La maison du magicien
« Tu sais comment il est »
« Tu sais comment il est. » Quand ma mère me parlait de mon père, elle allait droit au but, toujours le même : pour affronter n’importe quel problème posé par cet homme énigmatique, ce Rubik’s Cube souriant et moustachu, il fallait savoir-comment-il-est. Alors que je réclamais ses lumières, elle me repoussait dans les ténèbres les plus sombres d’un perpétuel tic de langage, qui ressemblait davantage à une formule magique qu’à une pensée rationnelle : « Tu sais comment il est. » D’ailleurs, à l’évidence elle l’ignorait elle-même, nul ne le savait – même pas, peut-être, l’Enfant Jésus, qui connaissait immanquablement les secrets du cœur les plus cachés, comme me l’assuraient les religieuses en classe. Mais, remâchais-je, pourquoi chacun devrait-il être d’une certaine façon, obligeant les autres, pour leur bien, à le savoir ? Ne pourrions-nous pas être, simplement, tous identiques ? À l’époque, j’étais un enfant très normal, parfaitement adapté : une version en miniature de l’adulte que je deviendrais, dépourvu de pics et de gouffres. J’avais tendance à prendre les maximes de ma mère pour argent comptant, toutefois j’ai continué de détester cette façon de parler presque autant, au moins, que la célèbre énormité « Connais-toi toi-même ». Je me suis toujours fichu de me connaître moi-même et de savoir comment sont les gens. Quant au premier point, j’ai la sensation que, si l’on avance comme on peut dans la vie, on le fait en général inconsciemment : à son insu, pour ainsi dire. Moins on se connaît, mieux on se porte. Quant aux autres, ce qui compte le plus, à mes yeux, ce n’est pas comment ils sont, mais qu’ils aient de l’affection pour moi. Je suis comme les chiens, j’attends une caresse, un petit biscuit. Les chiens ne se connaissent pas et ne savent pas comment sont les êtres. Pour eux, la seule vérité au monde consiste en cette caresse, en ce petit biscuit.
Tu. Sais. Comment. Il. Est. L’oracle menaçant commença à retentir dans les propos de ma mère à la fréquence d’un signal d’alarme emballé quand mon père annonça de façon totalement inattendue qu’il m’emmènerait à la Biennale. J’avais neuf ou dix ans. Que mon père aimât l’art contemporain était l’une des rares choses à propos desquelles on pouvait mettre la main au feu. Il était en cela un véritable enfant de son siècle chimérique et violent. Points, lignes, surfaces : il s’y entendait, il avait du goût et de l’intuition. S’il avait eu de l’argent, il aurait été un grand collectionneur. Du reste, ce n’était pas posséder, mais regarder qui l’intéressait. À Rome, juste après la guerre, il avait pris l’habitude de fréquenter des peintres dotés d’une vie intérieure complexe et de perceptions subtiles. Il les vénérait tout autant que l’odeur d’essence de térébenthine qui flottait dans leurs ateliers, les taches bariolées sur leurs blouses de travail. À cette époque, il était si pauvre qu’en moyenne il ne pouvait s’octroyer qu’un seul repas par jour. J’ai gardé certains albums de cette période, dans lesquels il collait toutes les reproductions qu’il réussissait à trouver de Picasso, de Mondrian et d’autres maîtres. Des musées particuliers de papier et de colle. Il avait une prédilection pour Paul Klee. Un jour, après qu’un médecin eut émis sur son compte un diagnostic terrifiant, il se rendit à Berne parce qu’il voulait voir, avant de mourir, des tableaux remarquables de Klee conservés dans cette vieille cité. Anges, spirales, pyramides chromatiques… Cette initiative digne d’un véritable cinglé se révéla plus bénéfique qu’on ne l’aurait imaginé. Il vécut cinquante années supplémentaires, au moins, soit parce que le diagnostic du médecin était erroné, soit parce que les œuvres de ce sage artiste suisse – considéré, en effet, par beaucoup comme une sorte de chaman – avaient eu sur lui un effet thaumaturgique. La raison se tait dans ce domaine, et elle fait bien, parce que la raison s’attache aux faits en général, non aux individus en proie à leur folie et leur vaine terreur de la mort. Si la raison s’occupait des individus, elle deviendrait folle à son tour. Comme si la géométrie fondait ses lois sur les gribouillages des déments, plutôt que sur les triangles et les sphères. Bref, mon père allait toujours à Venise visiter la Biennale. Que telle ou telle édition lui plût ou le déçût, il est impossible de le savoir : toutes ses habitudes étaient couvertes d’un voile de mystère et, assurément, personne ne lui demandait de comptes sur quoi que ce soit.
« Tu verras, ça ressemble un peu à un parc d’attractions. » Le jour où il décida de m’emmener – en 1972 environ –, j’étais vraiment heureux. Ma mère, inégalable dans l’art de distinguer le côté tordu de toute chose, se chargea de compléter la recette en y ajoutant la dose d’angoisse adéquate. « Écoute-moi bien. Dès que tu arriveras à l’hôtel, prends une petite savonnette et mets-la dans ta poche sans ôter l’emballage. N’oublie pas, pour une fois. Le nom et l’adresse de l’hôtel y sont inscrits, au cas où tu te perdrais. Le nom des hôtels est sur toutes les savonnettes. À Venise, il est facile de se perdre, Venise est un labyrinthe, tu vois le labyrinthe de ton puzzle ? Venise est mille fois pire, mais il est doublement facile, pour toi, de te perdre, parce que tu es distrait et parce que ton père ne prendra absolument pas la peine de s’assurer que tu le suis. Tu sais comment il est. Vous êtes mal assortis. Un adulte qui ne se soucie jamais de son prochain et un enfant qui a toujours la tête dans les nuages. Vous seriez capables de vous perdre dans le couloir de la maison. Accroche-toi au bas de sa veste, à son imperméable, à n’importe quoi. N’oublie pas : il ne se retourne jamais, c’est toi qui dois rester collé à lui. » Avec son mélange inimitable de superstition et d’anxiété, typique de nombreux Méridionaux et des Calabrais en particulier, ma mère était un phénomène dans l’art de dessiner à l’horizon des scénarios catastrophiques. Quand elle vous décrivait un champignon vénéneux, vous aviez la sensation de l’avoir déjà avalé par mégarde ; quand elle annonçait de la pluie, vos vêtements étaient trempés et lourds avant même que vous ayez posé un pied hors de chez vous. La pensée de mon père et moi en voyage à Venise évoquait pour elle une sorte de château de cartes construit sur un rebord de fenêtre par un jour de vent. Non que ce voyage lui déplût, au contraire. En premier lieu, elle se réjouissait que mon père y eût pensé et elle approuvait mon enthousiasme ; mais, tel le don Juan de Castaneda, elle était persuadée qu’« un homme va au savoir comme il part pour la guerre[1] ». Il ne fallait pas que je prenne à la légère la question du caractère de mon père. À fortiori dans le labyrinthe vénitien : vraisemblablement plus traître et enchevêtré que mon innocent puzzle géométrique. La raison pour laquelle les Vénitiens s’étaient infligé, au moment de se bâtir une ville, l’énorme emmerdement qui consistait à lui donner la forme d’un labyrinthe m’échappait complètement. Le problème, toutefois, n’était pas le labyrinthe en soi, c’était d’y aller avec mon père : un Dédale ne se souciant guère d’Icare. Mon père – expliquait-elle longuement – était incapable de demeurer de façon permanente parmi nous, les pieds plantés sur notre vieille, sûre et somnolente Terre Mère, en compagnie de ses semblables : la seule compagnie que nous ayons, en fin de compte. Il avait l’habitude de partir au beau milieu de tout, ni vu ni connu (« L’enveloppe reste, mais lui, on ne sait pas où il est ») : difficile de deviner combien de temps il s’absenterait. Avec le regard intéressé d’un enfant, je peux ajouter que ses retours étaient caractérisés par une gaieté et une générosité carrément démesurées. L’intercepter à ces occasions comportait de nombreux avantages. Devenu adulte, j’ai lu le célèbre essai de Montaigne sur la solitude, qui conseille de se créer en son for intérieur une sorte d’arrière-boutique*[2] où se réfugier, y compris en présence d’autrui, pour recouvrer sa propre autonomie, cette maîtrise de soi toujours menacée par notre prochain. Et j’ai aussitôt pensé à mon père. Il semblait, pour sa part, vivre de façon plutôt permanente dans son « arrière-boutique ». En d’autres termes, bien qu’il fût parfois adorable, il avait la condition naturelle, l’instinct primaire d’un homme terré, d’un déserteur de la société humaine. « Tu vois ces falaises lisses qui surplombent la mer ? Voilà comment est ton père quand il ne veut pas vous écouter. Il n’offre pas de prises. » Autres métaphores du répertoire généreux de ma mère : le poulpe, dissimulé derrière l’encre très noire qui lui sert à se défendre. Un téléphone qui sonne dans le vide. Toujours le même Sphinx. Depuis notre plus tendre enfance, ma sœur et moi étions accoutumés à le suivre, lorsque c’était nécessaire, ainsi que les canetons de Konrad Lorenz suivent la première chose qu’ils voient en sortant de l’œuf, que ce soit la cane légitime ou une balle en plastique, sans se demander si la balle ou leur maman pensent à eux. Notre empreinte : Suis Celui Qui Ne Se Retourne Pas. Ma mère, qui avait également la mauvaise et absurde habitude de déclarer qu’elle n’aimait pas répéter les choses, les répétait en réalité et en offrait des variations jusqu’à l’épuisement. Mais l’éducation est ainsi faite : des mots qui creusent comme des gouttes la pierre friable de n’importe quel crâne. « N’oublie pas la savonnette. Emballée, sinon ça ne sert à rien. Il faut qu’il y ait dessus le nom de l’hôtel. Je l’ai dit également à ton père, mais tu sais comment il est. »
L’appréhension est toujours un article utile à placer dans sa valise – je suis resté fondamentalement d’accord avec ma mère sur ce point. Un certain degré de méfiance, dans le dispositif du monde et en nous-même, vis-à-vis des mécanismes délicats et imprévisibles est la meilleure des boussoles : à l’intérieur du labyrinthe de Venise et de tous les autres. Le monde entier est Venise. Quand un enfant sait que son père ne se retournera jamais pour s’assurer qu’il le suit… à lui de prendre cette circonstance comme un jeu, un défi. En feignant, par exemple, de filer son géniteur, comme dans les films. L’histoire d’Orphée et Eurydice, récemment apprise en classe, ne pouvait que me réconforter. Si ce crétin plein de morgue avait imité papa, n’aurait-il pas ramené sa femme à la lumière du soleil, au lieu d’anéantir tous ses efforts par un mouvement d’impatience pour le moins névrotique ? Pourtant, les lois de la vie humaine contredisent et détruisent toute forme de rationalisation. Un mot de trop, une réflexion de trop suffisent à saboter l’orientation la plus sage, la décision la plus pondérée. En m’invitant à exercer au maximum ma capacité d’attention, ma mère parvint à inoculer les germes d’une catastrophe excessivement annoncée. Laquelle se produisit en effet. Après être descendus de notre wagon-lit – de loin le moyen de locomotion préféré de mon père –, nous nous étions installés à l’hôtel, où je m’étais hâté de glisser une savonnette emballée dans la poche de mon pantalon. Une fois prêts, nous avons traversé la place Saint-Marc pour rejoindre le vaporetto. Mon père était dans notre monde et, se rappelant l’amour que je vouais aux animaux (à l’époque, j’avais l’intention de devenir vétérinaire), il me proposa d’acheter un sachet de grains de maïs pour attirer les pigeons sur mes mains et mes épaules. Il avait ceci de fantastique : il se souvenait toujours des choses susceptibles de plaire à un gamin, il les encourageait. Aujourd’hui, le passe-temps innocent qui consiste à nourrir les pigeons est presque considéré comme un crime de guerre, et les étals où les vieillards vendaient des sachets de graines sur la place Saint-Marc ont disparu depuis un temps immémorial. Je fis monter les volatiles faméliques sur mes mains, mes épaules et ma tête. Un battement d’ailes des plus exaltant m’enveloppa tout entier : une version maison du célèbre clip de Madonna chantant « Frozen ». Lorsque je n’eus plus de grains, ces bêtes parfaitement dépourvues d’affect – pour ne pas dire « connes » – s’éloignèrent aussitôt. Encore enivré par cette expérience, j’ai levé les yeux et c’est à cet instant précis que j’ai commis l’erreur. Telle est la vie humaine, que cela nous plaise ou non : vous nourrissez, tout heureux, les pigeons et, l’instant d’après – il suffit d’une fraction de seconde –, bienvenue dans l’Inconnu, dans l’Effroyable. Je vis le trench-coat de mon père de dos, la ceinture pendant sur le côté : son trench marron clair si familier. Les mains dans les poches, il se dirigeait d’un pas rapide vers les arcades de la place Saint-Marc, du côté du Caffè Quadri. Oubliant les pigeons, je me précipitai derrière lui et attrapai sa ceinture. Maman avait raison : papa ne se retournait jamais. Nous avons bientôt été engloutis par les arcades, peut-être pour nous engager dans la calle qui mène tout droit au Rialto, en tout cas pour nous enfoncer dans les méandres ombragés de Venise. Et soudain… Les instants où nous nous apercevons que nous avons fait une énorme connerie sont fichés dans le temps et dans notre mémoire avec de fines aiguilles d’angoisse et de honte. Aujourd’hui encore, lorsque j’y repense, j’en ai le frisson. Un type, un type ordinaire qui n’était pas mon père, mais un monsieur de Venise se dirigeant je ne sais où pour vaquer à ses affaires, se rendit compte qu’un gamin le suivait en serrant entre ses doigts l’extrémité de sa ceinture et il se retourna enfin. Je m’étais accroché au mauvais trench. Le type était chauve, doté d’un nez aquilin : je me le rappelle comme s’il se tenait aujourd’hui devant moi. J’eus peut-être le temps de remarquer qu’il ressemblait beaucoup à Yul Brynner, acteur de westerns célèbre en ce temps-là. Je le dis parce que des pensées incongrues ou futiles surgissent parfois dans les situations les plus traumatiques : veinures légères sur la pierre noire du désarroi. Ce dont je me souviens nettement, c’est que le monsieur, le mauvais père dans un trench identique à celui du vrai père, se pencha vers moi, l’air perplexe, en me disant ‘fant, comme pour souligner par cette altération dialectale du concept d’« enfant » mon déclassement au rang d’« enfant perdu », en d’autres termes de niais. Bon, ma mère m’avait fourré dans un sacré pétrin. Je m’étais montré trop imprudent par excès d’attention, finissant par m’accrocher à la queue de tissu pendante de cet inconnu. Dans la crainte de commettre une erreur, je ne m’étais même pas rendu compte que le monsieur de passage n’avait pas de cheveux. Yul Brynner, il convient de le rappeler, était quelqu’un de bien. Pleurs, interrogatoire, empressements vénitiens se succédèrent, puis la savonnette fit une apparition triomphale en surgissant de ma poche et en révélant le nom de mon hôtel, que je n’ai pas oublié en dépit des années : l’hôtel Boston. Je crois qu’il existe encore ; de même que tout, à Venise, continue d’exister indéfiniment, à moitié submergé par la lagune stagnante du temps. On m’y conduisit dans une vedette de la police, rien de moins. Maintenant que les hôtels proposent des distributeurs de savon liquide dans les cabines de douche, je me demande comment se débrouillent les enfants qui s’égarent, privés de la ressource de la savonnette. Peut-être errent-ils éternellement, Minotaures en miniature dans le labyrinthe vénitien, incapables de prononcer le nom de leur hôtel. Pour me réconforter, en attendant qu’on me ramène, la propriétaire d’une boutique de bimbeloterie de Murano m’offrit un minuscule cheval en verre transparent, que j’ai conservé jalousement pendant de nombreuses années. Ce n’était pas le genre de souvenir qui évoque de joyeuses pensées. Il représentait plutôt un rappel : celui d’une erreur à ne pas répéter. Le fait est que je l’avais très mal pris. Quoi ! Mon père, l’Impénétrable, avait décidé de m’emmener à la Biennale de Venise – mieux qu’un parc d’attractions ! – et comment m’étais-je conduit ? Désorienté par les prophéties de ma mère, je m’étais accroché au mauvais pardessus et avais obligé un certain nombre d’adultes, forces de l’ordre comprises, à s’occuper de moi. Un scénario peut-être gratifiant pour de multiples enfants (comme pour de multiples adultes), mais pas pour moi qui avais élaboré une tout autre stratégie. J’avais beau deviner que nos caractères étaient diamétralement opposés, je désirais déjà être l’ombre de mon père, ou au moins celle de son enveloppe. J’aspirais à une médiocrité rassurante et fiable, susceptible d’engendrer la seule harmonie possible avec cet homme si difficile à déchiffrer. Qu’il allât où il voulait, moi, je serais là, un enfant-valet, peu perceptible, mais capable de me muer pour lui en un être sournoisement indispensable. Et, à bien y réfléchir, je le suis resté jusqu’à sa dernière nuit. C’est ainsi que le petit cheval en verre de Murano, souvenir de cette aventure, se changea en une sorte d’avertissement, une minuscule tête de mort de Hamlet. Ne te fais pas remarquer, me rappelait le petit animal totémique ; d’ailleurs, le verre transparent n’était-il pas, en vérité, une allégorie pour le moins évidente ? Si tu veux que cet homme t’aime (la seule chose qui t’intéresse), ne te mets jamais au centre de son attention, murmurait le petit cheval. J’ignorais totalement ce qui rendait ce centre aussi dangereux, mais je n’avais aucun mal à comprendre que personne ne pouvait l’occuper.
***
J’imagine qu’après nos retrouvailles à l’hôtel Boston, grâce à la savonnette salvatrice, nous avons eu tout le temps de visiter la Biennale, mais je n’en conserve aucun souvenir. De même, ma mémoire n’a pas gardé trace de l’autre Biennale, celle de mon second voyage à Venise avec mon père, qui se situe à une époque bien plus récente. J’étais déjà un adulte et j’avais accepté sur-le-champ la proposition, totalement imprévue, de l’accompagner à la Biennale de cette année-là. Pour sa part, il n’était plus le père d’âge mûr au fatal trench marron clair, mais un homme déjà âgé, diminué par un grave accident qui avait failli l’expédier dans l’autre monde. Il avait traversé la rue, enfermé dans son « arrière-boutique », et une moto, funeste ambassadrice de la réalité, l’avait renversé. Lorsqu’il était dans ce genre d’état, il ne respectait pas la signalisation. Il ne respectait rien.
« Il faudrait l’enfermer dans une bulle de plastique transparent », fantasmait ma mère. J’aimais me le représenter ainsi, à l’intérieur de cette enveloppe artificielle – si possible munie d’entrées d’air – qui tournait autour de lui. Je n’étais pas en mesure de remplir une fonction très utile, néanmoins ma participation à la visite de la Biennale revêtait une signification explicite de prise en charge, puisque depuis son accident mon père marchait très lentement, au prix de douleurs à la hanche, et que Venise est l’endroit du monde qui se prête le moins à ce genre de problèmes. C’est bien connu, Venise est un labyrinthe fait de dénivellations, de petits ponts, de passerelles. Mon minuscule cheval de verre avait échoué dans ces limbes, où les milliers d’objets que personne ne jetterait consciemment, mais qui se bornent à disparaître à un moment donné pour laisser la place à d’autres, attendent la fin des temps. Malgré tout, le souvenir que j’en avais continuait de me servir de modèle mental, pour ainsi dire, dans mes relations avec mon père. Quant à ma mère, qui avait elle aussi vieilli, je n’en mettrais pas la main au feu, mais il me semble plus que probable qu’elle m’ait téléphoné pour me dire : « Tu sais comment il est. » Elle le répéta jusqu’au bout, même s’il devait alors être évident que personne au monde n’avait deviné comment il était. Après mes trente ans, j’avais perfectionné ma technique : je ne me faisais jamais remarquer de mon père. Je me contentais de lui fournir des nouvelles rassurantes. Si nous nous voyions peu, nous nous parlions au téléphone et j’acceptais volontiers de lui rendre tout service qui lui fût nécessaire. Même si rien ne semblait lui être véritablement nécessaire. Chose curieuse pour un père et un fils de l’âge moderne, je m’étais enfoncé dans la vie adulte, après ma majorité, sans que nous ayons connu l’expérience enivrante d’un léger désaccord, à défaut d’une dispute. Un jour, du temps où j’allais encore au lycée, ma mère avait trouvé l’habituel sachet d’herbe que les mères trouvent sous le matelas de leurs enfants. Elle avait appelé papa, lui enjoignant de m’attendre dans ma chambre à mon retour pour me délivrer une sorte de sermon. Je suis persuadé que ma mère, qui était médecin et jugeait l’herbe assez inoffensive, avait choisi cet expédient éducatif davantage pour lui que pour moi : bref, elle voulait qu’il effectue un tour de manège dans ce monde en endossant le rôle improbable du géniteur inquiet et pédagogue. Or ce fut un échec : il était impossible d’obliger mon père à faire ce qu’il n’avait pas choisi de faire. Quand je rentrai, très tard, peu avant l’aube, je le découvris endormi dans mon lit en position fœtale, sous le drap qu’il avait tiré au-dessus de sa tête. Il n’avait pas réussi à patienter debout, muni de la liste canonique des problèmes que cause la drogue. En le voyant ronfler là, je fus aussi abasourdi que si je m’étais heurté à un Martien à la peau verte couverte d’écailles et aux antennes repliées sur l’oreiller. Il se réveilla laborieusement, sans se rappeler dans un premier temps les raisons de sa présence à l’intérieur de mon lit. Quand il aborda l’histoire de l’herbe (« Mais quel effet ça te fait ? – Excellent, papa »), je mesurai aussitôt le sadisme de ma mère, et l’affaire en resta là. Naturellement, je m’en pris à elle : pourquoi avait-il fallu qu’elle le dérange pour cette bêtise ? « Eh bien, c’est ton père. » Et, une fois n’est pas coutume – quel plaisir ! –, c’est moi qui lui renvoyai un solennel : « Tu sais comment il est. »
Donc, l’utilité du wagon-lit, durant le quart de siècle qui sépare les deux visites à la Biennale, avait beaucoup diminué, et à cette époque déjà on gagnait Venise plus commodément dans la journée ; pourtant, pour une mystérieuse raison, mon père a toujours aimé dormir dans les trains. Nous avons réservé une cabine pour deux et, peu après le départ, nous sommes allés dîner dans la voiture-restaurant. On l’a sans doute deviné, mon père n’était pas du genre facile à table, comme on dit. Depuis que le monde est monde, les gens conversent en partageant un repas. C’est ce que faisaient les héros d’Homère et c’est ce que fait n’importe quel pauvre diable. Les Japonais aussi, avec leurs monosyllabes, échangent des propos : comment s’est passée la journée, comment se porte l’empereur, etc. Dans les films et dans la vie, garder le silence à table, entendre le bruit des couverts, de la vaisselle, c’est le signe que quelque chose ne va pas. Mais, au moins, il est assez facile d’évaluer une personne silencieuse. La science complexe de mon père imposait des doses d’élasticité bien différentes. En d’autres termes, il pouvait troquer très vite une gaieté et une loquacité excessives contre un état d’égarement complet en lui-même, résistant à toute tentative de conversation. Le plus surprenant de l’histoire résidait dans la rapidité de la transition, de la retraite. Précisément, il disparaissait. Je ne saurais dire si, ce jour-là, il était monté dans le train dans cet état ou si le changement s’était produit pendant qu’il goûtait les farfalle à la sauce tomate de la voiture-restaurant. En ce qui me concerne, je suis quelqu’un de beaucoup plus facile, de prévisible. Je m’acquitte plus ou moins de ce que les conventions imposent et, si je m’ennuie, je m’en remets à la rapidité du temps qui passe. Le mot préféré de mon esprit darwinien est : adaptation. Mon père était incapable de faire semblant, ou il se fichait de faire semblant – nuance bien trop subtile. Lorsqu’il s’enfermait dans ses silences ponctués de soupirs, l’astuce consistait à éviter de penser qu’il vous en voulait, que vous aviez laissé échapper un mot déplacé, et ainsi de suite. Il avait juste échoué dans un lieu éloigné d’où il lui était impossible de répondre de façon sensée à la plus simple des questions, mais il finissait toujours, comme je l’ai remarqué, par revenir sur terre. J’ai, pour ma part, hérité du caractère de ma mère : à mes yeux, seuls existent les autres, les sentiments qu’ils éprouvent pour moi, ceux que j’éprouve pour eux, je ne suis jamais seul, pas même quand je dors, ils s’introduisent tous dans ma tête, et dans mes rêves aussi je continue de craindre qu’ils ne m’aiment plus. Bref, ma mère et moi sommes nés sans arrière-boutique* : pur troupeau humain. La différence, c’est que ma mère ne supportait pas mon père lorsqu’il s’absentait. Elle vivait cette situation comme une pénitence. Moi, en revanche, j’adorais ce miracle ambulant, cette cible que la balistique du monde manquait invariablement. C’est lui qui a raison, pensais-je sans jamais parvenir à comprendre les fondements de ma pensée.
Il y avait quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances qu’il se réveille dans le meilleur état d’esprit le lendemain matin, à notre arrivée à Venise, ayant totalement oublié qu’il m’avait infligé ce dîner ferroviaire qui m’avait rappelé Week-end chez Bernie[3]. Entre-temps, je me résignai volontiers à ce qu’il me regardât comme s’il essayait de comprendre quel était l’étranger qui dînait en sa compagnie, et, après le repas, nous nous installâmes dans notre cabine. C’est là qu’a commencé le drame, car si je m’étais tranquillement couché, il n’y aurait eu aucun problème. Mais il arrive également aux individus les plus adaptables, les plus darwiniens, de se lasser, de s’octroyer une pause. Et puis j’avais envie de fumer et, à l’époque, on avait encore le droit de fumer partout, ou presque, dans les trains ; aussi, dès que je vis mon père allongé à sa place, probablement endormi, filai-je en douce retrouver la voiture-restaurant, armé d’un livre et d’un paquet de cigarettes. Je commandai un verre : je voulais regagner ma couchette assez ivre pour me soustraire à l’insomnie typique des wagons-lits. Je sympathisai avec les deux serveurs et m’attardai autant que possible. C’est en réintégrant silencieusement le compartiment que je commis l’erreur fatale. Il y avait au-dessus de la poignée un petit verrou que j’avais laissé ouvert au moment de m’éclipser. Or, une fois rentré, j’oubliai de le pousser. Dans les wagons-lits d’autrefois – j’ignore ce qu’il en est aujourd’hui –, un tel oubli pouvait entraîner une situation très dangereuse. Y songer me tourmente encore tandis que je décris la scène, car, comme je l’ai dit, j’étais parti non seulement pour savourer en compagnie de mon père les dernières tendances de l’art contemporain, mais aussi pour le protéger. Au lieu de ça, je l’avais fourré dans le pétrin. Même les petits chevaux de verre transparent finissent par se faire remarquer de façon catastrophique.
Au terme de ces voyages nocturnes, évidemment, on se réveille et se prépare à l’arrivée avec une certaine avance. Nul doute, à la hauteur de Padoue, notre voiture était tout entière animée, les portes étaient ouvertes, les petits déjeuners de la première classe déjà servis. L’employé frappa certainement à notre porte, sans obtenir toutefois de réponse. Ce n’est qu’à Santa Lucia, après que le train se fut rapidement vidé de ses passagers, qu’on nous surprit encore endormis, et notre réveil fut très compliqué. Je me rappelle avoir éprouvé un mélange de nausée et d’égarement total assez semblable aux séquelles d’une grave cuite – que la demi-bouteille avalée ne justifiait en rien. Contrairement à mes prévisions, mon père n’était pas gai, mais totalement abruti. Le chef de train avait compris sur-le-champ ce qu’il s’était passé et avait aussitôt appelé un agent de la police ferroviaire. Alors que nous recouvrions un niveau de conscience passable, nous comprîmes pourquoi ce représentant des forces de l’ordre se trouvait là. Nous n’avions absolument plus rien, en dehors des vêtements que nous portions. Disparues, nos valises ; disparus, nos portefeuilles, et même les chaussures de mon père. J’avais eu plus de chance car, les draps en papier et l’odeur de ces couchettes m’ayant toujours dégoûté, je m’étais allongé entièrement habillé et chaussé. L’agent examina le sol d’un œil expert pendant quelques secondes et ramassa un flacon d’aluminium terminé par un vaporisateur, semblable à un petit spray de mousse à raser ou de répulsif antimoustiques. On nous accompagna au poste de la police ferroviaire pour recueillir notre déposition. Le commissaire, un homme gentil et blasé, nous apprit que des bandes de tziganes très rusés parvenaient à monter à bord des trains de nuit pendant les longs arrêts ; quand ils trouvaient la porte d’une cabine non verrouillée, ils pénétraient à l’intérieur et étourdissaient les passagers endormis à l’aide de chloroforme pour les dépouiller complètement et scientifiquement en toute tranquillité. Des histoires qu’on lit dans les bandes dessinées de Diabolik[4], mais qui, en réalité, arrivent tous les jours, commenta-t-il. Au fur et à mesure que le commissaire nous expliquait ce qu’il s’était produit, ma culpabilité semblait se matérialiser dans son bureau avec autant d’évidence et d’inexorabilité que la lumière d’un matin d’été. C’était moi qui avais oublié de pousser le verrou après mon escapade futile à la voiture-restaurant. J’avais laissé l’ennemi entrer, et voilà où nous en étions, sans même de quoi nous payer un café, mon père en chaussettes marron dans des sandales de jardinier, dénichées à l’intérieur d’une armoire au poste de police. Diabolik, tu parles ! Diabolik méprise les couillons. Le temps d’un moment fugace, j’espérai lâchement être le seul à connaître la réalité des faits, mais il n’en était rien. Mon père avait tout compris, et la sagacité professionnelle du commissaire, sorte d’instinct de la vérité, ne tarda pas à sceller ultérieurement ma honte. Il n’y a pas grand-chose à dire d’une connerie : vous l’avez faite et vous voudriez vous en être abstenu. L’adulte que j’étais devenu n’était pas différent de l’enfant qui, à l’occasion d’une précédente Biennale, avait agrippé la ceinture du mauvais trench. Qu’est-ce qui clochait donc chez moi? J’avais attendu vingt-cinq ans le moment de retourner avec mon père à la Biennale, et je nous avais fourrés tous les deux dans les griffes d’une fabuleuse bande de malfaiteurs tziganes, que j’imaginais portant des vêtements identiques à ceux des amis de Carmen, réunis à l’ombre des remparts de Séville. J’avais même l’impression qu’une complicité de regards s’était établie entre mon père et le commissaire. Peut-être ce dernier avait-il lui aussi un fils idiot. Entre-temps s’était produite une circonstance favorable, qui, toutefois, par son caractère fortuit, ne parvint nullement à me réhabiliter. En glissant la main dans la poche avant de mon pantalon, je m’étais rendu compte que j’y avais placé ma carte de crédit, laquelle avait donc été épargnée par la razzia. Je pouvais au moins réduire le désastre en effectuant quelques dépenses. Des chaussures pour mon père, avant tout.
C’est ainsi que, après l’acquisition de confortables chaussures de tennis pour mon père, nous nous retrouvâmes, un peu abrutis par la dose de chloroforme que nous avions inhalée, à bord du vaporetto qui, peinant d’arrêt en arrêt le long du Grand Canal et de la Riva degli Schiavoni, était censé nous conduire aux jardins de la Biennale, sans grand retard par rapport à l’heure prévue. Nous avions pris place sur deux sièges en plein air, en poupe, et laissé l’air saumâtre de Venise nous ragaillardir. Comme on l’imaginera facilement, mon père traversait une phase de mutisme absolu. Je me demandais en quelle mesure cela était imputable au chloroforme. Pour sûr, il éprouvait de l’irritation à mon égard, c’était inévitable. Je la méritais, tant pis. Mais mon père étant un être véritablement énigmatique, spéculer sur lui constituait une activité vaine et inépuisable. Des paillettes dorées brillaient derrière et sur la pointe des Nike achetées trop hâtivement. J’espérais qu’il ne remarquerait pas cette frivolité.
De cette Biennale non plus je n’ai aucun souvenir, si ce n’est que, trop fatigués pour continuer, nous nous étions brusquement écroulés à une table du bar donnant sur le terre-plein au milieu des pavillons. Eh bien, il n’y aurait plus d’autres Biennales, c’était certain. Mais mon père n’était pas si vieux, un tronçon assez long de sa vie s’étendait encore devant lui ; la mienne s’ouvrait à moi, toute grande et presque intacte. Soudain je lui confiai ma gêne d’avoir gâché les deux voyages à Venise que nous avions accomplis ensemble. Il sourit enfin, peut-être parce que j’avais réveillé fortuitement en lui un souvenir heureux, malgré tout : les pigeons, le soulagement qu’il avait ressenti en me retrouvant à l’hôtel après sa peur, le petit cheval de verre. Et il sortit de son mutisme pour me dire une chose que je n’ai jamais oubliée. Seul ce qui se produit deux fois possède une signification magique et mystérieuse – commença-t-il. Un événement qui arrive une seule fois est un hasard ; plus de deux fois, c’est une habitude, un fait attesté, dépendant de lois établies. Tout ce qui était revenu à l’horizon des événements de sa vie en réitérant exactement un fait précédent possédait à ses yeux, ajouta-t-il, un degré de réalité qu’il pouvait qualifier de plein, du moins à l’intérieur des limites concédées aux mortels dans leur expérience des choses. Car nous ne sommes ni vrais ni faux, et la répétition est une lueur, un indice, la vibration momentanée et insaisissable d’un absolu échappant à la logique. Tous ces gens, dit-il en indiquant les pavillons que nous n’avions pas eu la force de visiter, tous ces soi-disant artistes n’obéissent qu’à un but : produire le double d’une chose qu’ils ont peut-être oubliée, dont ils ne connaissent même pas l’existence, qu’ils ignorent avoir vécu une première fois. Voilà pourquoi l’art existe, parce qu’il ne nous est possible de vivre ni dans l’unique ni dans le multiple, nous sommes les sujets d’un autre royaume, vers lequel seules les choses qui se produisent deux fois permettent d’entrevoir le chemin.
Plus je vieillis, plus je m’aperçois que mon père avait raison, j’ai le sentiment d’être de moins en moins vrai et de moins en moins faux. Il y a quelque chose là, au milieu. J’ai appris à me fier à ce qui se produit deux fois, à ce qui demeure suspendu à mi-chemin entre deux choix. Quand je suis heureux, par exemple le matin à mon réveil, j’imagine que des doigts fins et invisibles, aussi délicats que le sont probablement ceux des anges, ont démêlé pendant la nuit les nœuds de mes contradictions et de mes choix. Il y a peut-être, au cours des rêves que je fais et que j’oublie, des paires d’événements qui voltigent dans l’âme telles des colombes amoureuses, telles des notes rebattues. J’aurais pu demander des précisions à mon père, ou lui réclamer des explications sur de nombreux autres sujets, mais j’aimais me tenir à ses côtés, non puiser dans sa sagesse. C’était un homme compliqué, mystérieux, saturnien. Je me sentais à l’aise auprès de lui, j’aimais passer du temps en sa compagnie, toutefois il m’est impossible de dire que je l’ai bien connu. Je me souviens que, ce jour-là, les arbres des jardins de Castello, de grands platanes et de grands hêtres, bruissaient à l’unisson lorsque la brise montait de la lagune, dessinant des broderies d’ombres sur le gravier des allées. Je me souviens qu’à un moment donné l’étourdissement du chloroforme se transforma en ivresse, une forme absolue de légèreté, comme si, dans nos corps, nos os avaient perdu consistance, devenant aussi creux et minces que ceux des oiseaux, et nous rendant capables, si seulement nous le souhaitions, de nous envoler au-dessus de Venise. Puis, d’une manière ou d’une autre, le moment de reprendre le train, de rentrer chez nous, arriva. Cette nuit-là, je ne commettrais pas d’erreur avec le verrou et, bien entendu, je ne me perdrais pas derrière les pas d’un autre père : peu importe ce que j’avais fait à deux reprises, toute précaution était désormais inutile.
Emanuele Trevi, La Maison du magicien, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, © Éditions Philippe Rey, 2025
En librairie le 2 janvier