment de sortir de la rame dans laquelle j’allais entrer.

Ainsi, le 14 octobre dernier, je me suis envoyé les mots de Marco : souffler le froid, je me dis que c’est une expression pour toi, qui va te parler. Alors je l’ai notée pour plus tard, et voilà que plus tard, c’est maintenant, alors que je m’apprête à chercher l’étymologie. J’adore les étymologies, fausses ou vraies, d’ailleurs. J’aime bien qu’il y ait « mol » dans étymologie, par exemple. Souffler le froid : déjà, je constate que l’expression est « souffler le chaud et le froid », mais ça ne nous a pas traversé l’esprit, ni à Marco ni à moi, c’est drôle. Ensuite je trouve une fable de La Fontaine, où il apparaît qu’on souffle sur ses doigts pour les réchauffer, mais sur sa soupe pour la refroidir.

Je n’imaginais pas parler de froid ici, parce que dans ma tête et tels que je les ressens, la douleur est la douleur, le froid est le froid. Mais c’est le Docteur, au téléphone, qui me dit « On a tendance à assimiler la douleur à de la physiologie sensorielle, comme le tact, le système visuel, etc. ; en réalité elle est beaucoup plus proche d’un déséquilibre homéostasique, comme la faim, le froid, la soif : un dérèglement par rapport à l’état d’équilibre. La douleur et le confort thermique, me dit-il, en ajoutant à cela la démangeaison, partagent ces caractéristiques avec la faim et la soif d’être des sensations très chargées émotionnellement, avec une forte incitation à revenir à l’équilibre. »

Dans l’histoire du conducteur, ce froid tel – tel qu’on dit transperçant, au-delà de glacial, au-delà de glaçant – traverse le corps jusqu’à toucher ceux de derrière. La voilà, l’effraction de la douleur : quand sur les rails le froid gèle le corps du mort jusqu’aux jambes du vivant dans la cabine, contagieux ou bien proliférant. Quand le froid dans la voix du conducteur, des années après, irradie jusqu’à moi par les ondes de la radio. C’est aussi que le froid c’est la mort, et que la mort est contagieuse – quand elle entre en demeure, il faut savoir l’en chasser.

Quand j’ai froid, j’ai la mort dans l’âme. Une fois entrée, elle m’y prend les mains, les deux, me tient dans son regard et tient dans le mien. Je ne sais pas quand elle est entrée, la toute première fois, mais je ne crois pas qu’elle partira. Elle demeurera, ici, en moi.

Quand j’ai commencé à avoir besoin de me forger des outils autres que ceux que la vie me donnait, parce que la vie me donnait trop froid et que je n’avais que des vêtements pour me couvrir, ou parce que la vie me donnait un chagrin d’amour et que je n’avais rien pour m’en guérir, il n’est resté que le plus dérisoire (un joli mot encore, qui rime avec art et puis surtout qui rit). Pour le chagrin d’amour, on en reparlera plus tard, ce sont d’autres lettres, mais pour atténuer le froid et passer du grand froid au frisson, plus doux, j’ai trouvé à propos à un moment de peindre des images de douceur sur des couvertures de survie. Ces grandes feuilles de métal, dorées d’un côté, argent de l’autre, brillantes et lumineuses comme un soleil, légères comme l’été malgré les couches de gesso et de peinture à l’huile, c’était mon père qui me les avait offertes, un Noël, contre le froid – pour survivre. Comme un pied-de-nez, j’ai peint dessus des corps qui se baignaient, perdus dans le bleu. Même pas bleu pour parler de couleur froide, bleu tout simplement parce que c’est la couleur de la mer d’été dans laquelle je me baigne ; et où si je me baigne, c’est que j’ai chaud. L’été est beau et infini

Ces couvertures de survie m’ont permis de mieux me raconter (et même tout simplement raconter, on oublie parfois tout le pouvoir que c’est, de raconter, c’est bien ça le sujet), me raconter que je pouvais toujours m’envelopper dedans quand le froid me gagnerait. Voilà, un frisson. Pour me faire trembler de douceur. Il faut que je précise combien j’affectionne ce petit mot, avec sa terminaison toute douce, comme les prénoms populaires dans les chansons d’autre fois, Lison, Madelon, j’aime bien ces noms qui riment avec nom. J’aime ce nom de frisson parce qu’il est lisse et frisé à la fois, et qu’il raconte tout en douceur des choses que j’aime et des choses que je déteste. Frisson est le doux mot du plaisir et le mot doux du froid.

Quant aux couvertures de survie, tout simplement life blankets en anglais, je sais aussi qu’on enveloppe dedans les gens qu’on veut garder de la mort ; et puis qu’on enveloppe aussi les morts dedans, dans ce moment à la fois tragique et gênant où la mort se trouve en plein milieu des vivant·es, avant qu’on l’en retire. On soustraie le corps aux regards pour lui rendre une décence, ou le remettre à sa place. La couverture de survie voile la mort avant qu’on la régularise ; ce n’est pas tant qu’elle préserve la personne morte du regard, c’est aussi qu’on préserve le regard de celles qui vivent. C’est que la mort et sa mise en demeure sont contagieuses également.

Le conducteur du train raconte cela aussi, que la mort est entrée dans sa cabine par contamination ; et au-delà de sa cabine, en lui. Peut-être parce que les rails, les outils du métier, les protocoles du conducteur et cetera ne sont pas isolants et que tout conduit, lui y compris, au grand froid de la mort. D’ailleurs il le sait, les morts se tiennent les mains, il y en a une première et il y en aura d’autres, une ribambelle même, comme une ronde infinie. Il bute, et son train en sursaut, sur chacune.

Ce que j’ai en tête, là tout de suite, ce sont des images du Moyen âge. Celle de ces guirlandes de morts, où des squelettes mènent la danse macabre, et que se succèdent à leur suite, se tenant les mains ou non, une procession de gens « de la société civile » on dirait de nos jours. J’ai appris il y a quelques années que traditionnellement ce n’était pas LA mort et LES gens qui étaient alors représenté·es, mais simplement les gens morts. Il n’y avait pas une seule incarnation (carne sauf que ce sont des os) allégorique de la mort, mais un tas de squelettes, un par défunt. La représentation de la mort, c’était en tout et pour tout ce tas d’os : la communauté des morts. Pas de Mort sans les morts au Moyen-Âge : l’iconographie de LA Mort est un peu plus tardive. Bref, ces danses macabres me viennent en tête parce qu’il y a, comme dans toute danse, ce phénomène d’entraînement. Les os qui se font tomber (mourir) les uns les autres comme des dominos. Entrer dans la danse… Cette fiction est si juste ! à une époque où plus qu’aujourd’hui, on ne savait pas se préserver des maladie infectieuses qui frappaient nos proches, on ne savait pas désinfecter. La contamination, la contagion prenaient cette forme seule : celle du mauvais œil et de la mort entrée en la demeure, embarquant tout le monde dans la ronde, monarques, gueuxses, paysan·nes, bébés, prêtres et vieillard·es. C’est peut-être si anciennement de cette représentation-là que vient cette idée des films d’horreur, qu’un être mort, passé de l’autre côté, ne peut plus vouloir rien de bon aux personnes qui lui étaient chères mais sont restées vivantes. Des danses macabres aux films d’horreur, la règle est formelle et sacrée : il ne faut pas empêcher les morts de partir, ni les ramener ni les garder avec soi. Il ne faut pas toucher les morts. Et les douloureuxses sont, comme les morts, des intouchables.

Le conducteur, d’une certaine manière, a frôlé la mort. Contagieuse, elle lui a soufflé le froid de l’homme gelé, sur les rails de son train. J’ai frissonné à son histoire, mais je ne crois pas que ce soit là, en l’écoutant à la radio, que la mort m’a frôlée. Alors je me suis demandé : de qui le froid a-t-il traversé le corps pour me mettre ainsi en demeure, pour se mettre ainsi en ma demeure ?

Lorsque j’ai parlé à mon père des gens qui ne sentaient pas la douleur, car ces personnes existent, il m’a parlé de ma grand-mère maternelle :

— Je me souviens qu’elle prenait à la main des plats brûlants sans que ça lui fasse mal.

— C’est vrai ? je ne crois pas pourtant. Parce que je sais qu’elle est très sensible au froid, et apparemment ça va ensemble. Et puis, aujourd’hui, à son âge, son corps la fait beaucoup souffrir.

Ma grand-mère maternelle, comme moi, a toujours eu froid. Je l’ai su pour elle avant même de le ressentir pour moi, le froid. Et aussi loin que je me souvienne, ce n’était pas que ça ; mais en plus que mon grand-père qui ne ressentait pas le froid ne l’avait jamais compris – comme s’il n’existait pas. Non ; il faut le vivre pour le savoir. Je veux revoir ma grand-mère pour lui toucher les mains. Comme je n’ai jamais touché une main plus froide que la mienne, si ce n’est celle de mon autre grand-mère sur son lit de mort, je veux toucher sa main tant qu’elle vit pour qu’elle sente que moi aussi, je connais son froid.

Au croisement de la neurologie et des farces et attrapes, il y a l’expérience de la main en caoutchouc. Tu es assis·e à une table, sur laquelle ton bras est posé, derrière un paravent qui t’empêche de le voir. Devant le paravent, il y a une main en caoutchouc. À l’aide de deux pinceaux (mais ça marche aussi si on le fait avec le doigt), on caresse sous tes yeux la main en caoutchouc, et en même temps hors de ta vue ta vraie main, derrière le paravent. Au bout de quelques secondes, tu ressens la caresse ailleurs que sur ta main : tu la ressens sur ta main en caoutchouc. Je n’ai pas fait cette expérience moi-même encore (je la ferai) mais je crois pouvoir imaginer ce que tu ressens curieusement à cet instant. Curieusement parce que tu regardes ton corps faire sa vie avec, oui, de la curiosité. Il t’étonne, les yeux grand ouverts : d’un coup, ta main passe devant le paravent, sous tes yeux, alors qu’un instant auparavant elle était derrière, et tu n’as pourtant pas levé un doigt.

Le plus drôle, et c’est là que la médecine continue de flirter avec les farces et attrapes, c’est que tu peux obtenir ce même curieux résultat en posant la main en caoutchouc à un mètre de plus que la distance normale de ta main pour ton corps. Et ça continue de fonctionner si tu remplaces la main en caoutchouc par une chaussure. Haha !

J’ai envie de la fabriquer cette table à mains. Elle sera plus utile, elle aura plus d’histoires à raconter que mes couvertures de survie couvertes de peintures à l’huile, qui se regardent, mais ne permettent pas grand-chose d’autre. Je ne sais pas pourquoi je l’imagine en bronze la table, avec cette couleur sombre du bronze, chaude au regard et froide au toucher. Peut-être que je l’imagine ainsi parce que je pense aux statues que les gens touchent et frottent et caressent pour se porter chance ; chaque main ne fait que passer, trop infime pour laisser une trace à elle toute seule, mais à force de mains le bronze se polit, s’oxyde, ça y est : il est doré. Un endroit est pratiqué plus que tout autre et s’abîme parce que toutes les mains se rejoignent en une seule, en cet endroit précis.

Alors j’imagine ma table en bronze, avec son paravent en bronze et aux deux endroits où se placent les mains (la vraie derrière le paravent, la fausse devant), une trace dorée comme le fantôme d’un bras qui aurait trop reposé sur cette table. On poserait le sien dessus en coulant notre corps dans celui du fantôme, en somme de tous les bras passés et tous ceux à venir.

C’est un peu pénible, que je pense toujours aux matériaux les moins simples dès que j’ai l’intuition d’une œuvre à fabriquer… c’était ça aussi, que d’écrire les œuvres attendant de les faire, parce que le temps et l’espace de la fiction sont étirables plus que tout autre.

Avec ma table, je pourrais rejouer l’expérience, et surtout la bidouiller à l’infini, pas simplement essayer avec une chaussure ou autre chose. J’essaierai d’abord avec l’ombre dorée de la main, en caressant cette ombre à même la table, en espérant que la personne assise à la table ressente sa main dans le seul halo doré, une main qui ne serait rien d’autre qu’un ornement, une tache. Une main décorative en somme.

J’essaierai en plaçant côte à côte deux personnes, pour que l’une d’elles se mette à ressentir sa main au bout du bras de la seconde, et qu’elle croie quelques instants partager son corps, ses sensations. Si ça marche ce doit être bouleversant. Et si ça marche, je tenterai la même expérience en les mettant cette fois face à face, pour qu’elles puissent se regarder dans les yeux à ce moment-là. Peut-être qu’elles tomberont amoureuses ? (Je plaisante)

J’essaierai de voir si les mots qu’on dit à ce moment où les mains s’échangent peuvent changer quelque chose à ce que l’on sent. J’essaierai avec mon corps et je le ferai essayer à d’autres.

J’essaierai de voir si on peut se sentir sentir dans le corps d’une plante, d’un chat qui passe par là, ou d’un champignon puisque c’est à la mode de se demander comment « vivre en oiseau », « respirer en plante », « penser en champignon », « résister en rhizome » etc etc etc

J’essaierai : la caresse, l’effleurement, la douleur, le plaisir, et puis simplement de souffler dessus le froid et le chaud, du bout des lèvres.


Rose Vidal

Critique, Artiste