Essai (extrait)

Le monde de demain

Écrivain

La Capitale (Bruxelles), L’Élargissement (de l’UE) : les romans de Robert Menasse, écrivain autrichien, nous l’ont fait aimer comme un ardent metteur en scène, et défenseur, de l’Europe – ardeur, mais aussi humour, et aujourd’hui audace de passer à la forme de l’essai pour défendre le post-national. « Les étapes suivantes de l’unification européenne sont bloquées. Pourquoi ? » Le clin d’œil à Stefan Zweig convie l’humanisme. À paraître chez Verdier, dans la traduction d’Olivier Mannoni.

1. Le « Personne » européen. Au début du XVIIIe siècle fut publié en terre allemande un manuscrit intitulé Der Europäische Niemand, « Le Personne européen ». (Il est conservé à la Bibliothèque nationale de Bavière.) C’était, plus de cent ans avant Le Messager de Hesse, une réflexion critique sur la contemporanéité, mais dans une perspective résolument européenne. Qui était ce « Personne » ? L’auteur ? Voulait-il rester d’autant plus anonyme qu’il relatait en termes critiques et acerbes « toutes sortes de conversations confidentielles sur de nouvelles et anciennes affaires de l’État / intrigues de la cour / faits de guerre ou de paix » ? Rester anonyme a pu paraître tout à fait approprié à l’auteur et directeur de publication, mais en réalité ce « Personne » est aussi le lecteur auquel s’adresse ce tract, comme le note son sous-titre, non sans trait d’esprit dialectique : « Le Personne européen qui s’applique à n’offenser personne, mais à être utile à tout un chacun. »

Un texte doté d’une pareille ambition aurait aussi pu s’appeler « Le tout-un-chacun européen » – mais il fallait commencer par lui donner forme en lui offrant une utilité européenne. Or, tant que personne n’est prêt à ce qu’on lui fournisse, sans en être aussitôt offensé, des informations qui contredisent ses préjugés, sa vision limitée du monde, ses aveuglements idéologiques et la pure habitude à laquelle il s’est voué avec rage ou résignation, ce Personne est et demeure le destinataire ! Le Personne européen !

Je lis la « Seizième partie », datée de 1719. C’est une année de guerres – n’oublions pas que nous sommes en Europe. Les Russes attaquent la Suède, les Autrichiens conquièrent la Sicile, les Français entrent en Espagne… Dans le même temps paraît, avec un immense succès interntional, Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, le grand récit de l’élévation d’un Personne au rang d’individu moderne, qui par ses propres forces et sans maître au-dessus de lui édifie une civilisation en déployant librement ses


[1] Tel est le titre de son essai paru en 2011 : Le Doux Monstre de Bruxelles, ou l’Europe sous tutelle, trad. B. Lortholary, Gallimard.

Robert Menasse

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[1] Tel est le titre de son essai paru en 2011 : Le Doux Monstre de Bruxelles, ou l’Europe sous tutelle, trad. B. Lortholary, Gallimard.