Nouvelle

Comment Lolita m’a sauvé

Écrivain

La violence sexuelle qu’un garçon ou une fille peut croiser et subir sur son chemin d’enfant commence à se dire haut et clair. C’est plus spécifiquement celle à l’encontre des garçons que raconte, dans un geste de conscience rétrospective, la nouvelle de Benjamin Hoffmann, dont le dernier roman, Les Minuscules, paraît ces jours-ci.

Nous avons tous des amis de lycée dont, parfois, la curiosité nous prend de savoir ce que la vie a fait d’eux.

Le moteur de recherche se présente alors pour connecter les traces qu’ils ont laissées à travers la toile et renouer un lien d’autant plus artificiel et ténu qu’il s’établit à leur insu. Nous apprenons que le garçon avec qui nous partagions une table lors des cours de biologie est devenu chef dans un grand restaurant à Boston ; que notre amoureuse, lorsque nous avions dix-sept ans, s’est installée à New York où elle brille à Broadway ; qu’une autre élève ses trois enfants dans la banlieue d’El Paso. Nous découvrons les revirements des uns, les métamorphoses des autres, l’inadéquation entre les principes affichés à la fin de l’adolescence et les choix de l’âge adulte ; et s’il nous reste de la rancune, une joie cruelle nous prendra en voyant que celui dont nous pensions qu’il nous surpassait en tout – vous savez : le capitaine de l’équipe de football, le valedictorian qui sortait avec la fille de vos rêves – a trouvé dans le monde une place très en-dessous de celle que notre jalousie lui promettait. Ou bien nous observons avec ironie tous les surfeurs qui juraient de suivre un été sans fin une fois leur diplôme obtenu, désormais entrés dans le rang, salariés dans une quelconque entreprise, oubliant de sourire sur leur portrait professionnel, le filtre gris des jours s’interposant entre leur regard et celui de l’objectif.

Mais au fond, si nous sommes aussi intransigeants avec les autres, c’est parce que nous ne sommes pas très sûr de ce qu’il penserait, l’adolescent que nous portons au fond de nous, avec son regard clair et ses paroles coupantes, l’adolescent que nous étions et dont il se peut que nous aussi, nous ayons démérité de lui. Est-ce qu’une vie réussie consiste à se montrer à la hauteur de ses exigences ? Ou à lutter sur le ring des jours en encaissant les coups de son mieux ?

J’ignorais quel combat Ethan menait sur le sien ; nous étions proches quand nous allions au lycée mais jamais il ne m’a parlé du démon qui le pourchassait. Il m’a fallu des années pour comprendre, en perçant les écrans de fumée que le mensonge, le déni, l’ignorance et la peur avaient placés entre le souvenir et les faits, de quelle violence il avait été victime ; de longues années pour interpréter correctement les signes et, enfin, lorsqu’il était beaucoup trop tard, me rendre à l’évidence ; et je m’explique d’autant moins comment j’ai pu les manquer qu’avant même de rencontrer son agresseur, j’avais échappé au viol à deux reprises.

La première fois, j’avais huit ans.

J’étais en-deçà de la sexualité, dans un état de virginité totale. De la chair je ne soupçonnais rien ; elle était comme une langue que je ne maîtrisais pas, dont j’ignorais jusqu’à l’existence ; et quand ses premiers mots ont été prononcés devant moi, je les ai perçus comme des borborygmes terrifiants dont j’étais incapable de percevoir le sens et dont l’expérience, des années plus tard, une fois entré dans la confrérie des hommes, m’a soudain révélé l’atroce signification.

Mes parents m’avaient déposé au club de basket pour la journée. Il devait y avoir un tournoi, d’autres enfants, des accompagnateurs. Il faisait gris mais suffisamment chaud pour que nous jouions dehors, de cela je me souviens car tout s’est passé à la vue des passants ; mais il n’y avait personne.

Il était beaucoup plus grand que moi, il me dépassait au moins d’une tête ; mais lui aussi était encore un enfant. Quel âge avait-il ? Onze, douze ans peut-être ; la langue de la chair, il la parlait à peine, les premiers mots seulement : il débutait.

Au début, j’ai cru à un jeu ; un jeu violent comme nous en pratiquions beaucoup, petits durs qui ramassions des coups dans la cour de notre école à Boston. Je me souviens d’un terrain de basket, en haut d’une éminence, tout me semble très vaste mais c’est parce que moi, je suis petit. Pourquoi sommes-nous seuls, pourquoi les autres enfants ont-ils disparu et les adultes aussi ? Je ne me rappelle plus comment cela commence ; je sais juste qu’il me frappe, me jette au sol, sur le ventre et s’allonge sur moi. Je ne peux pas bouger, il est beaucoup trop lourd. Je comprends que ce n’est pas une bagarre comme les autres, que quelque chose d’anormal se passe lorsqu’il donne des grands coups de son bassin contre moi. Il rit. Je ne sais pas ce qu’il fait, quelle pantomime il imite, quel instinct il écoute tandis qu’il m’écrase de tout son poids. Entre les couches de vêtement qui nous séparent – il restera vêtu, et moi aussi, durant tout l’épisode – je sens quelque chose de dur qui m’étonne. Je me débats, m’échappe, pars en courant. Cette course se poursuit en moi ; elle n’a jamais cessé.

Je cours aussi vite que possible, en bas de la colline, vers les autres, les secours, mais sous le ciel qui tourne à la pluie il n’y a personne, pourquoi n’y a-t-il personne ? Il me rattrape en quelques enjambées, me plaque, il ne rit plus et me frappe violemment, à grands coups au visage, je suis sonné. Et de nouveau il me retourne et s’étend sur moi de tout son long, avec des mouvements du bassin redoublés, je ne sais pas ce qu’il fait mais j’ai la certitude que c’est mal, qu’il ne devrait pas faire ça. Je parviens à me dérober, à courir à nouveau mais pour une raison ou une autre, il me laisse fuir vers les accompagnateurs qui me voient arriver avec indifférence. Je ne sais comment leur dire ce qui s’est produit, une partie de moi est persuadée qu’il s’agissait d’un jeu et couvert de bleus, de morve, de boue, de terre, souriant à travers mes larmes, je leur montre du doigt le garçon qui descend la pente après moi, tranquille, en leur disant qu’il m’a battu. Ennuyé par l’incident, un jeune homme blond qui me semble un adulte – en fait, il ne doit pas avoir seize ans – m’ordonne impatiemment d’aller me débarbouiller. Quand mes parents viennent me chercher et voient ces marques à mon visage, je leur dis que je me suis bagarré mais que ce n’est pas grave et comme mon père est dans l’armée, que je joue au dur ne lui déplaît pas et il ne cherche pas longtemps à en savoir davantage. Ensuite, je n’en ai jamais plus parlé.

C’était ma première rencontre avec le viol : une brève introduction, à peine le temps de faire connaissance. À la deuxième, j’ai frôlé la mort de près.

 

Après Boston, ma famille a déménagé au Nouveau Mexique puis à Hawaï. Les affectations de mon père duraient en général trois ans alors j’ai grandi un peu partout et réponds « de l’armée » lorsqu’on me demande d’où je viens. Quand j’avais treize ans, nous vivions à Honolulu. Mon frère ainé, Noah, en avait dix-neuf, il était sophomore à l’université d’Hawaï à Manoa Falls. Sa pause de printemps cette année-là, il avait décidé de la passer sur l’île de Maui et parce que mon père était en déplacement à Washington et ma mère chez elle, dans le Maryland, pour assister aux obsèques d’un oncle, plutôt que de me laisser seul, ils ont posé un ultimatum à Noah : soit il m’emmenait avec lui, soit il restait à la maison pour garder un œil sur moi. Nous n’avions jamais été proches. Avec six ans de différence, nous avions toujours vécu sur des planètes différentes et mon frère était dur, égoïste, indifférent à mon égard. Après une crise violente qui n’a pas réussi à les faire changer d’avis, il a promis à mes parents de s’occuper de moi tout en me reprochant d’un ton mauvais de gâcher ses vacances chaque fois que nous nous retrouvions seuls.

Noah avait loué avec cinq amis, trois filles et deux garçons, une grande maison au nord de l’île, à Makawao, proche de la réserve naturelle du même nom mais loin des plages, ce qui la rendait abordable. Je m’attendais à ce qu’ils me traitent comme un enfant, comme un intrus mais l’hostilité la plus grande que j’ai eue à subir venait de mon frère. Les autres me parlaient plutôt gentiment et lui disaient de se calmer lorsqu’il essayait de faire de moi leur bouc-émissaire, la cible permanente de leurs moqueries. Ils avaient un van qu’ils prenaient pour se rendre sur la côte, Noah insistait souvent pour s’en aller sans moi mais ses amis l’empêchaient de démarrer avant que je les ai rejoints. Sur le sable, ils ne faisaient pas grand-chose, se dorer au soleil représentait la plus grande de leurs ambitions et comme je m’ennuyais, à lire un peu à l’écart, suffisamment loin pour que l’on puisse croire que je ne faisais pas partie de leur groupe, je me suis mis à dépenser l’allocation quotidienne que mes parents m’avaient accordée pour louer une planche de surf. Je me retrouvais dans des creux beaucoup trop grands pour moi, je passais des heures à tomber et repartir à la charge mais cela valait mieux que d’écouter les plaisanteries débiles de Noah ou les sempiternelles accords de son copain Justin sur son ukulélé. La semaine aurait pu se passer ainsi, solitaire mais tolérable, si Noah n’avait pas convaincu les autres de me faire une « farce ».

Un jour où je sors de l’eau avec ma planche, je ne retrouve plus Noah ni ses amis. Leurs serviettes ont disparu, ils n’ont laissé aucun message, le van s’est envolé. Nous sommes au sud de l’île, à Makena Beach, il est cinq heures du soir. Ils ont embarqué mon sac, mon téléphone portable, mon portefeuille ; il ne me reste rien. Je rends la planche de surf à la boutique, j’explique au propriétaire – un type torse nu avec des cheveux longs et blancs, qui m’a l’air d’être resté bloqué aux années soixante-dix – que mon frère m’a laissé en plan et sans argent, dans l’espoir qu’il offre de me reconduire à Makawao, à environ une heure de route. Au lieu de cela il m’apprend, triomphal, que Maui est l’un des seuls endroits in the US of A où il est légal de faire du stop : enjoy ! me dit-il en écartant les bras, comme si tous les bienfaits de la terre ne demandaient qu’à être embrassés. Seul, je commence à errer sur le parking. Il se fait tard, les voitures s’en vont, il y a de plus en plus de places vides.

Je rencontre ce monsieur noir, très proprement vêtu. À Hawaï, tout le monde est plus ou moins débraillé, même les millionnaires, on est tenté de leur donner une pièce ; mais pas lui. Il porte des sandales de cuir toute neuves, un short gris à rayures avec une ceinture à la boucle luisante et une chemise rouge et blanche, parfaitement repassée. Élancé, il semble presque frêle. C’est lui qui m’aborde avec un grand sourire, à l’entrée du parking où j’ai fini par m’asseoir, n’osant pas interpeller les vacanciers pour leur expliquer mon problème. Il me demande si j’ai besoin d’aide et, encouragé par son sourire amène, je lui expose ma situation.

— J’adorerais te ramener chez toi.

Et à ces mots, tous mes signaux d’alerte passent au rouge. Je suis jeune mais tout de même, je ne suis plus un enfant et qu’un inconnu se montre aussi enthousiaste à l’idée de faire une heure de route pour me raccompagner me semble louche. Et c’est peut-être autre chose qui m’alarme : cette netteté du personnage, sa minceur excessive, son visage rasé de frais, comme si je comprenais qu’il faut beaucoup s’aimer soi-même pour prendre pareil soin de son apparence ; et puis il y a cet air, comment dire, gourmand, qui est passé fugitivement sur son visage à la perspective de me reconduire, il n’a duré qu’une seconde mais je ne l’ai pas manqué. Tout cela je ne le formule pas aussi clairement mais j’ai la certitude, la certitude instinctive qu’il ne faut pour rien au monde que je monte en voiture avec lui. Pourtant, quand il me demande de l’attendre, annonce qu’il va revenir me chercher dans cinq minutes, je le remercie et sais déjà que je n’aurai pas le courage de refuser lorsqu’il m’invitera à le suivre. C’est stupide mais c’est comme si par timidité ou pire encore, par crainte d’être impoli, j’étais prêt à me laisser enlever.

Il est parti depuis une minute quand une inconnue, une dame dans la cinquantaine, grands cheveux longs, vêtue d’un paréo ocre, passe à côté de moi en portant un sac de plage. Comme on se jette sur un débris flottant après un naufrage, je bondis pour m’adresser à elle. Je lui demande son aide et parce que je suis courtois, à peine un adolescent, après m’avoir considéré une seconde sans un mot, elle accepte de me prendre à son bord. Je me retiens de lui dire de marcher plus vite, je voudrais qu’elle se presse de monter dans sa décapotable beige, d’enclencher le contact, comme si j’étais déjà au pouvoir de l’autre, l’autre qui a comme une priorité sur moi. Elle démarre et tandis qu’elle remonte l’allée principale du parking, nous croisons une grosse voiture noire avec, derrière le volant, l’homme de tout à l’heure qui ne sourit plus, qui a les sourcils froncés, un regard dur qu’il promène autour de lui et, instinctivement, je glisse au long de mon siège pour qu’il ne me voie pas. Nous sortons du parking, je lève les yeux vers le rétroviseur mais non, il ne nous suit pas et peu à peu je respire mieux tandis que la conductrice me raconte qu’elle vient d’Argentine, qu’elle écrit des ouvrages de développement personnel et que des amis lui ont prêté leur maison sur la côte nord de Maui : me déposer à Makawao lui fera à peine un détour.

Quand j’entre dans le jardin où Noah et ses copains, comme chaque soir, boivent des bières en fumant des joints, il m’accueille en disant qu’il savait bien que je retrouverais mon chemin : un vrai labrador, je reviens à la niche. Et tandis qu’il rit bêtement en expirant la fumée, alors qu’il me dépasse d’une tête et fait au moins trente kilos de plus que moi, je me jette sur lui en le frappant de toutes mes forces, à coups de poings, en pleine tête, dans les dents et parce qu’il est mou et flasque, parce que l’exercice physique m’a aguerri, parce que je suis dans une colère folle, c’est moi, le petit frère, qui le laisse en sang sur son transat, geignant pendant que les autres, qui n’arrivent pas à me donner tort, finissent par m’éloigner de lui. Le lendemain nous reprenons l’avion pour Honolulu et d’un accord tacite, parce que nous avons tous les deux quelque chose à nous reprocher, nous répondons « très bien » à nos parents lorsqu’ils demandent comment nos vacances se sont passées.

Mes rapports avec mon frère sont devenus inexistants après cet épisode ; un an plus tard, il restait à Honolulu pour finir sa licence tandis que nous déménagions en Caroline du Nord où mon père avait reçu sa nouvelle affectation. Quand Noah s’est suicidé il y a quelques années – sa deuxième femme l’avait quitté en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il n’ait plus aucun rapport avec leur fille – je n’ai pas éprouvé le besoin d’aller à son enterrement. Ni l’un ni l’autre, nous ne nous sommes pardonnés ; il ne m’a jamais pardonné de l’avoir humilié devant ses amis ; je ne lui ai jamais pardonné de m’avoir mis en danger car sentais au plus profond de moi que cet homme sur le parking de Makena Beach avait des intentions obscènes, ce que je n’ai raconté à personne, sinon une fois, au début de notre relation, à ma future épouse. Et c’est le lendemain de cette discussion, parce que mon récit avait éveillé un souvenir auquel depuis des années, je m’efforçais de ne plus penser, effrayé que j’étais à l’idée qu’il s’en soit fallu d’un rien pour que quelque chose d’irrémédiable se produise, que j’ai fait une recherche sur Internet en employant une demi-douzaine de mots clés.

Une minute plus tard, je découvrais ce que je savais déjà : au début des années 2000, un homme enlevait régulièrement de jeunes auto-stoppeurs à Maui et les violait avant de les abattre d’une balle dans la tête et cet homme, je l’ai reconnu tout de suite sur le portrait qui accompagnait l’article : c’était celui qui m’avait abordé ce jour-là, lorsque j’avais treize ans.

 

La première fois où j’ai vu Ethan, il vomissait entre deux voitures.

Son père se penchait vers lui mais loin de le réconforter, il lui répétait avec une colère rentrée, presque en sifflant, de ne pas se donner ainsi en spectacle. Pourtant il n’y avait que mon père et moi, dans la ruelle, pour être les témoins de cette scène. Sans rien dire nous nous sommes éloignés et plus tard, parmi la foule des freshmen venus pour le premier jour au lycée, j’ai reconnu le garçon que la nervosité avait rendu malade, il était très pâle, avec une chevelure ébouriffée, des lèvres épaisses et des yeux très bleus. Il semblait perpétuellement ahuri, comme si l’expression au repos de son visage était un étonnement soudain, qui lui laissait la bouche entrouverte, les narines dilatées ; il n’était pas très beau mais comme ces garçons qui pourraient aisément le devenir pourvu qu’un peu d’amour vienne les transfigurer.

Comme Ethan, j’ai eu des difficultés à trouver ma place au lycée. En raison du travail de mon père, j’avais l’habitude de m’adapter à de nouveaux environnements. Mais je m’étais attaché à Hawaï et quitter Honolulu avait été davantage qu’une expérience pénible : un arrachement. Charlotte où nous vivions désormais était une belle ville, je pouvais en convenir, mais il y manquait mes amis du collège, les randonnées dans la forêt tropicale de Manoa, la plongée à Hanauma Bay et, surtout, les week-ends à surfer autour d’Oahu. J’éprouvais une nostalgie poignante au souvenir de cette période et me trouvais en Caroline du Nord comme en exil ; mes parents se disaient que cela passerait et me faisaient miroiter un retour à Honolulu pour les vacances comme si dix jours ici et là pouvaient compenser que nous n’y vivions plus. Et puis je me trouvais dans un établissement huppé avec des fils de riches qui maniaient un langage parlé et vestimentaire dont les règles m’étaient inconnues et que je ne me souciais pas d’apprendre. Comme j’étais plutôt bon élève et rédacteur pour le journal du lycée, je me trouvais à un niveau intermédiaire sur l’échelle qui structurait les rapports de domination entre adolescents ; j’étais loin des capitaines d’équipes sportives, caricaturalement beaux, dont l’existence au bras des jolies filles semblait une perpétuelle séance de photographies pour la première page d’un magazine ; mais je toisais largement Ethan qui, pour sa part, se trouvait à peu près aussi bas qu’on pût l’être, entouré d’une suspicion générale depuis l’épisode qui lui avait valu une réputation aussi déplorable que définitive.

On ne plaisante pas aux États-Unis avec les tueries de masse où elles sont des tragédies récurrentes ; hélas, Ethan ne s’en était pas privé. Il éprouvait pour les tueurs en série une fascination qu’il partageait volontiers, comme s’il voulait précipiter sur lui tous les qualificatifs qui sont effectivement venus l’affubler : creep, loser, psycho, weirdo… À sa manière aussi, comme les beaux et les populaires, il se conformait à un stéréotype, incarnait un personnage prédéfini dans notre comédie sociale. Il semblait presque qu’il trouvât comme une joie étrange à concentrer sur lui la haine et le mépris, comme s’il aspirait à faire et maintenir le vide autour de sa personne. Les bornes ont été franchies le jour où il est venu au lycée avec un T-shirt arborant le portrait des responsables de la tuerie de Columbine surmonté par ce mot : Heroes. À peine entré dans l’établissement, il a été convoqué chez le proviseur puis expulsé pour une semaine. À son retour, il était comme entouré d’une surface d’exclusion dans laquelle les autres ne rentraient jamais ; seul dans son orbe, il rayonnait.

Comme tout le monde, je connaissais sa réputation et elle était suffisante pour que je me tienne soigneusement à l’écart. Mais au fil du temps, nous nous sommes néanmoins rapprochés. J’avais de grosses lacunes dans les matières scientifiques, nos nombreux déménagements ayant nui au sérieux de mes études. Ethan, en revanche, obtenait les meilleures notes en mathématiques et en physique sans avoir l’air de se donner le moindre mal ; on disait même qu’il était surdoué et que c’était à ses aptitudes dans ces disciplines qu’il devait de n’avoir pas été exclu définitivement, la direction du lycée le voyant bien intégrer Caltech ou le MIT en se promettant d’afficher son succès dans sa brochure de recrutement. Un jour qu’il m’avait vu peiner sur un problème dont il avait trouvé la solution en cinq minutes, il m’avait proposé son aide et j’étais suffisamment désespéré pour l’accepter quoiqu’elle vînt du type le moins recommandable du lycée. Non content de résoudre le problème pour moi, il m’avait expliqué simplement, en des termes beaucoup plus clairs que ceux dont notre professeur usait, la démarche qu’il fallait adopter pour arriver au même point que lui. J’avais fini par le solliciter régulièrement et comme mes résultats s’amélioraient à son contact et que le projet d’entrer à Amherst College, une université particulièrement difficile à intégrer, orientait depuis peu mes efforts, j’avais jugé qu’il valait la peine de supporter les médisances dont j’étais la cible depuis qu’on me voyait avec lui.

À son contact, j’avais appris deux choses : la première, c’était qu’à condition de faire l’impasse sur ses histoires débiles à propos de Ted Bundy et Richard Ramirez, on découvrait un garçon remarquablement intelligent. Qu’il soit pris par le MIT semblait tout à fait possible, il raisonnait à la vitesse d’un super-ordinateur et finirait sans doute à la NASA ou à la faculté de Princeton. Plus anecdotique mais du moins, très intéressant pour moi, on apprenait aussi qu’il était passionné par le surf. Cela cadrait mal avec son image de matheux misanthrope mais les êtres débordent le plus souvent les stéréotypes auxquels on veut les assigner et il parlait de Laird Hamilton avec autant de respect que d’Allan Turing. C’est cet amour du surf que nous avions en commun qui nous a vraiment rapprochés et qui me poussait à le défendre lorsque mes autres amis, nous observant de plus en plus souvent ensemble, me demandaient ce que je fabriquais avec ce type : « il est plus cool que vous ne le pensez », répondais-je.

Et c’est à cause de cette amitié qu’une troisième fois, le viol est entré dans ma vie.

Ethan vivait loin de Charlotte, à plus d’une heure de route et deux fois par jour, il répétait le trajet. Il aurait pu devenir interne au lycée mais quand je lui avais demandé pourquoi il n’envisageait pas cette option, il avait répondu d’un ton sans réplique que c’était impossible. Je n’avais pas insisté, supposant que sa famille n’avait pas les moyens nécessaires. Mais quand je suis allé chez lui pour le week-end, j’ai compris qu’il devait y avoir une autre raison car, de toute évidence, ses parents n’avaient aucun problème d’argent.

Ils habitaient une grande maison blanche à colonnes dans le style virginien. Un gazon irisé par l’arrosage automatique s’étendait autour de la propriété dont les voisins étaient tenus à l’écart par des massifs de fleurs. Derrière la demeure, une vaste piscine s’offrait à la famille d’Ethan, composée de son frère Eric, de sa mère Sacha et de Pete, son père, un docteur spécialisé en chirurgie plastique. Il ne faisait pas très chaud en ce début d’avril, le soleil était voilé et dans le jardin que Pete me faisait visiter en compagnie d’Ethan, j’avais préféré garder mon pull. Pete nous mettait cependant au défi d’aller nous baigner, déclarant que même si l’eau était encore un peu fraîche, elle nous permettrait de nous préparer aux températures que nous allions affronter en surfant durant l’hiver. Lui-même était surfeur, il avait, au fond de la propriété, dans une bâtisse qui ressemblait à une maison de poupée parce qu’elle reproduisait en plus petit l’architecture exacte de la résidence principale, une salle de sport dont pour moi il avait déverrouillé la porte. À l’intérieur il m’avait montré ses planches – élégantes, en matériaux ultralégers, chacune valait plusieurs milliers de dollars – ainsi que les machines et les haltères dont il faisait usage devant un grand miroir. Aux murs, il y avait des dizaines de photos de lui lorsqu’il était plus jeune, elles le montraient prenant des vagues, certaines de plus de cinq mètres de haut, dans des spots à travers le monde que je rêvais de visiter, dans les îles Mentawaï ou bien en Europe et à Tahiti. Il y avait aussi, au fond de la pièce, un grand canapé. Voyant mon intérêt, Pete racontait certaines de ses sessions légendaires tandis que d’un air résigné, Ethan écoutait ces histoires qu’il connaissait par cœur. Je trouvais son père sympathique, énergique, sa passion pour le surf était sincère, le mien, en revanche, n’aimait pas l’océan, il avait grandi en Ohio et ne jurait que par les Cleveland Browns, l’équipe de football dont il était déjà supporter quand il avait mon âge. Pete me posait des questions, s’intéressait à moi, lui aussi avait vécu quelque temps à Oahu et nous pouvions discuter, à la manière de vétérans, des vagues de Waimea Bay et des courants du North Shore.

— Vous ne voulez vraiment pas aller vous baigner ?

— Pas vraiment, c’est encore un peu trop froid pour moi, ai-je avoué.

Ethan m’a jeté un regard étrange, comme s’il s’étonnait que je dise non à son père, que cela soit même possible. Pete n’a plus insisté, se contentant de répondre qu’il espérait que nous serions plus courageux cet été, lorsque nous irions surfer tous les trois dans les Outer Banks où il possédait une maison de vacances. C’était la première fois qu’il parlait de ce projet et je l’ai remercié pour son invitation, il y avait longtemps que j’avais envie de découvrir ce spot de surf célèbre en Caroline du Nord.

Le soir venu, autour du dîner, après les avoir regardé réciter les grâces – par politesse, j’avais joint mes mains comme eux mais au-delà de ça, je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire – je me suis trouvé un point commun de plus avec Ethan : lui aussi détestait son frère. Le mien, par comparaison avec Eric, me semblait presque affectueux. Eric était junior à l’université de Floride, il avait des manières brusques, un air buté et s’adressait méchamment à sa mère dont « la cuisine ne s’était pas améliorée depuis la dernière fois ». Il était de passage pour le week-end, afin d’acheter avec son père une nouvelle moto – quand il ouvrait la bouche, c’était pour être désagréable ou parler de sports mécaniques – ils passeraient la prendre le lendemain et il repartirait dessus dans la journée. À Ethan, il ne s’adressait que pour se moquer de lui, disant – sans me regarder – que ça l’étonnait qu’il ait réussi à se faire un ami, un type qui, en plus, « semblait à peu près normal ». Ethan ne répondait pas, il avait un air curieusement absent, comme absorbé – cet air un peu ahuri, lunaire, dont j’ai déjà parlé et qui disparaissait rarement de son visage – on aurait cru que la conversation ne le concernait pas. Pete faisait semblant de trouver ce chahut entre « les garçons » très drôle et, se tournant vers moi, il m’a demandé si j’avais un frère.

— Oui, mais je m’en serais bien passé ; franchement, c’est un énorme connard.

Toute la famille s’est figée en me regardant avec stupéfaction, Ethan surtout, mais son père a affecté de rire en disant qu’il aimait mieux que sous son toit, on ne prononce pas de grossièretés. Je leur ai présenté mes excuses avant d’avaler une gorgée de soda mais au fond, je n’en pensais pas un mot, je crois qu’inconsciemment, je voulais envoyer un message à Ethan : il n’avait pas à se laisser dominer comme ça par son frère ; il pouvait rendre les coups. Tout au long du dîner, Sacha est restée étrangement silencieuse. Dans un grand verre où tintaient des glaçons, la mère buvait régulièrement un breuvage brun dont je me demandais si c’était de l’alcool ou bien du thé glacé avant que son haleine ne confirme qu’il s’agissait de whisky. Ce qui me frappait chez elle, c’est à quel point elle semblait plus âgée que son mari. Il avait la quarantaine. Le surf, l’exercice le maintenaient en forme, il commençait à être un peu grisonnant, dégarni, mais promettait d’entrer dans la maturité bien droit : athlétique. Ethan m’avait dit que ses parents s’étaient rencontrés à l’université, j’en déduisais qu’elle devait avoir à peu près le même âge que son mari mais on lui aurait facilement donné une décennie de plus. Ses grosses lunettes rondes ne l’avantageaient pas plus que sa coupe de cheveux très courte et désuète mais c’étaient surtout les rides au coin de ses grands yeux noirs qui la vieillissaient, elle avait l’air d’avoir vu trop de choses tristes derrière ses verres épais et voûtée sur son siège, elle buvait lentement des gorgées de whisky, faisant durer l’un des seuls plaisirs qui lui restait, avec une gravité d’ancêtre qui est déjà de l’autre côté de la vie, qui en contemple le spectacle d’un air absent, refusant d’avoir plus rien à faire avec elle. Je lui avais demandé qu’elle était sa profession et quand, un peu étonnée qu’on s’intéressât à elle, elle avait répondu qu’elle était psychologue pour enfants, j’avais hoché la tête sans faire de commentaires, en me retenant de jeter un regard vers son cadet aux tendances asociales, vers son aîné qui respirait la malfaisance, en espérant ne pas trahir ce que je pensais : à savoir que ce sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés.

Il ne s’est rien passé d’autre ce week-end et le lundi matin, je suis reparti au lycée avec Ethan. Longtemps il est resté silencieux dans la voiture et puis il a fini par dire :

— Tu vas vraiment venir avec nous, dans les Outer Banks ?

— Oui, ça a l’air super comme endroit, j’ai toujours voulu y aller.

Ethan n’a pas répondu.

Les signes se sont accumulés cet été-là, dès le lendemain de notre arrivée dans leur maison de vacances.

Elle donnait sur la plage, il suffisait d’emprunter un petit escalier en bois pour se retrouver sur le sable. Ma planche sous le bras je l’avais descendu le premier, le cœur gonflé de joie en admirant les vagues translucides que le vent de terre faisait tuber. Il était tôt, six, sept heures du matin, et quoique nous fussions arrivés la veille à la nuit tombée, nous avions décidé, Pete, Ethan et moi – Sacha était restée à Charlotte et Eric, je ne me souciais pas d’apprendre où il se trouvait –, de nous lever à l’aube afin de profiter des meilleures conditions.

J’ai posé ma planche sur la grève, passant un pain de wax à sa surface, heureux de retrouver les odeurs, les sensations, les gestes qui m’étaient familiers à Oahu et dont j’avais perdu l’habitude depuis le commencement du lycée. Ethan m’a bientôt imité avant que Pete ne nous rejoigne, un long-board somptueux sous le bras, une planche couleur acajou qui valait une fortune. « On va se régaler ! », a-t-il annoncé en faisant un large geste vers les vagues d’un mètre cinquante qui déferlaient à une allure paisible, comme au ralenti pour laisser le temps aux surfeurs – trois ou quatre nous avaient précédés – de tracer leurs lignes au revers de leur impermanence (et je me suis dit alors que c’était pour cela que j’aimais l’écriture et me destinais à devenir journaliste, parce qu’il y avait entre elle et le surf comme une affinité secrète : il s’agit de créer quelque chose de beau à partir d’une force qui nous dépasse – et cela dure un temps jusqu’à ce que tout disparaisse). Ethan et moi, chacun dans notre chambre, nous avions déjà enfilé notre maillot de bain et notre combinaison de surf, la nouant à la taille pour nous mouvoir plus facilement tant que nous ne serions pas entrés dans l’eau. Pete, en revanche, ne s’était pas changé. Debout face à nous qui, accroupis, continuions à waxer nos planches, il a posé la sienne puis le sac qui contenait son maillot de bain et sa combinaison. Et au lieu de s’enrouler dans une serviette afin de retirer ses sous-vêtements et de passer son maillot sans se découvrir, comme les surfeurs le font pour ne pas s’exhiber en public, Pete a calmement ôté son pantalon de toile puis son slip, exposant à hauteur de notre visage un sexe qui m’a paru énorme et long, étonnamment sombre et dont j’ai aussitôt détourné le regard pour rencontrer celui d’Ethan.

Et son regard alors m’a tout dit ou du moins il aurait dû tout me dire mais la surprise était si grande qu’il a fallu qu’elle se dissipe pour que beaucoup plus tard, je comprenne ce que, muettement, il avait exprimé. En y repensant – il me suffit de fermer les yeux pour revoir les siens – je peux distinguer deux moments dans ce bref échange. Le premier, étrangement, disait la joie et même, le triomphe. À la manière de ces gens qui laissent échapper un cri de victoire lorsqu’une autre personne énonce exactement ce qu’ils pensaient, une conviction dont ils étaient néanmoins persuadés qu’ils étaient seuls à l’avoir au point de douter d’eux-mêmes et de leur certitude la mieux chevillée au corps, Ethan avait reconnu dans le choc, la répulsion et surtout, l’indignation que mon visage avait trahi, qu’il avait pourtant raison, que quoiqu’on ait pu lui dire, lui répéter, il n’avait jamais fait fausse route : pareille exhibition était profondément anormale et lui-même ne l’était pas pour s’en révolter. « Je le savais bien ! », s’écriait son regard. Mais cette joie n’a duré qu’un instant et comme une conséquence logique de la validation que je donnais à sa croyance inexprimée, il a semblé me dire à sa façon muette, avec une tristesse infinie et cette honte injuste qui s’attache aux victimes, que lui et moi appartenions désormais à la même confrérie, comme si le dévoilement obscène du pénis de son père, à la manière d’un rituel auquel je venais d’être initié, établissait entre nous, en attendant les prochaines épreuves, une fraternité secrète. Dans ce second moment, son regard au fond disait : « Maintenant, tu sais. »

Et pourtant – et c’est bien là le mystère que j’essaye de percer en racontant cette histoire – je ne savais pas, non que j’essaye de me disculper, de me libérer d’une honte qu’il ne me semble pas mériter, mais parce qu’à proprement parler et quoiqu’une pareille formule semble paradoxale : je ne savais pas ce que j’avais néanmoins compris. Je n’arrive pas à exprimer autrement cette étrange division qui s’était faite en moi ; je devinais que quelque chose de perturbant et sombre pesait sur cette famille, je pressentais que Pete était l’origine de ce mal qui irradiait autour de lui, racornissait sa femme, aigrissait son aîné et détruisait son autre fils mais mon inexpérience, la faible connaissance que j’avais encore du sexe et de la vie à seize ans – je ne devais perdre ma virginité que l’année suivante et n’avais échangé encore avec des jeunes filles que des baisers et des caresses faciles – m’empêchait de mettre en mots ce que j’avais cependant saisi. Au fond, je n’étais pas tellement différent de l’enfant de huit ans que j’avais été ce jour-là à Boston ; tout ce qui se passait avec Ethan et son père était comme un concept qui excédait ma puissance d’abstraction, comme un raisonnement complexe qui se formulait dans une langue dont je n’avais que des rudiments et il a fallu que le temps passe, que l’expérience me révèle la vérité des hommes pour qu’à la manière d’un puzzle dont je découvrais enfin les pièces manquantes, je reconstitue l’image monstrueuse que je n’avais fait que deviner.

Et je crois aussi qu’à ma manière, j’ai été une autre victime de Pete, de sa volubilité factice, de ses affectations de machisme et de camaraderie, de son pouvoir de séduction aussi. Il faisait après tout les choses les plus troublantes avec un naturel désarmant et ce n’est pas sans raison que les prédateurs ont pour ressources principales, non la force brute dont d’autres bêtes disposent encore mieux, mais leurs qualités de déguisement, de dissimulation. Il s’enveloppait de manière convaincante dans le costume d’un père et c’était bien cela qui le rendait redoutable.

Après avoir assez longuement exposé son sexe en faisant mine de regarder vers le large, il a passé son maillot de bain puis sa combinaison et, faisant un geste vers les rouleaux, il a déclaré avec une joie artificielle que les vagues n’attendaient que nous. Et alors que je me promettais de cette retrouvaille avec l’océan une joie immense, je l’ai trouvé d’une froideur qui m’a percé les os, comme si je découvrais à travers lui que tout ce qui nous semble beau et désirable dans le monde n’est que la surface scintillante d’une effroyable solitude.

Le deuxième signe s’est produit le lendemain.

Le temps avait tourné à l’orage et par un mimétisme étrange, l’humeur de Pete aussi.

Elles étaient bien parties, les vagues translucides de la veille, les parois transparentes au revers desquelles nous glissions. Des rouleaux épais se fracassaient sur le sable, le vent cinglait les drapeaux et les drisses serinaient leur tintement métallique, comme un avertissement à nous tenir loin des flots. Il n’y avait personne dans l’eau et seuls quelques promeneurs admiraient la tempête en se tenant à distance respectueuse de l’océan qui, à la manière d’une pieuvre, lançait ses tentacules salées sur le rivage dans une tentative sournoise pour les agripper aux chevilles et les entraîner vers le large. Des raz-de marée d’écume déferlaient les uns après les autres mais parfois, des lames luisantes s’élevaient à trois mètres de hauteur pour découper les eaux.

— Eddie would go! a déclaré Pete avec un enthousiasme qui sonnait encore plus artificiel que de coutume, en référence au mythique surfeur hawaïen, Eddie Aikau, dont le nom est invoqué par tous ceux qui veulent se donner du courage avant d’affronter des vagues trop hautes pour eux.

— Franchement, je ne suis pas sûr, ai-je répondu. Les conditions sont vraiment dangereuses et il n’y a presque rien à surfer. Personnellement, je préfère admirer le spectacle depuis le salon.

— Allons, tu vas pas me dire que j’ai invité un pédé chez moi ?

Interdit, je n’ai su que répondre. Si je suis resté sans voix, c’était non seulement en raison de l’homophobie et de la vulgarité de cette question, en contradiction totale avec la pureté de mœurs et de langage que ce soi-disant chrétien affichait ; j’étais également abasourdi par la perversité du double chantage qu’elle impliquait. Chantage à la virilité : ne pas aller à l’eau revenait à dire que j’étais moins qu’un homme ; et chantage à l’hospitalité : j’étais bienvenu chez lui pour autant que mes désirs épousent les siens ; rester au chaud quand lui voulait surfer ne faisait pas partie des options disponibles. Mais le recul et la maturité suffisantes me manquaient pour savoir de quelle façon réagir ; j’ai préféré me taire et observer un peu mieux l’océan, en me demandant sérieusement si j’arriverais à survivre à des conditions pareilles.

Pete s’est approché de la fenêtre devant laquelle je me tenais, mon café matinal à la main. Un instant, il m’a semblé qu’il hésitait aussi face à la tempête ; mais je crois savoir aujourd’hui à quelle épreuve il redoutait de se confronter si d’aventure, il se trouvait enfermé la journée durant avec les deux garçons ; il voulait échapper à ce qu’il pourrait nous faire, à moi en particulier, qui n’étais pas encore sous son contrôle et témoignais de davantage d’indépendance que son fils puisqu’il m’avait moins longuement modelé.

— Faites ce que vous voulez les filles mais moi, je vais à l’eau.

Et il est sorti dans le jardin pour enfiler sa combinaison qui séchait depuis la veille, ramassant sa planche – une planche courte cette fois, au nez effilé – pour approcher des flots. Ethan et moi nous nous sommes regardés et sans rien dire, comme si le choix de rester en arrière ne nous avait pas appartenu, nous nous sommes préparés à notre tour. Aussi stupide que cela puisse paraître, je crois que Pete avait su jouer sur ma fibre machiste, me convaincre de prouver que moi aussi j’étais un homme ; et puis il y avait la légende de tous ces athlètes que j’admirais – Laird Hamilton, Shane Dorian et le mythique Greg Noll – qui ne reculaient jamais devant des conditions bien plus périlleuses et revenaient avec des récits glorieux dont ils régalaient leurs proches jusqu’à la fin de leurs jours : je crois qu’elle agissait aussi sur moi. Au fond j’étais juste un jeune garçon, beaucoup plus influençable et faible que je n’en avais conscience ; et alors que je n’avais jamais vu des vagues pareilles et risquais l’accident ou la noyade, je me suis convaincu que je faisais un truc viril, un truc baddass alors qu’en vérité, j’étais manipulé par le père de mon ami.

Les promeneurs sur la plage nous ont regardés comme des dieux grecs, parce que nous partions affronter des hydres aquatiques dont ils craignaient de seulement approcher et sottement, l’admiration que j’ai cru voir dans leurs yeux m’a confirmé dans ma volonté d’aller à l’eau. Elle était glaciale. Je suffoquais sous les tsunamis d’écume qui me repoussaient impitoyablement vers le rivage, comme si l’océan lui-même voulait me dire que je n’avais rien à faire là. Ethan ne s’en tirait pas mieux et Pete, un peu plus au large que nous, peinait lui aussi à passer la barre. Et pourtant, quelque chose s’est produit qui l’a paré d’un prestige nouveau à mes yeux.

Alors que nous luttions depuis un grand quart d’heure sans avoir pris une seule vague, les conditions se sont subitement métamorphosées. Un vent chaud, un vent de terre s’est levé. Les nuages qui s’accumulaient ont commencé à s’écarter, d’abord très lentement et puis beaucoup plus vite, libérant le soleil qui promenait son projecteur sur des lignes de plus en plus régulières, de plus en plus hautes, de plus en plus ordonnées. Nous avions enfin franchi la barre et venant du large, comme des géants bonhommes qui prenaient leur temps pour se dresser de toute leur hauteur, des vagues avançaient dans notre direction : pareils à des lilliputiens grimpant sur Gulliver, nous les suivions sur leur lancée en dévalant au creux de leurs longs bras liquides. Seuls, nous sommes restés à jouir de ces conditions parfaites, à prendre des vagues les unes après les autres sous un soleil toujours plus radieux, quand la nouvelle de notre félicité s’est répandue à travers la plage, attirant d’autres surfeurs qui se sont mis à nous rejoindre. Trois heures de suite, peut-être davantage, nous avons profité de cette magie jusqu’à ce que l’épuisement et la faim nous poussent à retourner sur la plage.

Nous avons ôté la partie supérieure de nos combinaisons, les nouant à la taille avant de partager un moment de joie intense. Alors que je ne me souvenais pas l’avoir vu sourire en présence de son père, Ethan semblait ravi, il m’a tapé dans la main en disant qu’il n’avait jamais connu une matinée pareille. Et c’est alors que Pete s’est approché de moi et a posé sa paume sur mon épaule nue avant de la retirer d’un mouvement lent qui m’a semblé une caresse, me regardant droit dans les yeux pour déclarer :

— Je te l’avais bien dit.

Le lendemain, il rentrait à Charlotte.

Je n’avais pas très bien compris les raisons de son départ – Pete avait invoqué un motif professionnel, sans rien ajouter sinon qu’il reviendrait dans une semaine – mais je n’étais pas mécontent de me retrouver seul avec Ethan. Il nous avait laissé plusieurs milliers de dollars en liquide dans une enveloppe, nous disant d’en user raisonnablement pour faire les courses et parer aux imprévus. Ethan veillait sur ce trésor et ne me trouvait pas drôle quand je lui disais que nous devrions le flamber pour organiser une énorme fête avec plein d’alcool et de filles.

— Mon père me tuerait.

Et en disant cela, il n’avait pas l’air de plaisanter. En revanche, il voulait bien se rendre aux soirées qui s’organisaient en ville et c’est au cours de l’une d’entre elles que s’est produit le dernier signe – le dernier signe avant le jour où Lolita m’a sauvé.

Je l’ai dit : à seize ans, je n’étais pas très expérimenté. Mais j’avais eu des petites amies à Oahu, de très belles jeunes filles qui étaient comme le creuset des peuples du Pacifique, joyaux sortis mêlés de ces races diverses pour resplendir. Au lycée, j’avais connu une relation de quelques semaines avec une Melissa qui m’avait quitté pour un autre en me laissant du moins un peu de ce prestige que les femmes nous confèrent auprès de leurs semblables en s’affichant avec nous. Il va sans dire que psycho Ethan n’avait jamais tenu la main d’un membre du sexe opposé. Il se montrait cependant intéressé par ce dernier et quoique j’aie redouté de son éducation pudibonde qu’il m’oppose un refus, il a bien voulu m’accompagner lorsqu’un ami de Charlotte qui passait ses vacances à trente minutes de chez lui m’a invité à la fête qu’il organisait.

Je me tenais très près de cette jolie Allemande : mes affaires allaient bien. Elle avait les cheveux courts et bruns clairs, des yeux bleus, de très longues jambes et un petit short blanc et mes affectations de surfer chevronné ne semblaient pas lui déplaire, moi qui portais une authentique chemise hawaïenne avec, autour du cou, un pendentif ridicule que j’avais la faiblesse de trouver séduisant : une planche de surf miniature en acajou, avec des incrustations de nacre, au cas où une ambiguïté serait demeurée au sujet de mon sport favori. Oui, les choses se passaient bien, nous avions déjà dansé ensemble, nous parlions un peu à l’écart et j’en étais à me demander si le moment était venu de m’approcher davantage pour l’embrasser quand, débraillé et suant, rouge, ébouriffé, puant le rhum orange, un verre de trop à la main, Ethan est venu me taper sur l’épaule.

Sans vergogne, il s’est invité dans ma conversation avec Anita – son prénom me revient tout juste – quand, apprenant qu’elle était Allemande et venait de Berlin pour une année d’échange dans un lycée de Caroline du Nord, il s’est mis à l’entreprendre sur l’Holocauste et les camps de concentration. Aussitôt, toute la mauvaise conscience du peuple allemand s’est abattue sur la pauvre Anita qui, très sérieusement, a répondu aux questions d’Ethan sur les atrocités nazies, comme s’il en allait de son devoir, en jeune fille moderne et responsable, de ne pas se dérober devant la vérité historique, l’horreur de la Shoah et la dette éternelle que ses ancêtres lui avaient léguée. J’avais beau demander à Ethan d’aller voir ailleurs et de nous laisser tranquilles, la belle Anita s’en est allée, drapée dans la tristesse et la dignité germaniques, en me laissant seul avec mon imbécile de copain.

Dans les rues désertes que nous remontions pour rentrer chez son père, je me suis tourné vers lui et, contenant ma colère – car après tout, j’étais son hôte et depuis mon arrivée dans les Outer Banks, je n’avais pas déboursé un seul dollar – je me suis contenté de lui dire :

— What the fuck was that? Pourquoi tu m’as ruiné mon coup avec cette fille ?

Il a pris un air indigné pour répondre qu’il n’avait rien fait de tel et je l’ai soupçonné, soudain, d’exagérer son ébriété. Sur le moment, je me suis dit qu’il était jaloux, qu’il n’avait pas aimé me voir avec Anita parce qu’il n’avait jamais eu de petite amie ; mais aujourd’hui je crois que s’il est intervenu, c’est poussé par un dégoût viscéral du sexe, comme si le spectacle de mon intimité avec cette jeune fille lui avait été intolérable.

À moins encore qu’il n’ait voulu me garder pour lui.

Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé seul dans la voiture de son père.

Mes parents avaient décidé de louer une maison de vacances à Virginia Beach. C’était bien dans leurs habitudes, de se préoccuper de ce genre de choses à la dernière minute, quand d’autres familles mieux organisées faisaient leur réservation des mois à l’avance. Bien sûr, ils n’avaient rien trouvé de disponible dans les Outer Banks où ils avaient débuté leurs recherches mais une location s’était libérée à une heure et demie, au nord sur la côte. C’était le seul congé que mon père allait prendre cette année-là et il m’avait demandé de le passer avec lui et ma mère. J’aimais mon père et la bizarrerie de Pete, la manière dont Ethan s’était comporté avec Anita, avaient rendu la décision facile ; j’ai aussitôt répondu que je les rejoindrais. Quand j’ai annoncé ma décision à Pete qui venait de rentrer de Charlotte, il n’a pas laissé transparaître d’émotion et s’est contenté de dire que si je le voulais, il me conduirait chez mes parents. Consultés au téléphone, ils ont donné leur accord et m’ont dit de remercier Pete de leur part. J’ai serré la main d’Ethan et j’ai mis mes affaires dans la voiture, étrangement soulagé à l’idée de partir mais sans parvenir à m’expliquer pourquoi.

Il roule vite. Anormalement vite. Il dépasse les autres véhicules qui, la seconde d’après, rétrécissent puis disparaissent dans le rétroviseur. À tout moment je m’attends à entendre la sirène d’une voiture de police qui viendra nous stopper. Mais Pete continue à changer de files pour zigzaguer entre les obstacles, le regard dissimulé par ses lunettes de soleil, les mains crispées sur le volant, comme un pilote de course lâché au milieu des convois de familles en villégiature. Au début j’ai essayé de lui faire la conversation, de savoir comment son séjour à Charlotte s’était passé mais il s’est contenté de monosyllabes et la dernière de mes questions – pourrait-il ralentir un peu ? – il l’a laissée sans réponse. Je sens une colère, une tension grandissantes qui émanent de lui, de sa mâchoire serrée, de sa conduite de plus en plus irresponsable. Sur le moment je me demande s’il m’en veut de ce trajet : j’étais son hôte et j’ai choisir de retrouver mes parents, en le forçant à modifier ses plans, à me raccompagner ; et je raisonne : s’il conduit aussi vite, c’est parce qu’il veut se débarrasser au plus tôt de cette corvée et reprendre le fil interrompu de ses vacances. Et je lui en veux à mon tour puisqu’après tout, c’est lui qui a proposé de me ramener chez mes parents, personne ne lui a rien demandé. Mais aujourd’hui, je sais ce que mon moi d’alors n’a pas compris, incapable d’en percevoir la cause derrière l’étrangeté de son comportement : il roule aussi vite pour échapper à la tentation de ce qu’il pourrait me faire.

Une partie de lui n’a qu’une envie : quitter l’autoroute, prendre un chemin de traverse, m’emmener dans un bois sous un prétexte et assouvir le besoin qui l’obsède ; mais je ne suis pas l’un de ses fils, il sait que je ne vais pas me laisser faire, que je vais parler, à mes parents d’abord, à la police ensuite ; alors quoi, me tuer, me défoncer le crâne, me laisser dans un fossé ? Mais Ethan m’a vu partir avec lui, mes parents me savent dans sa voiture, jamais il ne pourra se disculper. Il sait qu’alors tout sera fini : adieu à la maison blanche de style virginien, adieu au contrôle absolu qu’il exerce sur les siens, adieu au canapé et ses plaisirs là-bas, derrière la porte close, au fond du jardin. Ça n’en vaut pas la peine, de tout gâcher pour moi, cet adolescent frêle et stupide qui ne fermera jamais sa gueule, là, juste à côté de lui. Et pourtant je suis proche, si proche qu’il pourrait me toucher et s’il me touche, c’en sera fini de lui, de la maîtrise qu’il arrive encore, tant bien que mal, à conserver sur son désir, il suffit qu’il tienne assez longtemps pour me déposer, me jeter à l’adresse convenue et il sera victorieux, délivré de la tentation. Ce trajet d’une heure et demie, il est en passe de le finir en un temps record : le salut est proche. Mais y parviendra-t-il ? Parfois le désir est si fort qu’il est comme une autre voix en nous, une voix sous-jacente, qui glisse sous la raison qu’on laisse proférer ses beaux discours, ses avertissements, mais en sous-main on accomplit précisément ce dont elle nous dissuade et qu’il nous ordonne et Pete me regarde à présent, il perd la route de vue de longues secondes tout en maintenant son allure suicidaire, il est en train de perdre le contrôle, de perdre la main et il le sait, le calcul recommence, il pourrait trouver une explication, puis une voie parallèle, puis un chemin de terre et poser sa main sur ma cuisse tendre et bronzée qu’il voit gonflée sous le short, l’approcher du sexe timide et faible comme un oiseau qu’il prendra dans sa paume et qu’il prendra dans sa bouche en me suppliant de me taire, en m’offrant de l’argent, des enveloppes pleines de dollars, pour faire de moi sa pute, son giton, le déversoir de ses plaisirs, peut-être qu’il pourra me convaincre d’accepter un accord, un arrangement régulier, je viendrai chez lui le week-end et à la place d’Ethan dont il se lasse, Ethan toujours triste avec son putain d’air ahuri, c’est moi qu’il pourra allonger sur le canapé de la petite maison blanche pour me sodomiser au milieu des portraits à sa gloire. Oui, il pense à tout cela, dans cet instant où il reste fixé sur moi en oubliant la route, juste avant qu’il ne baisse les yeux vers le livre que j’ai tiré de mon sac lorsqu’il a ignoré ma dernière question, quand je me suis dit que j’allais lire un peu puisqu’il refusait d’engager la conversation.

— Qu’est-ce que tu lis, demande-t-il d’un ton doucereux ?

— Lolita. C’est un roman de Vladimir Nabokov.

— Ça raconte quoi ?

— C’est l’histoire d’un pédophile.

Pete fait une brusque embardée qui manque de nous envoyer dans le décor. Derrière nous, comme la plainte longue d’un animal blessé, le klaxon de la voiture qu’il a manqué d’emboutir retentit. Pete ne dit plus rien ; il grimace puis accélère encore. Ma capacité à nommer ce qu’il est par l’intermédiaire d’un personnage de roman lui prouve qu’il ne pourra pas me contrôler ; qu’il ne pourra pas me payer de mots, placer les siens dans ma bouche, son langage dans ma tête pour contrôler ce que je vais penser, répéter. Je sais ce qu’est un pédophile, je sais que l’ignoble Humbert de Nabokov a abusé de Lolita, qu’il a détruit sa vie et qu’il est méprisable et ce que la fiction m’a appris à reconnaître et qualifier, elle me permettra dans la réalité de le comprendre et de le dénoncer. Oui, Lolita m’a sauvé, la littérature m’a sauvé ; donnez des livres à vos enfants, qu’ils étendent au plus tôt les limites du pensable et que personne, jamais, ne profite de leur incapacité à formuler ce qu’ils savent.

Vingt minutes plus tard, nous sommes arrivés. Pete ouvre sa portière puis le coffre de la voiture, il en tire ma valise pendant que je sors avec mon sac à dos et, faisant un grand geste de la main, histrionique, à mes parents qui sortent de la maison pour le remercier, il remonte sans leur avoir dit un mot et aussitôt redémarre, disparaît.

À la rentrée suivante, Ethan avait déménagé.

Cinq ans plus tard, j’ai reçu une lettre de lui.

J’étais étudiant à Amherst College, l’établissement où je rêvais d’entrer lorsque nous allions au lycée. Je suivais un double cursus de journalisme et d’histoire, j’avais une petite amie haïtienne qui s’appelait Prudence et je m’étais consolé d’être loin des spots de surf en m’initiant au snowboard. Mon dortoir ressemblait à un club pour gentlemen britanniques, avec ses plafonds très hauts et sa verrière, son grand escalier et ses boiseries et je me fortifiais à la gym où je soulevais des poids et en intelligence, au cours des nombreux séminaires que je suivais ; j’étais heureux et plein d’espoir, comme on devrait tous l’être à vingt ans.

Je ne pensais plus à Ethan. Nous n’avions partagé après tout qu’une seule année de scolarité et il me restait de l’été que nous avions passé ensemble une impression trouble et pénible qui m’inclinait à le ranger dans l’obscurité de ma conscience, quelque part où j’allais le moins souvent possible, aux côtés d’une compétition de Basket Ball à l’âge de huit ans et d’une fin d’après-midi à Maui. Cependant, j’ai aussitôt reconnu son écriture – un griffonnage rabougri et serré, presque inintelligible, dont il couvrait jadis mes devoirs de physique pour les corriger – sur l’enveloppe que j’ai ouverte ce jour-là. Il m’en reste un souvenir imprécis car après avoir lu deux fois sa lettre et l’avoir montrée à Prudence – j’avais besoin d’un avis extérieur qui me confirmât ce que j’avais ressenti, à savoir qu’il y avait quelque chose de malsain dans ces pages écrites d’un seul jet, sans ratures ni respirations – je l’ai détruite dans l’espoir de l’oublier à jamais.

Il y avait très peu de détails factuels dans cette lettre. Ethan disait qu’il avait appris par des amis communs – je me demandais bien de qui il pouvait parler, étant donné que j’avais été son seul ami – que je faisais mes études à Amherst College. Bien sûr ce n’était pas Yale ou Princeton, persiflait-il avec une méchanceté que je ne lui connaissais pas, mais tout de même : chapeau. Il écrivait ensuite que pour sa part – et il prenait de longs détours où il était question de se chercher lui-même, de découvrir sa vocation, de ne pas se précipiter – il s’était inscrit dans un community college du Nevada. C’était loin, infiniment loin du MIT que moi et les autres, nous lui promettions d’intégrer. Son père – c’est la seule chose qu’il a notée à son sujet – avait dû quitter la Caroline du Nord « à la suite d’une plainte » afin de prendre un nouvel emploi dans une clinique de Las Vegas. De sa mère ou d’Eric, il n’était pas question.

Puis venait sur plusieurs pages le long récit d’un rêve ; un récit délirant d’un songe qui ne l’était pas moins ; il était question, je crois, d’un espace exotique qu’il avait vu dans son sommeil, un espace qui lui évoquait Hawaï, avec de hautes montagnes couvertes de jungles et de fleurs très rouges ou très jaunes, avec un sentier solitaire sur lequel lui et moi nous marchions avant que, dans une prairie à l’herbe tendre, non loin d’un ruisseau qui scintillait, il ne m’allonge pour, disait-il, me sodomiser. La lettre finissait sur ce verbe et je n’en croyais pas mes yeux ; je suis resté longtemps dans le grand salon du dortoir où j’en avais fait la lecture, longtemps immobile et silencieux, entouré par mes amis qui lisaient sagement pour leurs cours ou menaient l’une de ces conversations savantes sur la littérature allemande ou les relations internationales qu’avec un peu de forfanterie, nous aimions cultiver pour nous conforter dans notre image de jeunes intellectuels, et je me suis demandé de quels tréfonds de mon passé me venait cette missive, de quel trou noir d’échec et d’abattement, de misère affective et sexuelle elle provenait, et j’ai tout de suite compris qu’il fallait mettre un couvercle par-dessus, un couvercle épais et lourd comme les sarcophages de béton avec lesquels on enveloppe les usines nucléaires après les catastrophes. Une fois le message détruit, je me suis promis de ne jamais plus avoir de rapports avec Ethan.

Cinq ans après, comme s’il existait désormais un rendez-vous régulier entre nous, il m’a écrit de nouveau.

À Amherst College, je m’étais passionné pour l’histoire des pays de l’ex-Union soviétique, apprenant en plus du russe le tchèque et l’ukrainien. Devenu correspondant à Kiev, j’y couvrais l’actualité quand les signes avant-coureurs des tragédies futures s’annonçaient déjà pour qui se donnait la peine de prendre au sérieux les discours de Vladimir Poutine. J’étais employé par le New York Times, le journal pour lequel j’avais toujours voulu écrire : ma vie professionnelle épousait mes rêves de jeune homme. En revanche, ma vie personnelle connaissait une période de crise. À Kiev, j’avais rencontré une reporter moldave et après plusieurs mois d’une relation passionnée, nous nous étions fiancés ; mais son employeur venait de lui offrir une promotion à Londres où elle avait grandi, où sa famille était installée et, en dépit de tous mes efforts pour convaincre mon patron de m’envoyer au Royaume-Uni, j’étais trop novice pour obtenir ce que je réclamais et on m’avait laissé entendre que mon poste actuel, un autre serait heureux de l’occuper si je continuais à parler d’en changer. Avec Elena – c’était le nom de ma fiancée – nous devions choisir entre notre relation et notre carrière et, ambitieux l’un comme l’autre, nous poursuivions la comédie de l’hésitation plutôt que d’admettre ce qu’au fond de nous-mêmes nous avions déjà compris, à savoir qu’entre notre amour et notre intérêt personnel, nous ne prendrions pas la décision que les romans prescrivent. Comme revenu d’entre les morts, au moins d’un très lointain passé, c’est dans ce contexte qu’Ethan m’a envoyé un courriel. J’ai eu l’impression de le voir surgir comme cette nuit-là dans les Outer Banks, quand il avait interrompu ma conversation avec Anita : que me voulait-il encore et pourquoi ce type que je n’avais pas revu depuis dix ans s’acharnait-il à m’écrire ?

Son message était simple et sobre ; il me demandait pardon de m’avoir envoyé cette lettre, cinq ans plus tôt. Il disait qu’à l’époque, il avait besoin de tout détruire autour de lui ; maintenant, il allait mieux : il travaillait comme technicien informatique pour un groupe immobilier à Reno, il était marié, sa femme attendait un garçon. Il espérait que j’allais bien, c’est tout. Sans prendre le temps de réfléchir, je lui ai écrit tout de suite, pour lui dire qu’à sa place, j’aurais voulu une réponse le plus tôt possible : j’acceptais ses excuses et je lui présentais les miennes. Je n’ai rien dit au sujet de son père, rien dit car cette histoire, son histoire, je l’avais déduite de silences et de signes mais il n’avait jamais fait de moi son confident, il ne m’avait jamais appelé à l’aide et ce n’est que dans le souvenir que j’avais fini par comprendre ce qui lui était arrivé.

C’est pourquoi le message qu’il m’a renvoyé aussitôt m’a frappé aussi violemment :

« Pourquoi tu n’as rien dit ? »

Juste cette ligne, cette accusation.

Plus tard, quand il a vu que je ne donnais pas de suite, il m’a adressé de nouvelles excuses, ajoutant qu’il lisait tous mes articles et que lui aussi, de même que j’avais éprouvé le besoin d’aller très loin, jusqu’en Europe de l’Est, il avait voyagé, un peu en Afrique et beaucoup en Asie. Mais je n’ai pas répondu, je n’ai pas aimé cette comparaison qu’il essayait d’établir entre lui et moi, comme si son sort et le mien étaient liés, comme s’il était nécessaire d’y chercher une forme de correspondance alors que de mon point de vue, il y avait très longtemps que nous n’avions plus rien en commun. J’ai opposé mon silence à Ethan qui, après deux ou trois messages, de plus en plus courts et que j’ouvrais avec une sorte de crainte, comme si une autre bombe allait m’exploser au visage, a fini par se rendre à l’évidence, par accepter que je ne veuille plus avoir de contact avec lui. Il m’a écrit une dernière fois pour me souhaiter « une belle vie » avant de s’évanouir à nouveau.

Je me demande parfois si j’aurais dû lui répondre, si cela aurait changé quoi que ce soit à ce qui lui est arrivé. Mais que lui aurais-je dit ? Que j’avais seize ans à l’époque et que je n’avais fait que soupçonner ce qui se passait avec son père ? Qu’il ne m’avait jamais rien dit, rien confessé ? Que d’autres, des adultes, sa mère, un professeur, étaient mieux placés pour faire quelque chose, dénoncer l’horreur qu’il subissait ? La vérité, c’est que je n’avais ni l’envie, ni l’énergie de me lancer dans des explications pareilles, je venais d’embrasser une dernière fois Elena à l’aéroport et les reproches d’un individu que je n’avais pas revu depuis une décennie me semblaient hors de propos, injustifiés. Et pourtant, je continuais à penser à Ethan, à me dire que si j’avais été victime à sa place, comme il s’en était fallu de fort peu et à trois reprises que je ne le devienne, ma vie entière aurait été défigurée. J’avais eu de la chance quand il en avait manqué, c’était l’unique différence entre nous.

Et comment lui dire qu’on est seul face à la loterie des jours, sans personne à qui nous plaindre des numéros qui sont tombés ?

La dernière nouvelle d’Ethan, je l’ai reçue par l’intermédiaire de Facebook.

J’étais resté en contact avec plusieurs amis du lycée et l’un d’eux, un jour, a partagé une vidéo tournée par une chaîne de télévision dans le Nevada. J’ai tout de suite reconnu le portrait d’Ethan, à droite de la présentatrice. J’ai cliqué sur le lien et entendu ses explications : Ethan… n’avait pas donné de signe de vie depuis soixante-douze heures. La dernière fois où on l’avait vu, c’était lors de la fête d’anniversaire de son fils de huit ans. Il avait annoncé qu’il partait acheter des jus de fruits, il était monté dans son véhicule et personne ne l’avait revu. Si les téléspectateurs avaient des informations, ils pouvaient appeler le numéro suivant…

Quelques jours plus tard, un ranger a découvert la voiture d’Ethan à dix heures au sud de Reno, au bord d’un chemin de terre dans le désert des Mojaves. La portière était ouverte, la clé dans le vide-poche, juste à côté de son portefeuille. Dans l’immensité caillouteuse, ponctuée d’herbes rases et de buissons, Ethan n’avait laissé aucune trace.

Si vous voulez savoir pourquoi il a choisi de disparaître, je vous donnerai mon avis : plutôt que de devenir son père, il a préféré s’évaporer.

Et pour cela il faut beaucoup d’amour.

 


Benjamin Hoffmann

Écrivain, Professeur de littérature française à l’université Ohio State

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