Nouvelle

Ligne de fuite

Écrivain

« Explorer ses parts d’ombre et se retrouver soi », annonce un livre de développement personnel sur les murs du métro. Certes, ce n’est pas dans cet esprit que l’héroïne de la nouvelle qui suit a vécu ce qu’elle a vécu, mais ce pourrait en être une sorte de résumé – si l’on ne veut pas spoiler sa surprise.

I

Vous êtes allongée sur le dos. Vous n’allez pas vous en sortir. Vous avez le sentiment étouffant que vous n’arriverez jamais à en sortir. Vous êtes une gisante. Vous êtes dans le plâtre ou dans la pierre et vous vous débattez en vain pour bouger les mains, dégager les voies respiratoires. C’est le socle qui cède, le vide vous happe par en-dessous.

Vous sursautez violemment. Vous vous réveillez à demi redressée contre l’oreiller, les draps repoussés, la nuisette entortillée sur les hanches.

Vous ouvrez grand les yeux pour les fermer aussi vite, tout était tellement étrange dans ce rêve que ça vous englue par tout le corps. Vous reculez la tête jusqu’à heurter le mur, la main posée sur la gorge. Vous vous forcez à demeurer inerte, malgré un mal de crâne en torpille.

Vous inspirez profondément, vous comptez jusqu’à cinq.

Un sentiment d’étrangeté vous gagne à mesure que votre respiration s’apaise, dans une densité de silence qui vous étonne, puis vous trouble. Une certitude en jaillit : vous n’êtes pas chez vous.

Vous tentez précipitamment de rembobiner le film de la soirée. Votre effort n’a pas d’autre résultat que de vous déchirer la tête en céphalée : sur l’écran de vos paupières, les souvenirs s’arrêtent obstinément devant la porte de votre appartement à l’instant où vous sortez vos clés pour y entrer, soulagée d’arriver au week-end pour mettre le stress en pause (c’est votre premier vrai boulot de journaliste, vous êtes encore en période d’essai ; le soir il vous arrive de pleurer en regrettant Issoudun où vous avez grandi).

Vous insistez, la migraine répond coup pour coup.

Vous ouvrez les yeux. Vous êtes dans une chambre inconnue dont les rideaux laissent passer les premiers rayons de l’aube. Vous êtes certaine, absolument certaine de n’avoir jamais mis les pieds ici.

Une masse se retourne lourdement sur votre gauche, vous apercevez une main pleine de poils qui n’est pas celle de Vincent s’approcher de votre cuisse. Vous vous recroquevillez d’un bond. Vous y regardez à deux fois, mais la deuxième c’est toujours le même vieux qui est là, dans le lit, vautré dans sa chair dégoulinante la bouche entrouverte, et qui dort paisiblement, qui dort sans vergogne torse nu à côté de vous qui ne l’avez jamais vu de votre vie jamais.

L’incompréhension vous étrangle. Même ivre morte, même au bord du comas éthylique vous ne pouvez pas avoir couché avec ça.

Vous êtes debout avant d’y songer, vous tordez les jambes et vous réprimez un gémissement à l’instant de jeter un nouveau coup d’œil à l’inconnu au corps avachi avant de balayer la pénombre du regard. La porte est de l’autre côté du lit. Vous attrapez le tas de vêtements posé sur la chaise à votre droite, ce doit être les vôtres. Alors que vous avancez autour du lit dans la peur que la peur vous fasse trébucher, le passage est étroit et vous ne voyez pas vos pieds, l’expression drogue du violeur traverse le chaos qui vous tient lieu d’espace mental, GHB en lettres rouges, le journal vous a commandé un article évidemment sensationnaliste il n’y a pas trois semaines.

L’hypothèse vous glace les sangs mais vous vous y agrippez aussi vite. Vous ne vous demandez même pas où et quand et comment ce type d’au moins cinquante ans aurait pu vous faire avaler ce truc, vous ne vous demandez même pas pourquoi il vous aurait enfilé une chemise de nuit : vous n’avez plus qu’une unique urgence, vous tirer avant qu’il se réveille, avant qu’il vous assassine, peut-être.

La clenche ne grince ni dans un sens ni dans l’autre. Vous placez une confiance aveugle dans votre instinct, vous avez raison : il vous amène tout droit dans l’entrée. Vous enfilez par dessus la chemise de nuit le pantalon et le cardigan que vous avez récupérés, ce ne sont pas les vôtres mais ils sont à votre taille. Vous attrapez un imper au hasard. Pas de chaussures en revanche. Vous irez pieds nus. Vos mains s’emparent mécaniquement du sac posé en évidence sur la commode. Vous manipulez la porte d’entrée avec des précautions d’entomologiste, enfin vous dévalez les escaliers, vous respirez mais vous avez le souffle terriblement court, ça doit être ce mal de tête qui vous bat les tempes et jamais autant que lorsque vous en appelez aux souvenirs manquants, personne ne vous avait raconté ça dans votre enquête sur le GHB.

***

C’est une rue en pente qui elle non plus ne vous rappelle rien. Vous prenez à droite, parce que ça descend. Vous ne pensez même pas à relever le numéro ou le nom de la rue, vous ne songez qu’à bifurquer, disparaître du paysage. Vous marchez si vite qu’on dirait courir. Le genou droit vous lance, vous tentez d’étouffer les petits cris de douleur que vous arrachent vos pieds nus. Vous espérez confusément voir un commissariat apparaître. Vous vous sentez engoncée aux coutures, ça tire de partout, le mot gangue danse devant vos yeux humides, il faut en sortir, vous accélérez encore.

Vous attendez d’avoir tourné trois fois pour ralentir. Vous reprenez votre souffle. Jamais vous n’avez eu les jambes aussi lourdes. Vous jetez un coup d’œil sur les fringues d’un autre âge que vous portez, des fringues de vieille. L’hypothèse que vous pourriez croiser un collègue du journal dans cet accoutrement éclipse le sentiment rémanent qu’une pellicule d’étrangeté colle à la rue déserte, colle aux voitures, colle aux panneaux, vous colle aux basques.

Aucun taxi ne passe. Vous remontez votre manche gauche mais on vous a volé votre montre. Vous êtes perdue. Vous vous demandez pour la première fois de quoi vous auriez l’air, au commissariat, s’il en apparaissait un, vous qui ne vous souvenez de rien, absolument rien des dernières heures. Et si vous étiez sortie de votre propre chef à la recherche de n’importe quel truc pour planer, oublier le stress au journal, oublier l’inertie de Vincent, vous venger de ses fausses promesses de quitter sa harpie ?

Rien que d’y penser vous essore le ventre. Qu’est-ce que vous foutez de vos nuits, bordel ?

La façade de la mairie du XIe se dresse soudain devant vos yeux, massive et grise et tellement fidèle à elle-même que vous en êtes émue. Vous vous félicitez d’être partie dans le bon sens : vous n’êtes plus très loin, vous ne pensez plus qu’à vous laver, vous laver enfin, frotter encore, frotter mieux, dormir.

***

Vous faites le code, vous repoussez vivement la porte. Vous vous étonnez de la peinture décatie dans la cage d’escalier.

Arrivée au deuxième étage vous ne pouvez pas y croire, vous le murmurez à voix haute. Vous essayez quand même d’enfoncer la clé, malgré l’évidence : quelqu’un a changé la serrure.

Durant la nuit ? Durant cette putain de nuit ?

Vous tapez sur la porte, de rage.

Un type que vous n’avez jamais vu sort de l’appartement mitoyen, hirsute, en pyjama criard, son café à la main. Il a le front de vous demander ce que vous foutez là. Il ne vous propose aucune aide. Il vous détaille de la tête aux pieds, prétend connaître les voisins, ajoute qu’ils sont en vacances, qu’il s’occupe du chat et des plantes.

Le ton monte. Vous l’accusez d’association de sales squatteurs, ça fait quatre ans que vous vivez ici, il répond méprisant que lui c’est depuis 2015, cette moquerie stupide vous rend folle. Vous vous apprêtez à sortir votre carte de presse avec l’adresse dessus, noir sur blanc pour lui rabattre le caquet mais il vous claque la porte au nez en menaçant d’appeler les flics. Qu’il les appelle !, vous hurlez à travers la porte.

Vous vous effondrez sur le tapis brosse.

Vous fouillez votre sac, vous en sortez un paquet de mouchoirs et un autre de cigarettes, une horrible photo de bouche édentée vous saute à la gueule dans le même temps que vos mains lâchent le paquet : vous tendez les doigts dans la lumière, vous les observez recto verso, comment c’est possible ?

Le minuteur coupe la lumière, un retour de colère vous remet sur vos pieds. On vous enlève, on vous drogue, on vous trempe les mains dans la javel et là-dessus on veut vous foutre à la porte de chez vous ? Les flics, vous décidez d’aller les chercher vous-même, tant pis pour les chaussures.

***

Vous vous présentez au guichet. La violence du mal de tête manque de vous faire tomber au sol tandis que vous vous précipitez dans une bouillie d’explications que vous désespérez de rendre moins confuses. Vous parlez de drogue du viol et aussitôt de squatteurs menaçants, vous patinez à tenter de rattraper les mots qui vous échappent dans un sanglot d’impuissance. On vous promet une prise en charge rapide, derrière vous un type soupire ostensiblement. La policière vous invite à patienter, pour vous ce ne sera pas long, elle insiste sur le « pour vous ».

Vous vous asseyez. L’état de vos mains vous obsède. Vous les regardez à nouveau, doigts tendus devant vous, tout le monde vous observe, ça vous énerve, mais moins que les bruits métalliques, les interpellations d’un couloir à l’autre, les sonneries agressives. Le type pressé vous interpelle en faisant un geste du menton vers votre sac, excédé, c’est votre téléphone qui sonne à nouveau, madame. Vous plongez la main dans le sac, vous sentez vibrer un objet plat, vous le regardez sans comprendre, vous voyez s’afficher le prénom Laurent, vous ne connaissez pas de Laurent, vous lisez troisième appel en absence, vous cherchez désespérément les touches pour répondre, ce machin n’a pas de touches, la sonnerie s’arrête enfin. Un jeune inspecteur aux cheveux roux ouvre la porte et vous appelle par votre nom, vous vous élancez dans ses pas.

Il vous propose une chaise dans le bureau étroit qu’il partage avec une collègue plus âgée. Il se montre courtois. Vous vous appliquez à raconter mieux ou moins mal. Les syllabes sont des cailloux jetés dans la pente, vos phrases hachées courent pour les rattraper, vous allez tomber, vous vous rattrapez au silence mais les questions de l’inspecteur vous relancent dangereusement. Il vous demande pour la deuxième fois quel jour nous sommes, ce n’est pas le jour de la semaine mais le mois et l’année qu’il veut savoir. Interloquée, vous répondez samedi 27 juin 2005. Il se tait, semble hésiter, échange des regards avec sa collègue. Vous le voyez sortir sans un mot et vous planter là. Vous pensez en profiter pour aller aux toilettes, mais sa collègue vous arrête. Il vous faut parlementer. Elle vous accompagne. Une lumière trop blanche se déclenche automatiquement lorsque vous entrez dans l’éclat d’un miroir piqueté de noir.

II

Combien de temps que vous êtes ici à mariner dans ce mauvais jus d’amertume et d’oubli ? Vous n’en avez pas la moindre idée, assommée par les médicaments que vous avalez docilement par peur des crises. Du moins les doses se font de plus en plus légères. Vous marchez sans trébucher et vous avez désormais le droit de quitter l’étage pour arpenter le jardin, un grand parc, en vérité. Il descend vers la Seine, vous le savez, mais c’est en vain que vous aimeriez la voir, la Seine, vous y baigner, vous laisser emporter : elle est cachée derrière les grandes haies touffues qui dissimulent mal des grilles infranchissables, en tout cas pour vous qui avez renoncé à y songer, même si côté rue c’est encore pire, deux sas de sécurité à franchir et des vigiles en permanence.

Comme y insiste le docteur Marc, vos dernières crises n’auront été qu’une faible réplique de la première, dans les toilettes du commissariat, lorsque le miroir vous a happée par les yeux, deux yeux noirs qui étaient indéniablement les vôtres mais autour desquels un visage de cauchemar s’était substitué au vôtre. En réalité, vous n’avez strictement rien pensé, à cet instant, même pas le mot « vieille », vous vous souvenez seulement du lavabo qui a commencé à trembler, serré entre vos mains, et d’un début de hurlement. Il a fallu vous maîtriser de force, ils disent que vous vous lacériez le visage. Vous vous êtes réveillée ici, entravée de sangles.

Vous savez désormais que vous êtes en banlieue parisienne, dans une clinique psychiatrique disposant d’un secteur fermé. C’est absurde. Tout le monde est d’accord. On vous promet un transfert dans un service de neurologie de la Pitié-Salpêtrière. Vous avez signé des batteries de papiers, de décharges dont l’une autorise à forcer vos appareils électroniques, auxquels vous n’avez vous-même pas accès. Ils ne cachent pas leur étonnement face à votre indifférence aux secrets qui pourraient nicher dans la vie de cette femme de 44 ans que vous seriez donc devenue durant ce futur révolu, comme vous dites pour faire court durant les consultations, un futur révolu dont vous avez tout oublié, un futur foutu.

Pourvu qu’ils en dénichent, des secrets, vous pensez, dans cette triste biographie dont on vous dit qu’elle est la vôtre mais que vous n’avez pas vécue. Vous aimeriez vous en convaincre : la vie de cette femme telle qu’on vous la présente ne peut être qu’une couverture, elle est une doublure, il y a autre chose, forcément, un dessous des cartes, elle ne tiendrait pas, sinon, vous pensez, sans penser que de fait elle n’a pas tenu, puisque vous êtes ici.

Un petit sourire amer vous tord les lèvres : dorénavant vous l’appellerez la doublure, ce personnage principal de votre biographie inconnue, ce sera plus simple. Ça vous titille un instant, ça vous titille presqu’au point de vous rendre curieuse, de vous donner envie d’aller fouiller dans ses armoires à la recherche de photos cachées, fouiller dans ses tiroirs, peut-être qu’elle a une double ou une triple vie, une vie sans fond, vous en venez à espérer que c’est là que niche le traumatisme que tout le monde cherche mine de rien, une vraie chasse au trésor, un traumatisme connu d’elle seule, la doublure, rupture brutale, trahison, abandon qui l’aura laissée comme la langue de sable tiraillée de sel lorsque la mer se retire, à bout de passion.

***

En attendant vous déambulez lentement par les allées, toujours les mêmes, quoi d’autre ? Que le transfert à la Pitié soit retardé de jour en jour vous rend suspicieuse, à la fin. Parce que vous êtes amnésique, c’est désormais un fait solidement établi dans votre tête, mais vous n’êtes pas une buse, non plus : vous avez bien compris qu’au prétexte de vous protéger de vous-même, ce sont les autres et leur petite normalité qu’on protège en vous isolant, à commencer par cette famille que vous auriez donc si docilement composée.

Vous aimez bien le docteur Marc, cependant, il a un bon sourire, même si vous doutez qu’il comprenne grand-chose au phénomène qu’il décrit, pas davantage que les neurologues, dont certains ont décidément l’air de vous soupçonner de simuler, cette grande femme brune en particulier, l’autre jour vous avez même pensé qu’elle est jalouse de votre jeunesse, il vous a fallu trois minutes pour réaliser l’absurdité de la supposition, c’est le genre de piège où vous vous prenez régulièrement les pieds. Ils emploient tous des expressions différentes, de toute façon, perte de la mémoire épisodique dans l’amnésie rétrograde selon l’un, ictus ayant entraîné une perte de mémoire organique transitoire selon l’autre, ça ne vous avance pas.

Vous vous asseyez sur un banc pour sortir une fois de plus le carnet où vous notez ce que vous ne devez pas oublier de dire ou de demander au docteur Marc, demain matin. Vous le voyez tous les jours quand il fait son tour des chambres, mais vous ne disposez que d’un ou deux rendez-vous avec lui par semaine, c’est peu. Vous hésitez à noter l’impossibilité où vous êtes d’apprivoiser ce corps infidèle sous les caresses, la très grande vitesse à laquelle vous le lavez les yeux fermés, mais vous ne l’écrivez pas, c’est gênant, et puis il ne faudrait pas que ça passe pour de la provocation. Vous hésitez aussi à évoquer la vision qui vous a saisie, ce matin, qui vous accompagne, comme imprimée sur vos rétines. L’image d’une femme rayonnante, c’est l’adjectif qui vous vient, que vous voudriez dire au docteur Marc, en vous gardant d’ajouter qu’elle est par le fait tout l’inverse des zombies bourrés de psychotropes qui parcourent les allées du parc. Vous craignez qu’une absence d’intérêt du psychiatre vous condamne à surenchérir, en faire trop, ajouter qu’elle vous éblouit, du haut d’une volée de marches où votre vision l’a arrêtée net dans un manteau sombre, chic, sur lequel tranchent les couleurs vives d’un foulard alors qu’elle marche vers vous, que son regard vous accueille comme ses bras prêts à s’ouvrir. Un toute petite bouffée de bonheur, une bouffée quand même.

Vous vous levez, les doses baissent mais vous peinez encore à rester en place sans trembler. Vous recommencez à déambuler. Vous voudriez tant vous laisser au moins un peu gagner par la douceur du paysage, une douceur que vous voyez mais que vous n’éprouvez pas. Vous détournez brusquement le regard en apercevant au bout de l’allée l’un des deux quinquagénaires qui persistent à vous tourner autour, vous vous empressez de bifurquer. Ils vous fatiguent avec leurs néologismes, leur élocution pâteuse. Aucun intérêt.

Au fond, vous y songez en pressant le pas, au fond vous faites avec eux exactement la même chose que les jeunes gens dont vous vous êtes spontanément rapprochée, le premier jour où vous aviez retrouvé la capacité de vous mouvoir et de regarder autour de vous. Vous avez vite compris le malaise, quand ils ont voulu se planquer pour partager un joint, ils appellent ça de la weed. C’est qu’ici où personne ne parle de ce qui l’amène, aucun d’entre eux n’est supposé savoir que vous avez 26 ans. Tous vous regardent comme si vous étiez ce que vous savez désormais que vous êtes, une vieille de 45 ans, il vous a bien fallu l’admettre au plan intellectuel à force d’être bombardée d’informations et de photos, et même les photos d’un mariage où l’air vous manque de reconnaître en moins épais celui que vous persistez à appeler l’homme de la nuit du GHB, on a beau vous reprendre, il s’appelle Laurent, c’est votre mari, le père de vos enfants, rien n’y fait. Sans parler des smartphones et de toutes ces expressions barbares impossibles à retenir qui vous tombent sans cesse dessus, au fil des jours et des séances de travail c’est un tissu d’évidences du genre inextricablement indéniables qui s’est refermé sur vous – et pourtant ces évidences demeurent une abstraction totale. Chaque matin tout est à refaire, au sortir de rêves agités où s’invitent parfois Vincent et le sourire carnassier du chef de service, au journal. Que vous les retrouviez dans le meilleur ou le pire de leurs rôles, eux seuls sont vraiment vivants. Ils le demeurent quelques secondes, jusqu’à ce que vous rebondissiez violemment sur la vitre invisible derrière laquelle vous ne pouvez pas ne pas voir l’autre réalité, celle qui vous entoure, une réalité sous vide qu’aucune émotion sensible ne vient innerver.

Vous contournez la chapelle désaffectée pour la cinquième fois de la journée en songeant que, contrairement à ce qu’a dit le docteur Marc l’autre jour, ce n’est pas de le formuler ainsi, qui est terriblement triste, mais de l’éprouver : vous êtes emmurée en 2005 au beau milieu de 2023, tout à fait seule à vous cogner à des vitres incassables.

***

Vous raccrocher au bon sourire du docteur Marc vous fait sensiblement du bien, cependant, et parfois dans son bureau vous vous laissez bercer quelques minutes par sa voix chaude, vous parvenez presque à croire et même peut-être à espérer que ce qui vous arrive est effectivement transitoire, puisqu’il le répète, vous certifie qu’il n’y aurait aucun cas dans la littérature scientifique où ce type d’amnésie psychogène ne se soit résolu de lui-même, au bout d’une journée, trois semaines ou huit mois. Sinon que, sitôt sortie de son bureau, vous n’avez plus aucune envie de décider si le pire serait de rester coincée dans le no man’s land où vous êtes ou de vous retrouver vraiment dans cette espèce de boîte étroite où tout est tellement petit, l’existence dont vous avez fini par admettre qu’elle est la vôtre mais qui vous fait horreur, vous le gardez pour vous par politesse mais franchement quelle petite existence de merde on vous destine, comment est-ce que la doublure a réussi à caser là-dedans votre vraie vie à vous ? Elle est bien trop grande pour y loger, votre vraie vie, grosse de tous les espoirs, les rêves et les chagrins qui vous remontent par tout le corps matin après matin. C’est une vie où jamais au grand jamais vous ne vous êtes projetée en espèce de mère formidable qu’on vous raconte que serait la doublure, une mère attentionnée en tout cas, qui aurait toutes les raisons d’être fière d’elle, membre active de l’association de parents d’élèves avec ça, ce qui ne vous arrache que des moues d’incompréhension. Cette femme dont on vous parle n’a décidément que ce genre de conneries à foutre pour se convaincre de son existence, à quarante ans passés, rédactrice en chef adjointe qu’elle se trouve être du prestigieux mensuel Le Cardiologue français, il faut voir ce tissu de publireportages pharmaceutiques et de schémas morbides pour y croire, au diable tout ça.

La vie que vous désespérez de ne pas retrouver, c’est la vôtre. Les seules informations qui vous touchent se limitent à votre famille, vous voulez dire vos parents, votre frère. Celles que vous avez attendues avec le plus d’impatience concernaient Vincent, ce qu’il était donc devenu 18 ans plus tard, divorcé, remarié mais pas avec vous, trois enfants, d’après lui vous ne l’auriez jamais revu depuis l’automne 2005, vous avez refusé de le croire plusieurs jours durant, vous l’attendiez, il ne pouvait pas ne pas venir.

Vous avez compris l’inutilité de la révolte, cependant. Vous travaillez à vous rendre pleine de bonne volonté. Vous coopérez. Vous vous appliquez à songer au bon sourire du docteur Marc, vous passez des heures devant la seule photo qui vous semble vibrer un peu, parmi toutes celles datant des années occultées qu’on vous a montrées. Vous vous efforcez,  plantée devant, en essayant vraiment de vous convaincre, vous finissez par instants à y presque parvenir, un petit miracle, quand vous plongez dans les yeux des deux enfants qui seraient donc les vôtres, c’est officiel, c’est indéniable, votre corps en garde toutes les traces à défaut de la mémoire : vous réussissez à vous persuader que cette photo va enfin vous dire quelque chose, que c’est vous qui l’avez prise, face à Aurélien et Élise, ce sont leurs prénoms, que quelque chose est au bord de s’ouvrir dans le long tunnel de la mémoire, une étincelle qui vous donnerait l’étrange sentiment de reconnaître ce que vous n’avez jamais connu.

C’est la première fois que vous le formulez comme ça. Vous vous demandez si le docteur Marc estimera que c’est un progrès ou non, à l’instant où la sonnerie annonce le retour à l’étage, le placement docile dans la file indienne au comptoir des infirmières qui scrutent les lèvres pour s’assurer que chacun déglutit bien les médicaments prescrits.

La file avance lentement. Vous patientez. Au fond vous avez toujours été docile. Vous avez été docile au journal, en famille, à l’école, à la fac, face aux mensonges de Vincent, docile, toujours. Vous éprouvez une espèce de spasme temporel, subitement, vous manquez tomber dans un étrange revers du temps en vous surprenant à vous dire qu’il n’est pas si étonnant que la doublure ait la vie qu’elle mène, elle qu’on a obligée à passer par la file des médicaments à 26 ans. Il faut un mouvement d’essoreuse mentale pour vous ramener brutalement à la réalité de vos 44 ans. D’ailleurs c’est votre tour. Vous attrapez le verre que l’infirmière vous tend en cochant son registre. Vous déglutissez.

III

Vous êtes dans la salle des télex du film Brazil, vous la reconnaissez immédiatement, des silhouettes furtives d’hommes en costumes et chapeau des années 50 arpentent des allées sombres entre les machines informatiques du futur, un moustique passe, vous vous réveillez à l’instant où le moustique écrasé tombe sur une fiche en cours d’impression, c’est la vôtre, vous étranglez un cri mais vous poursuivez le rêve une fois réveillée, vous voyez sortir de l’imprimante une photo de 2004, celle de la première carte de presse, puis votre nom, votre prénom, votre date de naissance, les deux derniers chiffres occultés par un immonde pâté d’encre noire.

Vous vous levez. Vous n’avez aucun doute sur l’endroit où vous êtes. Vous allez boire un verre d’eau. L’horloge de la cuisine indique minuit vingt-cinq.

Vous êtes sortie de la Pitié-Salpêtrière le matin même. Vous vous repassez le film, il est d’une netteté hélas irréprochable. Vous aviez déjà eu des permissions d’une journée, mais cette fois vous êtes jetée dans le bain familial pour vous y réinstaller. L’après-midi a été épuisante. Tout vous semblait faux, factice, à commencer par vous-même évidemment. Vous avez appris le plan de l’appartement par cœur mais vous vous êtes cognée à tous les meubles. Vos enfants qui ont accepté de se regrouper dans la même chambre pour en libérer une vous attendaient dans le salon, à la descente du taxi. Ils se sont jetés dans vos bras, alors vous avez fait semblant, quoi d’autre ?

D’être factice dans un monde factice vous a vidée, il n’est bientôt resté de vous qu’une imposture. Vous n’êtes plus emmurée en 2005 : vous êtes une enveloppe vide au milieu du vide.

Vous vous êtes accrochée à l’idée que le premier jour était forcément le plus difficile, mais vous n’avez pas tenu au-delà de 17 heures. Vous vous êtes excusée, c’est trop d’émotion, il fallait vous laisser un peu de temps, vous vous êtes entendu demander pardon, n’importe quoi, vous avez juste besoin de solitude, de repos. Ils se sont empressés de répondre sur le même mode, soulagés peut-être.

Vous avez refusé de vous lever quand Élise et Aurélien sont venus ensemble vous dire que le dîner était prêt. Qu’on vous laisse dormir, vous n’avez pas faim. Un quart d’heure plus tard à peine, Laurent a frappé à la porte avant d’entrer avec un verre d’eau et trois pilules sur une soucoupe, adoptant un sourire d’apothicaire pour s’excuser de vous déranger, mais autant le dîner c’est une chose autant vos médicaments les médecins ont suffisamment insisté, il a jugé préférable de… Le feu de vos yeux a suspendu sa phrase. Vous avez attendu qu’il ait quitté la pièce pour avaler, vous recoucher.

***

Vous ne pouvez pas vous empêcher. Impossible de vous rendormir, de toute façon. Vous vous précipitez vers le coin bureau qui serait le vôtre, dans le grand salon, vous videz les tiroirs un à un, vous jetez par terre à mesure que vous dépouillez à la lumière orangée de l’abat-jour, factures, photos, fiches de paie, modes d’emploi, livret de famille, documents administratifs, vous cherchez les lettres, les lettres que Vincent vous adressait en 2005 et les autres, des lettres secrètes que vous espérez dénicher, vous ne savez pas ce que vous cherchez mais vous êtes incapables de vous arrêter. Vous videz progressivement les placards du bas de la bibliothèque où se sont amassés des monceaux de documents inutiles, tous les articles que vous écriviez au début des années 2000 soigneusement archivés, après plus rien et vous comprenez fort bien pourquoi vu les rédactions de merde où la doublure a échoué, plus aucune ambition il faut croire. Vous ne retrouvez même pas les lettres de Vincent, pendant quelques secondes vous êtes outrée, « on » les aura jetées, puis vous réalisez que c’est sans doute la doublure c’est-à-dire vous qui vous en êtes débarrassée. Vous désespérez. Vous plongez dans de vieux agendas à la recherche d’annotations cryptées, de rendez-vous codifiés, vous relevez en 2022 toute une période durant laquelle l’heure du déjeuner est régulièrement soulignée d’une espèce de fleur à peine esquissée, cela relance vos espoirs, bientôt c’est toute votre penderie qui y passe, dans le couloir.

Les vêtements sont à vos pieds, vous fouillez les poches quand il y en a, vous dépliez les tee-shirts, les chemisiers, vous secouez les sacs, les pochettes. Vous êtes tellement accaparée que vous n’entendez pas votre fils arriver. Vous faites un bond de dix centimètres quand il vous touche le bras nu, maman, tu auras tout le temps demain, viens te coucher. Vous le regardez. Vous savez bien qu’il a raison mais, quoi, vous lui feriez pitié, à ce garçon ?

Vous vous contenez. Vous finissez cette pile et vous irez dormir, promis, qu’il ne s’inquiète pas. Il hésite, tout imbus d’une responsabilité nouvelle bien trop grande pour lui, se balance d’un pied sur l’autre, jette un coup d’œil furtif vers la porte de la petite chambre où dort son père, au fond du couloir, enfin fait demi-tour. Comme une lame d’espoir ça vous déborde les lèvres, vous lui demandez s’il y a une cave, s’il sait si vous y avez entreposé des cartons, une malle, des caisses, n’importe quoi de ce genre ? Il se retourne, vous regarde. Il a l’air tout à fait navré. Il n’y a aucun carton dans la cave bourrée de vélos d’enfant et autres vieilleries. Vous insistez, à défaut d’une cave, il y aurait possiblement un autre lieu ? Il n’est pas sûr mais il croit que vous avez des archives à la campagne, à deux heures de voiture de Paris.

Vous vous accrochez à l’information.

Vous continuez une heure encore à détruire la penderie, vous vous attaquez à la partie de la bibliothèque supposée être la vôtre, vous secouez les livres un à un. Vous ne trouvez rien. Il est quatre heures du matin. Vous tombez comme une souche. Tout le monde vous laisse dormir.

***

Vous vous réveillez. C’est déjà l’après-midi, il est quinze heures. Si vous avez bien retenu vos leçons, l’appartement doit être vide. Vous vous demandez si on vous a laissé tranquille pour votre confort ou pour vous éviter : après tout le matin aussi vous êtes supposée prendre vos médicaments. Il est trop tard, de toute façon, vous laissez tomber.

Vous vous glissez dans le couloir. Vos vêtements ont été rangés, la penderie refermée. Vous espérez qu’au moins il n’ont pas remis le bureau en place. Vous vous dirigez vers le salon. Vous entendez des voix, peut-être des pleurs. Vous vous souvenez brusquement qu’on est dimanche. Ils sont là, tous les trois. Vous vous arrêtez avant le chambranle, la porte est entrouverte. C’est Élise qui pleure. Vous reculez dans la pénombre. Elle dit, elle répète qu’elle ne supportera pas. Le père essaie de la consoler mais il n’a que des paroles creuses qui terminent de vous exclure, vous allez forcément redevenir normale, les médecins sont formels, vous allez revenir vraiment, il faut tenir, l’effort sera bref, donnons-lui jusqu’à Noël en tout cas. Elise répète qu’elle ne pourra pas. Elle se dégage légèrement des bras de son père, dans le canapé, un instant vous voyez flamboyer ses yeux de défi, elle se lance, elle préférerait que maman soit morte. Elle renifle, se mouche. Elle ajoute, vraiment morte.

Vous pensez que c’est poignant, mais comme peut l’être la vie des autres. Vous vous dites que vous pourriez pousser la porte, entrer comme au théâtre, prendre sur vous et la prendre dans vos bras, mais ce ne sont que des idées. Votre corps ne bouge pas.

Vous retournez à pas de loup vous enfermer dans la chambre, vous en sortirez dans une heure, vous ferez du bruit.

***

Vous supportez mieux la soirée, tout est toujours factice, vous n’y êtes pas davantage qu’hier mais vous avez une perspective. Vous regardez vos enfants, en pensant qu’il vous faut mémoriser ce moment.

Vous n’avez aucune envie de partager un film, même un vieux film que vous êtes supposée aimer. Vous dites que vous préférez lire, que vous avez besoin de calme pour vous rassembler, vous retrouver peu à peu, c’est tout un travail. Vous vous éclipsez dans votre chambre.

Vous prenez une feuille, un stylo, un support, vous vous glissez dans votre lit. Vous vous donnez le temps. Vous ne prendrez vos médicaments qu’une fois la lettre finie. Le mieux est de faire bref, vous vous refusez à la fausseté putride du mélodrame.

Vous vous lancez. C’est Élise qui a raison. C’est pourquoi vous choisissez de disparaître. Vous reviendrez peut-être si, comme les médecins le prétendent, vous deviez retrouver la mémoire vive de toutes ces années perdues (c’est ce que vous écrivez, « années perdues » : vous hésitez à biffer, à recommencer, vous décidez de laisser tel quel). Qu’on ne vous cherche surtout pas, qu’on vous laisse libre de devenir qui vous êtes. Vous avez touché la prime d’assurance, vous pouvez vous donner du temps. Voyager, vous déplacer sans cesse et sans but vous semble la meilleure thérapie, et ils n’auront pas à souffrir de votre état. Vous ne téléphonerez pas mais vous promettez d’envoyer régulièrement une carte, un signe de vie, des lettres peut-être. Vous ne pensez même pas à rien demander en retour. Vous vous dispensez de déclarations fausses, vous signez de votre prénom.

Vous restez allongée sous les draps, les yeux braqués sur un avenir enfin ouvert et incertain. Vous êtes fébrile, mais cette fébrilité baignée de curiosité vous est agréable. Vous attendez le petit matin. Pour la première fois depuis des mois vous parvenez à vous caresser les épaules, les seins dont vous vous fichez qu’ils tombent puisqu’ils se tendent, les cuisses que vous parcourez doucement de la pulpe des doigts, remontant par l’intérieur. Vous ne fantasmez rien, vous écoutez votre corps, vous lui obéissez. Vous vous arc-boutez dans une décharge de plaisir, et puis vous somnolez en guettant le jour.

Il est six heures cinq. Vous savez exactement ce que vous allez faire, minute par minute, vous l’avez visualisé dix fois : vous vous habillez, vous ouvrez la porte le plus délicatement possible, vous ne passez pas par la salle de bain, vous n’emporterez rien, pas de valise, aucun de ces vêtements qui ne sont pas les vôtres, seulement votre sac dans lequel vous glissez les plaquettes de médicaments. Sur la table de la cuisine où les bols sont déjà prêts vous posez en évidence votre téléphone sur la lettre. Vous prenez un manteau, des chaussures plates. Vous sortez, vous descendez l’escalier calmement.

Vous êtes dans la rue en pente. Vous savez qu’il faut prendre à gauche pour vous diriger vers la Bastille, de là vous irez à la gare de Lyon.

Vous vous arrêtez devant un distributeur. Vous tirez d’abord 200 euros, puis encore 200, à la troisième demande l’automate refuse, une histoire de plafond. Il fait frais, mais beau. Un vent léger court les rues, traînent des odeurs de croissants.

Vous regardez vos mains sans davantage d’effroi que votre silhouette dans les vitrines. Marcher anime votre corps, réchauffe le sang que vous sentez circuler, vous êtes étrangement calme, étrangement bien, vous êtes libre.

Vous arrivez tranquillement gare de Lyon. Vous êtes en bas d’une volée d’escaliers qui mènent à la gare. Vous les reconnaissez immédiatement. Ce sont les escaliers de la vision qui vous a obsédée, à la clinique. Vous êtes à peine surprise de voir cette femme apparaître en haut des marches. Vous voyez qu’elle vous voit. Vous voyez qu’elle voit que vous voyez qu’elle vous voit. Son visage s’illumine. Elle descend en ouvrant les bras par avance, son manteau s’écarte autour du tailleur noir, découvrant le foulard qui tranche par ses couleurs vives. Vous frémissez d’attente. Vous montez vers elle, vers ses yeux de joie. Elle dit, enfin ! Elle vous enlace, puis se recule légèrement pour vous regarder, puis le répéter en détachant les syllabes, enfin !, enfin, et c’est bien suffisant d’être indubitable, puisque vous y êtes : vous êtes là.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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