Roman

Francisco

Actrice, écrivaine, musicienne

« nous sommes restés mariés jusqu’à ce que la mort nous sépare » est la dernière phrase de la postface de Francisco, paru d’abord en 1974 puis de nouveau en 2023 – et bientôt aux Éditions Zoé, traduit pour la première fois en français, par Serge Chauvin. Alison, actrice fuyant Hollywood, jazzwoman, puis pasteure, parle de celui qui donne son prénom au roman et qui fut cinéaste. Leur histoire d’amour : et c’est toute la vie de la culture noire des 70’s, en plein Black Arts Movement. Et ça groove.

Première partie

Je comptais y arriver jusqu’à ce que je comprenne que je ne savais pas voler

 

mon jazzman ne sait pas chanter.
il y connaît rien aux anches
à la batterie, ni aux cuivres, ni aux cordes.
mais il est magnifique
sa musique est dans ses yeux
et il joue ce qu’il voit
dans un velouté funky de saxo
sur le grand écran blanc.

 

je me suis levée à onze heures ce matin après avoir traîné au lit à comater cossarder câliner cet ami à moi. je dis ami parce que je l’ai pas encore entendu qualifier notre lien.

j’ai entendu copine ce qui n’est pas franchement pour me plaire. d’ailleurs, sans déc’, amis est le mot le plus juste et le meilleur.

donc mon ami et moi on s’est câlinés toute la matinée, jusqu’à ce que je lui fasse bien palper mes rondeurs et mes douceurs juste pour être sûre qu’il bandait bien fort et je me suis levée pour nettoyer la cuisine et c’était un vrai foutoir parce qu’après une soirée à rouler toute seulette jusqu’à sausalito et north beach parce que j’étais soûlée qu’il m’ait offert un pantalon à lui marron satiné pour me le reprendre trois heures plus tard parce qu’en voyant qu’il me plaisait il s’est dit qu’il devait pas être si mal après tout et en l’essayant il s’est dit que finalement il lui plaisait bien aussi – bref je suis rentrée à minuit et demi et je l’ai trouvé avachi sur le canapé à regarder dick cavett bavasser dans son talk-show et j’ai dit tu veux manger quelque chose ?

on arrive toujours à mener un black par le bout du ventre.

 

alors j’ai dressé la liste des trucs qu’on avait à manger – comme à la banque alimentaire, vu que la liste était à peu près vide. il y avait un peu de pastèque quelques œufs un reste de poulet un peu de foie et quelques tartines. il a opté pour les tartines. je suis allée dans la cuisine du haut de mes vingt et un ans et j’ai fait des tartines grillées à la cannelle et je lui ai apporté ça avec un verre de lait. il a aimé. j’aime le voir manger les trucs que je prépare avec tellement de plaisir et quand il en redemande, ça me tue alors je suis retournée dans la cuisine en refaire – la deuxième tournée n’était pas aussi bonne que la première, mais entretemps j’ai bien cradé la cuisine parce que je ne suis pas très soigneuse pour ce genre de choses.

 

et donc après avoir fait le petit déjeuner pour cet homme qui refuse de descendre les ordures, il y a trois sacs qui débordent en vrac à côté du frigo, et une énorme poubelle archi-pleine qui ne ferme même plus – et il doit s’attendre à ce que je m’en occupe, pendant qu’il est dans sa chambre perché sur son tabouret à travailler sur le montage de son film. il est taré.

 

il ne fait pas l’amour quand il travaille, et depuis que je le connais il arrête pas de travailler à ce fameux film. enfin, si, on l’a fait, non sans risque d’ailleurs les trois ou quatre premières nuits de notre relation parce que je ne prends pas la pilule (je supporte pas ça) et quand il est parti à n.y. toute une semaine est passée où je me suis demandé si j’étais – mais le temps qu’il revienne j’avais déjà eu mes règles, parce qu’elles ne durent qu’un jour ou deux max, parfois même juste une heure –

 

et on n’a pas eu de bébé cette fois-là.

 

mais en même temps que notre relation s’est développée notre esprit pratique aussi et on s’est retenus mais des fois cette retenue c’est trop pour moi. Sérieux, je deviens franchement frustrée de tous ces allers et retours en avion entre l.a. et s.f. sans avoir ma dose de ce superbe spécimen de noir à part de loin en loin.

 

mais il travaille dur. ça je le sens : quand il se glisse dans le lit le soir il sombre avant même de fermer les yeux pour ainsi dire et il arrive à peine à sortir quelques mots de bonne nuit. il m’attire à lui et m’étreint doucement, et je crois qu’on se réveille comme ça, et alors la dispute commence. on parle des aliments cancérigènes, et de cinéma. j’ai parié avec lui que son film aurait un prix. au festival de cannes, avec les critiques new-yorkais. les prix hollywoodiens, je m’en fous. ils peuvent se les garder.

 

le film s’appelle ain’t nobody slick, personne n’est malin, mais je crois que francisco est persuadé de l’être, malin. dans le récit il y a angela davis que francisco a interviewée en prison.

 

francisco a convaincu michel cerf, ce cameraman qui habite sausalito, de tourner son film. un français petit, mince, bronzé, en tennis chic, veste de treillis, foulard au cou, qui n’aime pas les américaines en général. il dit qu’il trouve les américaines ennuyeuses et stupides, qu’elles manquent de style et de classe, il dit que la française se doit d’être charmante et que l’américaine en est incapable. il m’aime bien quand même, et puis aussi une amie à moi qui s’appelle chris joy, une actrice hyper vive toujours en représentation, une blonde animale de moins d’un mètre soixante coiffée comme jane fonda, ou plutôt c’est fonda qui est coiffée comme elle. chris ressemble un peu à jane fonda en un sens – et francisco l’a fait venir en avion (de l.a. où elle vit) pour jouer dans le film parce qu’il voulait une fille pour cette scène de fiesta noire blanche révolutionnaire décadente chic friquée branchée, une fille qui évoquerait jane fonda.

 

j’ai pas beaucoup d’estime pour jane fonda. je veux dire à une époque où malcolm x et martin luther king sont apparus avec un engagement authentique – eux qui n’avaient pas la solution de repli d’un refuge blanc et friqué – elle n’avait rien à perdre et tout à gagner à se prendre la tête et prendre son pied par besoin névrotique de trouver un truc à faire soi-disant constructif. alors que des hommes et des femmes vivaient et mouraient simplement pour que les blacks se réveillent enfin et se rappellent qui ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils se laissent infliger et ce qu’ils s’infligent à eux-mêmes. pour qu’en voyant surgir un black de plus vous ne soyez plus obligé d’aller vous planquer aux toilettes, par honte de votre essence, ou de votre image.

 

bref, je pourrais continuer mais ça serait juste chiant puisque la plupart des gens ont oublié tout ce qui a pu se passer ou trépasser, ou bien ils ont la trouille de faire ce qu’ils veulent vraiment faire, et à la quarantaine ils radotent si seulement j’avais eu ma chance. d’ailleurs tout le monde s’est laissé acheter.

mais j’en reviens pas qu’une fille blanche puisse dire à des hommes noirs qu’ils sont faibles s’ils ne prennent pas les armes. et elle, alors, est-ce qu’elle est armée ? et quand bien même. avec sa mentalité hollywoodienne au pop-corn.

 

la vie n’est pas un film hollywoodien (quel que soit l’argent dépensé pour me faire croire le contraire).

 

rien que d’aller aux oscars pour recevoir un prix des gens mêmes qui ont contribué à édulcorer l’image des noirs – des gens qui justement nourrissent cette situation que la fonda essaie si énergiquement de changer. (on ne peut pas être tout pour tout le monde, on finit par n’être rien pour personne.)

 

donc chris joy est venue jouer le rôle. on lui a dégotté une robe vraiment super pour le film – une robe années 30 épatante rouge vif et fendue dans le dos. On l’a dénichée dans une petite friperie de north beach – une heure ou deux à peine avant le tournage.

 

avec chris on était parties en avance (francisco filmait dans sa chambre une scène de violence gore où la police faisait irruption chez les panthers) et je nous ai emmenées à north beach dans la coccinelle bleue de francisco. on a pris une salade et du vin au café enrico’s et on a parlé du bon vieux temps et des temps nouveaux qui venaient et on a réussi à échapper à deux noirs (l’un était jeune, la vingtaine avec les cheveux plaqués sous un bonnet ondulé, un pantalon flottant qui lui tombait sur des tennis usées à moitié dénouées la languette pendante, qui ricanait sous cape dans son tee-shirt blanc taché, vaguement défoncé et prêt à tout. l’autre la quarantaine au moins, taré, bourré comme un coing et puant les poubelles. des yeux injectés de sang collés sur une face noire boursouflée et ridée par le vin. il avait dû travailler de ses mains toute sa vie parce que c’étaient des grosses paluches puissantes et méchamment incrustées de crasse. les orteils nichés dans des tennis décaties, là aussi à moitié dénouées).

 

ils nous ont suivies d’une boutique à l’autre, ils m’ont harcelée et chambrée en disant que j’avais sûrement un mec blanc qui m’attendait à la maison, puis ils m’ont demandé s’ils pouvaient m’acheter un truc joli et me raccompagner, après m’avoir traitée de gouine.

 

avec chris on a réussi à regagner cole street après s’être perdues plusieurs fois à cause de gens qui nous envoyaient dans la mauvaise direction, tout en essayant de semer ces deux noirs qui avaient le culot de nous suivre dans leur pick-up des années 50, une vraie épave toute rayée verdâtre et ternie.

 

francisco devait tourner la scène du pince-fesses chez une millionnaire de berkeley. une riche blanche qui avait épousé quentin, un noir.

quentin, qui doit avoir la cinquantaine, mince et alerte et tellement cool avec sa moustache effilée, et qui se balade en pantoufles italiennes en portant le boubou cousu par sa femme, c’est vraiment le mégamac.

 

mais bref,

leur maison est super et eux aussi – même si j’ai entendu dire deux jours plus tard que quentin avait braqué un flingue sur sarah – sarah c’est sa femme, une sexagénaire toute ridée et très gentille, mince elle aussi, qui s’habille en pantalon et pantoufles très chic – les cheveux mouchetés de gris brun qui lui tombent sur les épaules, le front couvert d’une frange courte. sarah sursautait chaque fois que quentin l’appelait de son ton impérieux de Roi de la Gomina. et sarah avait beau faire risette à tout le monde, elle ruisselait de joie et laissait tomber ce qu’elle était en train de faire en criant oui mon chou. je suis là mon chou. j’arrive mon chou.

 

et francisco a convaincu ba.

le grand black luisant qui danse dans cette fameuse troupe à s.f. et qui a son propre studio de danse il l’a convaincu de jouer dans son film. ba porte une boucle d’oreille et il est si somptueusement, voracement noir avec cet énorme rire gay qui rugit du plus profond du ventre célébré pour sa flamboyance de diva qui irradie tout ce qu’il fait – sa façon de s’habiller, de parler, de marcher, d’éternuer, de vous serrer la main, d’entrer dans une pièce, de quitter une fête, de saisir un verre, de vous saluer et de prendre congé. ba est vraiment un mec merveilleux aux yeux immenses, aux dents étincelantes.

 

donc ba s’est retrouvé à apparaître dans le film, où il confectionnait un hot-dog en fourrant ses parties intimes entre deux tranches de pain couvertes de moutarde et de ketchup après avoir sniffé une montagne de cocaïne – en fait, du sucre en poudre.

 

plein d’amis et d’inconnus à la coule trop cool se sont pointés aussi. tous partants pour être filmés et faire de la figuration dans la scène du pince-fesses. johnathan est venu. c’est un ami à moi que j’ai rencontré à n.y. je comprends pourquoi il n’avait pas envie d’apparaître dans cette scène-là. elle a délibérément tourné graveleuse.

 

j’ai aidé chris à s’habiller, je lui ai dit qu’elle était vraiment belle et tout ça, et michel cerf a essayé de l’emballer, d’autres mecs aussi, tandis que francisco était dans son monde et expliquait à michel comment ils allaient tourner cette scène. francisco met toute son énergie, tout ce qu’il a dans son travail. pour la première fois j’ai compris que son travail était sa vie et son souffle. parfois je l’observais sans qu’il s’en rende compte.

 

il y avait plein de vin à boire. alors on a bu. et dansé? oh mon dieu… les gens dansaient, à s’affaler sur le canapé – la musique était à fond, on entendait jimi hendrix de temps en temps dans la sono, quentin se régalait à danser et à reluquer les donzelles qui défilaient devant lui en son manoir. pas mal, susurrait-il au passage d’une paire de jambes perchées sur des talons. pas mal !

 

je suis allée dans une chambre du rez-de-chaussée de la maison de sarah. j’étais là toute seule à regarder la tv, et puis la fille de sarah, elaine douze ans, avec de longs cheveux blonds attachés en deux grosses nattes et de grands yeux bleus, est venue me tenir compagnie. on a regardé la tv ensemble. on était mortes de rire en voyant certaines pubs. surtout celles pour des pneus censés durer tant de kilomètres – alors que même elle savait qu’ils auraient très bien pu vendre des pneus inusables.

 

francisco m’a retrouvée. il voulait que je rejoigne la fête (il était ravi de la robe que j’avais convaincu chris d’acheter, mais il se demandait pourquoi je ne m’en étais pas offert une)… alors j’y suis allée. j’ai dansé. j’ai dansé jusqu’à ce que mon corps se lâche et que je sente ces lumières… ces courants électriques émaner de moi. faut dire, j’adore danser, j’adore danser sous la pluie. quand je danse il y a quelque chose qui prend vie dans mon esprit.

 

exavier avait invité à venir une amie à lui, une asiatique. elle est venue avec une copine et après un coup d’œil par la vitre elles ont demandé : c’est quoi cette fête ? on se croirait dans la dolce vita. et ni l’une ni l’autre n’a voulu entrer.

 

mais elle est revenue le lendemain parce que là francisco et exavier avaient été invités à dormir chez sarah et quentin une fois le tournage terminé, vu qu’on était trop crevés pour rentrer en bagnole à s.f. alors exavier a rappelé son amie dans la matinée pour lui proposer de venir. il a dû mettre le paquet pour la convaincre qu’elle risquait rien. marsha, elle s’appelle. une fille très grande, avec une dent ébréchée, une chevelure d’asiatique épaisse et noir de jais qui lui tombe jusqu’aux épaules, des couches de maquillage, et qui parle comme une black. alors on a passé la matinée à lui raconter à quel point la fiesta était dingue, et tout ça rien que pour une scène du film, et elle était morte de rire et nous aussi.

 

exavier s’est pointé en faisant des claquettes et en chantant What it is !

 

exavier avait amené un pote, un certain john – la trentaine, émacié, des jambes osseuses, des yeux de cocker, en treillis kaki. chaque fois qu’il veut prendre la parole, john commence par pencher la tête en disant,

si je puis me permettre, pige-moi ça.

 

exavier aussi est dans le film. dans le rôle de l’ami, l’acteur, l’étudiant, le mari, le père, le mystérieux personnage. c’est l’ami de francisco. on traîne ensemble des fois dans cole street, où francisco habite et moi aussi maintenant.

 

francisco s’est débarrassé de son cousin boopsy, qui est toujours défoncé à quelque chose et qui traîne sur la pointe des pieds sa carcasse bisexuelle et complaisante sa peau claire ses cheveux ondulés.

 

boopsy squatte ici et là. il a logé gratis chez francisco pendant six mois et francisco a fini par le mettre à la porte parce qu’il ne cherchait jamais de boulot ni rien pour assurer sa subsistance.

 

boopsy s’est pointé hier alors que francisco et exavier me faisaient une scène dans la cuisine parce que j’étais sortie et que francisco s’était retrouvé coincé dehors et qu’il avait dû escalader la façade et forcer une fenêtre pour rentrer chez lui travailler sur son film.

 

boopsy nous a annoncé qu’il allait servir de cow-boy à des médecins ou je ne sais qui. ils vont lui donner des médocs et faire des expériences sur lui – et ça va lui rapporter trois cents dollars nourri logé pour un mois. francisco a dit que c’était chouette, au moins tu seras payé pour ce que tu fais.

 

là francisco est dans sa chambre. faut voir ça. on dirait un fou. un savant fou avec tous ces petits instruments bizarres devant lui. un petit écran de carton. il a vraiment l’air d’un illuminé tout recroquevillé sur un tabouret, stores baissés, à monter son film, à démantibuler son film, en trippant sur la musique, plein d’amour pour les gens qu’il filme, en marmonnant-jurant tout seul. parfois j’entre dans la pièce, mais j’y entre pas souvent parce qu’il m’ordonne de dégager – ou de ne pas marcher sur la pellicule.

 

je suis allée au parc et j’ai cueilli des fleurs et tenté un peu d’exercice, et puis je suis rentrée et j’ai commencé à comparer mes pieds à ceux de francisco. les siens ont la couleur de mon visage et les miens la couleur du sien. moi, je suis café au lait. avec des taches de rousseur. on connaît le type. il m’a demandé si ça arrivait que les blacks pur-sang se foutent de mes taches de rousseur et j’ai répondu non,

 

mais les blancs oui – quand j’allais auditionner pour des rôles… ils me regardaient tout surpris genre, quoi, les blacks aussi ont des taches de rousseur ? et au temps où j’allais dans une école privée à n.y., les blancs me prenaient pour tout sauf pour une noire. on me demandait si j’étais grecque, ou indienne, ou n’importe quoi – mais jamais noire.

 

Alison Mills Newman, Francisco, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, © Éditions Zoé, 2025
En librairie le 10 janvier

 


Alison Mills Newman

Actrice, écrivaine, musicienne