Récit

Devenir plancton

Écrivain

Pourquoi Pacifique, projet inédit de l’écrivain et performeuse Cécile Portier, se lance dans l’exploration de l’immensité abstraite de cet autre côté du monde. On ne prend plus l’avion ; c’est donc de coordonnées GPS en coordonnées GPS qu’on y va. Un voyage de seconde main, fait de navigations web et de rêveries. D’îles en îles, d’une question à l’autre, pour un état des lieux comme une partie de flipper. Extrait.

-149.58  -16.99 – Tetiaroa

Le Pacifique, vu de loin, c’est par exemple l’éclat blanc des rayons du soleil dans l’eau calme. L’étincelant sourire de la vahiné dont les dents sont si blanches. Le luisant doux sur sa peau cuivrée. Le lustré de sa chevelure noire et longue, longuement peignée, sagement peignée mais beaucoup, beaucoup, trop longuement, ce qui nous fait bâiller pendant que la vahiné nous regarde la regarder se peigner. Tout cela se reflète et nous fait de l’œil, nous éblouit. Du dehors, nous parvient le bruit lancinant du ressac. Encore quelque chose qui nous revient, qui n’arrête pas de nous revenir, tout nous revient de la lumière et du bruit de la mer, et le kava[1] pernicieux qui nous est servi et que nous avons déjà redemandé plusieurs fois, pris d’une soif impossible, accentue l’effet de boucle dans lequel nous sommes pris.

La vahiné attache maintenant à ses cheveux une fleur d’hibiscus dont le brillant plus agressif que tous les autres reflets qui animent la scène fait soupçonner qu’elle serait peut-être en plastique, et que tout ce que nous vivons, à cet instant présent, toute cette mise en scène où la lumière nous égare, n’est qu’une hypnose fabriquée pour lubrifier notre imagination.

 

177.64  -7.10 – Tuvalu

Du Pacifique, on entend dire aussi, de loin, que s’y succèdent des marées dont les vagues de plus en plus entreprenantes grignotent les Tuvalu. L’Océan se pousse du col et gagne des centimètres.

Allons sur les simulateurs en ligne de montée des eaux. Au début vous risquez de trouver l’expérience un peu décevante. À l’heure des films catastrophe, on est habitués à plus éprouvant. On peut pousser un peu le curseur, pour voir. Allons à +1,50 mètres. Le résultat sur les images, c’est un peu comme se ronger les ongles. Le trait de côte se retire, certes, mais ça n’a pas l’air de changer toute une physionomie. Mais quand même : survolez les atolls. Ces endroits, à +1, 50 mètres, sont un peu comme le sourire sans chat : ici, plus d’ongle, ne reste que la rognure. Laquelle en effet disparaît sous vos yeux.

On se souvient vaguement du petit ministre des Tuvalu, qui lors d’une COP, décide de ne pas faire le voyage, et prend la parole depuis chez lui, en vidéo. On le voit en plan serré devant le traditionnel pupitre. Costume, cravate, micro, drapeau. Puis la caméra dézoome, le fond bleu devant lequel il parle n’est plus qu’un rectangle, un panneau en aplat posé devant un autre fond bleu, celui-là changeant, strié de blanc par endroits. Ça dézoome encore, du plan américain on passe au plan large, et là on voit que le petit ministre des Tuvalu en costume est carrément planté dans le grand fond bleu mouvant, il a de l’eau jusqu’aux genoux, et l’eau, par capillarité, remonte un peu son pantalon vers les cuisses.

Évidemment son discours provoque une vague d’émotion mondiale, avant d’être submergé lui aussi, par un flot d’autres bavardages.

C’était quand déjà ?

 

Au-dessus du Pacifique, en mode dézoom

Vous vous posez cette question alors que vous survolez l’océan, depuis votre avion réservé hier sur Lastminute.com. Cette immobilité forcée, sanglée même, car vous n’avez pas détaché votre ceinture, malgré la vitesse de croisière atteinte et l’absence de pertubation, est propice une réflexion qui prendrait un peu de hauteur. Vous ne vous souvenez plus du petit ministre englouti de Tuvalu, ce n’est pas de votre faute, l’homme est ainsi fait.

Les microsecondes nous échappent, c’est entendu. Les microsecondes sont le royaume des mouches. Les millions d’années non plus nous ne les comprenons pas. Mais nous croyions avoir pour nous les années, et leurs centaines, et leurs milliers. C’est faux, admettons-le. L’eau mange nos rivages et nous ne l’avions pas vue venir. Depuis votre hublot d’ailleurs, malgré l’excellente visibilité, vous ne voyez rien du tout. Vous n’avez pas plus vu grandir vos enfants.

Alors que vous espérez, pour l’instant sans impatience, que l’hôtesse de l’air vous apporte votre jus de tomates, vous prenez conscience de cela, que nous sommes en revanche relativement bien équipés pour éprouver les minutes, surtout dans les salles d’attente, dans les files des musées, des supermarchés.

L’homme est l’animal-minute. Les trois minutes du lavage de dents, les cinq minutes de retard, les deux minutes de tranquillité, la minute de silence, les quatre-vingt-dix minutes de match sans compter la mi-temps, la cocotte-minute, la dernière minute, la minute à l’autre. L’homme est l’animal-minute, la minute est son créneau, son seul empire, que les autres nous laissent car il est trop fatiguant.

L’homme est l’animal-minute, ainsi outillé il n’a pas su remarquer qu’aux Tuvalu, aux Kiribati, ces dernières années, le niveau des eaux a monté trois fois plus vite que la moyenne mondiale.

Cette information subitement vous alarme : trois fois plus vite ? Trois fois plus c’est beaucoup. On reçoit l’information minute dans un déferlement d’émotion, car quoi ? Si l’eau monte là-bas plus vite qu’ailleurs, c’est que l’eau n’est plus plate alors ?

 

-80.78  8.53 – Panama

Rassurez-vous. L’eau reste plate même si elle monte plus vite à certains endroits. Si on regarde bien le globe on s’aperçoit que ce n’en est pas tout à fait un, que sa peau n’est pas lisse, même pas sur l’océan, que c’est en fait un géoïde tout cabossé, une sorte de patate en fait, avec une grosse bosse d’eau centrée sur le Pacifique Sud-Ouest et un creux au niveau de l’Océan Indien.

C’est beaucoup moins satisfaisant pour l’esprit de se savoir évoluer sur un astre patatoïde, c’est inquiétant de comprendre confusément que l’eau plate a des pentes qui ne disent pas leurs noms, que le géode ondule, et qu’entre les deux côtés du canal de Panama le niveau de la mer accuse cinquante centimètres de différence, même si cela n’a pas grand-chose à voir avec le fait que le ministre de Tuvalu est en train de se noyer.

En Pacifique, il existe un observatoire des laisses de mer, tenues de plus en plus serrées au cou des îles.

Au moins : nous, nous avons les pieds au sec, ce qui prouve que nous sommes toujours loin.

 

120.96  23.69 – Taïwan

Et depuis ce lointain qui est notre position privilégiée, nous assistons à tout un tas de spectacles, comme par exemple cette chorégraphie millimétrée, où la Chine met en scène sa vocation naturelle à reprendre possession de Taiwan : avions de chasse qui percent régulièrement l’intégrité de la zone de défense aérienne, navires de guerre prenant prétexte d’exercices militaires pour organiser un quasi blocus de l’île dissidente. Tout sert de test, tout se tente, et le contexte devient de plus en plus favorable pour passer à une invasion pour de vrai. Que voulez-vous : la Terre est ronde et sur elle tout rebondit. Ainsi la guerre, de l’Ukraine à Taiwan. Qui pourrait ensuite me faire le reproche de faire pareil pour construire ce récit ? Je rebondis, et faisant cela, je passe par-dessus d’autres sujets que je m’étais promis de traiter. À la guerre comme à la guerre : aucun engagement ne peut tenir. Regardez l’Australie : elle avait promis à la France de lui acheter ses tout beaux sous-marins nucléaires, et au dernier moment elle se dédit, signe avec les États-Unis. La France en mange son chapeau de courroux et d’impuissance, mais l’Australie reste droite dans ses bottes et c’est avec la même bonne foi que moi, j’abandonne l’idée de parler de Darwin et de ses pinsons des Galapagos, qui sont pourtant fort intéressants, avec leurs minimes différences de bec et de plumes d’une île à l’autre. Les vents de la discorde soufflent sur le Pacifique, ils ébouriffent les pinsons dont nous ne dénombrerons pas ensemble les variations génétiques, les vents nous entraînent là où on n’avait pas prévu.

 

-70.75  -53.58 – Détroit de Magellan

Ils nous entraînent au sud du Chili, car pendant ce temps-là (à l’échelle géologique, nous pouvons tenter cette approximation, 500 ans c’est un intervalle insignifiant), Magellan franchit, au sud du Chili, le détroit auquel il va donner son nom, débouche sous des cieux clairs et calmes, sur une mer d’huile, et nomme fort improprement cet Océan. Pourquoi Pacifique, parce que l’erreur est humaine.

 

-118.77  34.02 – Malibu

Prenons Magellan au mot. Tentons, malgré tout, de trouver un endroit qui ne semble pas travaillé par la guerre. Une plage par exemple. Pourquoi pas une plage. Après tout, nous sommes souverains. Nous pouvons créer l’environnement que nous souhaitons : do it yourself ton propre Metaverse.

Je nous fabrique donc un avatar de thon obèse pour remonter en vitesse le long du Chili, cette immense règle graduée, puis je continue, encore et toujours plus au nord, au niveau de l’Équateur, je coupe tout droit par le large vers Guadalajara, je remonte encore, je fais attention de ne pas m’engouffrer dans l’impasse du Golfe de Californie, encore un peu de nage et hop hop hop, me voilà sur la plage de Malibu, où je nous transforme en une magnifique sirène habillée en bombe anatomique, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà appris, en bikini.

Comme toutes les sirènes je vois tout mais je ne parle pas. Je ne suis d’ailleurs pas la seule sur cette plage. Elles marchent sans rien dire sur le sable brûlant, souveraines, sereines, contredisant par leur visage vacant l’agressivité de leurs seins en pop-up. Leur entrecuisse scintille discrètement, par la magie de quelques grains de mica restés collés depuis leur dernière étreinte dans le sable.

Moi, je suis allongée sur le ventre, accoudée en sphinx, trônant à l’exact milieu de ma serviette de bain extra large. Je fais l’état des lieux. Et oui, il semble qu’ici règne une atmosphère de paix. Les êtres qui évoluent sur cette bande de sable ont les cheveux blonds, les dents blanches. Sous leur peau dorée roulent des muscles très bien dessinés. Il ne se déplacent jamais sans l’un ou l’autre de ces accessoires : canette de Coca, ballon de volley, planche de surf.

Le long de la plage, des villas sur pilotis s’alignent plus ou moins exactement, et le jeu à cet endroit, c’est de chercher à quitter sa petite villa pour une villa un peu plus grosse, puis encore plus grosse, puis gigantesque, au gré des vacances dues au décès de célébrités plus anciennes, ou du congé donné par un plus fortuné qui s’installe dans encore plus cher. Ainsi Tom Hanks habite chez feu Frank Capra et la danse des Kardashian, DiCaprio et autres ressemble en tout point au turn over des bernard-l’hermite, s’échangeant leur coquille au gré de leur croissance.

Ici donc, c’est la paix – si l’on omet que les bernard-l’hermite ont le corps mou mais les pinces coupantes.

Je suis sirène, je peux m’inviter partout, à condition de me la fermer bien sûr. Ainsi je m’immisce dans l’une de ces très ostentatoires demeures. Sans déclencher d’alarme, j’ouvre la porte par la seule force de mon mental, traverse l’entrée aux dimensions d’un hall de gare. J’erre un moment dans une enfilade de pièces auxquelles il est impossible d’assigner une fonction. Tout y est calme et luxueux. Trop calme peut-être. Il faut dire que c’est l’heure de la sieste. J’arrive dans une immense salle où se déploie un canapé d’angle ayant perdu tout sens des proportions. L’air est saturé par un mix frelaté de Gangsta Rap. Heureusement, par l’entrebâillement de la baie vitrée coulissante donnant directement sur le vide du large, une brise légèrement salée vient rafraîchir l’atmosphère et faire frissonner la peau d’un être flasque avachi sur le cuir. Mais frissonne-t-elle encore vraiment, cette peau ? Sur la table basse trône une bouteille plastique d’un litre et demi contenant un subtil mélange, sirop codéiné, antihistaminique et soda. Boisson maison répondant au doux nom de Purple Drank, à celui plus direct de Dirty Sprite.

Tout est calme, plongé dans la torpeur. Ici, il y a quelques dizaines d’années, on écoutait les Beach Boys, on était les Beach Boys, la saine et sainte jeunesse de l’Ouest américain. La vie était fluide et joyeuse, s’enroulait en volutes de fumée euphorisante. Puis tout a glissé comme au surf vers un flux plus nerveux, les bonnes vibrations se sont mises à friser en ondes courtes et violettes, tout était high, tout était speed, tout grossissait de plus en plus, la quantité de fun et les sommes amassées, dépensées.

En surf, il faut comprendre cela : la vague finit par déferler lorsqu’elle devient trop grande pour se supporter elle-même. Elle croule sous la force de la gravité. Là, dans ce vaste salon, nous sommes clairement au creux de la vague. Exit les bad trips sous LSD, bienvenue aux overdoses codéinées. C’est peut-être ça la paix : savoir choisir une drogue qui fait qu’on meurt sans s’en rendre compte, on meurt en faisant la sieste.

Et qu’on n’aille pas se plaindre ! J. David Haddox, directeur adjoint de la politique sanitaire du laboratoire de Purdue Pharma, laboratoire qui a inondé les US d’opiacés et les a transformées en nation de camés, déclare : « Si je vous donne une branche de céleri et que vous la mangez, c’est bon pour votre santé. Mais si vous décidez de la passer au blender et de vous l’injecter dans les veines, ça ne sera pas le cas. »

 

-117.90  33.91 – Los Angeles, États-Unis

De Malibu, d’où plus aucune alerte n’est donnée, Los Angeles n’est qu’à quelques encablures. Los Angeles la neuve, l’infiniment rectiligne et quadrillée.

Ou bien Los Angeles la très antique. Car, ce n’est pas assez su, son centre même est un cloaque monstrueusement ancien. Une bouche puante. Un trou bitumineux affleurant là depuis des centaines de millions d’années et qui engloutit tout.

À première vue, cette entrée infernale ne paie pas de mine. On dirait une vieille mare. Quand il n’y a pas d’eau plus courante aux alentours, les animaux s’en approchent. Ils y entrent pour s’y rafraîchir. Mais cette couleur opaque faisant miroir au ciel qu’ils ont pris pour une eau boueuse, c’est ni plus ni moins un pétrole gluant, sans fond, dans lequel ils se retrouvent piégés, bientôt noyés. Et ce leurre fonctionne depuis si longtemps qu’on en ressort aujourd’hui, pour le plus grand bonheur des paléontologues, mammouths, mastodontes et paresseux géants par dizaines. Plus des myriades d’insectes étranges. Des populations entières fossilisées dans le naphte. Toute l’histoire de l’évolution engloutie dans le goudron. On y retrouve même un humaine vieille de 9 000 ans, mais elle, vu son crâne défoncé, il semblerait qu’on l’ait un peu poussée.

 

-122.00  37.33 – San José, États-Unis

Mais c’en est fini désormais de ce piège : à part quelques moustiques, plus aucun animal ne se laisse prendre à cette magie-là, qui est bien circonscrite de barrières de protection, de panneaux d’explication. En revanche, à San Francisco, dans la fameuse Silicon Valley, nous pouvons admirer un autre cercle magique, tout à fait moderne celui-là : le siège social d’Apple. Vu du ciel, c’est un gigantesque anneau brillant posé sur la ville. Une bague d’alliance ? Mais de qui avec quoi ? Cela n’est pas très clair, malgré la brillance des reflets renvoyés par l’ouvrage. Regardons alors le plan, pour tenter de mieux comprendre la forme de cette construction. Métaphore triomphante de la tautologie technologique, ce bâtiment de béton métal et verre semble construit selon le même cahier des charges que celui des EHPAD spécialisés dans les démences séniles : des couloirs circulaires permettent aux promeneurs Alzheimer de marcher indéfiniment devant eux tout en revenant inéluctablement à leur point de départ. La sempiternelle boucle bouclée.

 

? – Blue Frontier

Certains le disent, et ils ont raison : sur cette terre, et avant même l’EHPAD, nous humains sommes seulement de passage. D’autres surenchérissent : oui, nous sommes des sortes de locataires, avec un bail précaire. Heureusement non. Car si on procédait réellement à un état des lieux AVANT/APRÈS, il y a fort à parier qu’on ne récupérerait pas la caution.

C’est pour éviter ce désagrément que certains ont eu une idée : réinventer l’île flottante, et l’insoutenable légèreté de ce dessert d’après repas trop copieux. Le principe est le suivant : s’adapter en permanence, flotter sur le marasme, et puisque les eaux montent, habiter sur la ligne de flottaison. Et surtout, surtout, ne plus payer d’impôt. Les eaux internationales représentent la moitié de la surface de la terre. Une moitié théoriquement réclamée par personne. Cela fait un beau terrain de jeu vierge de toute pression fiscale.

Le petit-fils de Milton Friedman l’affirme : « je veux pouvoir choisir mon gouvernement comme je choisis mon téléphone ou mon parfum. » Il va même plus loin, propose d’habiter des nations qui soient des entreprises, comme si je disais, moi, que je suis citoyenne de Chanel ou de Bouygues Telecom. Patri Friedman fonde, avec l’aide financière de Peter Thiel fondateur de PayPal, libertarien très droitier et soutien de Donald Trump, le Seasteading Institute. Les Seasteads sont, seront, des îles artificielles, des peuplements permanents de gens qui monteront sur leur bouée en nous disant bye bye, débrouillez-vous comme vous pouvez. Il y a tous les modèles possibles de Seastead, on est en pleine expérimentation, et c’est tout le mérite du Seasteading Institute de nous les faire connaître, et d’apporter à chaque initiative visibilité et conseils. Noé n’a pas eu cette chance, la saine émulation de la concurrence dans l’innovation sociétale. On trouve donc des formules bien différentes parmi les modèles à l’étude : de la maison individuelle façon catamaran ou cabane de barbapapa à la ville étendue, en passant par l’immeuble flottant. Le principe est toujours le même : c’est chacun pour soi, et ce qu’on partage, c’est une plateforme de services. Ainsi que des principes éthiques, bien sûr, la promesse d’être neutre en carbone et non polluant, et de pouvoir se rassembler le matin sur un beau quai en teck pour pouvoir faire du yoga.

Deux images me viennent en pensant aux Seastead. Celle des proues de bois des vieux gréements, sirènes attachées le plus souvent, victimes sacrificielles consentantes fendant l’eau, prenant le vent. Elles sont remplacées désormais par des pinups dérivant toutes un peu de Brigitte Bardot aux différents âges de sa carrière, qui pareillement prennent les embruns à l’avant des hors-bords. L’autre image, ce sont les amants du Titanic, bras en croix à l’avant du paquebot, libres d’aller vers leur destin tragique. La proue, figure romantique du personnage qui ne conduit pas sa vie mais qui est aux premières loges.

Mais qui conduit le bateau, alors ? Qui est le capitaine d’un Seastead, de ce petit peuple qui ne veut pas faire peuple, et qui ne veut pas qu’on l’emmerde à lui dicter quoi que ce soit ? L’île à hélices imaginée par Jules Verne se met à tourner sur elle-même car deux milliardaires se disputent sur la direction à prendre, et mettent chacun les gaz dans un sens opposé. À la fin, soumise à trop d’injonctions contradictoires, l’utopie se brise.

Mais il y a une solution à ça. La solution du plancton, dont nous avons déjà parlé. Il suffit de ne rien décider, de se laisser conduire par les forces naturelles, celles-là mêmes qui nous effrayaient quand nous étions encore sur la terre ferme, à les voir grignoter nos falaises.

Est plancton l’être qui ne sait se déplacer ni se fixer seul. Il évolue au gré du courant, des vagues, des marées, il clapote dans les creux, voyage au long cours, stagne ou essaime, mais le mouvement n’est pas le sien.

C’est très mal vu en théorie, dans l’espèce humaine, d’être plancton. Le plancton est le contraire de l’être libre et autonome que nous nous plaisons à être, nous détachés de l’immobilité des pierres et des plantes. Nous mus par une volonté sans faille.

Le plancton n’a pas de pied. Pas même de nageoires.

Pas de feu intérieur. Pas de muscle ni de dessein.

Seulement un gigantesque opportunisme, qui profite de l’énergie des autres.

Par exemple, ce petit cnidaire élégant au manteau surpiqué par endroits d’un blanc seulement un peu plus dense que le reste, coulait des jours tranquilles en balançant nonchalamment, dans l’eau des ports de Nagoya, Kobe ou Osaka, ses tentacules ourlées comme des rubans de communiante. Un beau jour, elle embarqua dans un cargo, en même temps que l’eau prise à son départ pour remplir les ballasts. Nous ne sommes pas les seuls à partir en croisière. Elle passa une traversée plutôt tranquille, puis fut recrachée subitement à l’arrivée des cargos le long des côtes australiennes. Depuis elle s’est multipliée, sa faim s’est multipliée, elle est partout sur les côtes australiennes, et elle bouffe tout.

Le plancton n’a pas de morale. Seulement une immense passivité, qui subit le contexte mouvant.

C’est très mal vu en théorie, d’être plancton dans l’espèce humaine, mais c’est assez courant en pratique.

C’est de plus en plus courant.

L’humain prend l’automobile qui ambitionne de bientôt conduire toute seule. L’humain s’émeut devant la télé, surfe sur internet, s’échoue là où il peut, la plupart du temps sur un canapé. L’humain souvent se retrouve coincé, d’avoir suivi les courants sans broncher. Il n’y a plus que son vague à l’âme qui le fasse encore bouger.


[1] Le kava est une boisson préparée à partir d’un certain poivre mystique, dont l’apparence est chétive mais le rhizome puissant. Ses propriétés sont anesthésiantes, myorelaxantes, stimulantes, euphorisantes. C’est l’ivresse sainte.

Cécile Portier

Écrivain

Notes

[1] Le kava est une boisson préparée à partir d’un certain poivre mystique, dont l’apparence est chétive mais le rhizome puissant. Ses propriétés sont anesthésiantes, myorelaxantes, stimulantes, euphorisantes. C’est l’ivresse sainte.