Poésie

L’humble Italie

Écrivain, poète, cinéaste

Pasolini clôt la série de nos bonnes feuilles d’hiver. Paraît bientôt, chez Ypsilon, l’édition intégrale des Cendres de Gramsci. « Me demanderas-tu, toi, mort dépouillé, / d’abandonner cette passion / désespérée d’être au monde ? », s’adresse-t-il au fondateur du PC italien devant sa tombe, disant en peu de mots sa propre puissance d’artiste. Le poème inédit aujourd’hui est le cinquième, sur onze. La traduction est de Jean-Paul Manganaro.

I

 

Ici, dans la campagne romaine,
au milieu des joyeuses maisons arabes tronquées
et des taudis, la voix quotidienne
de l’hirondelle ne plonge pas
du ciel sur la contrée humaine,
pour l’étourdir de sa fête animale.
Peut-être parce que déjà trop pleine
de fête humaine : et elle n’est jamais
assez mélancolique pour la fraîche
voix d’une tristesse sereine.

La tristesse est sombre ici, tout comme
est légère la joie : la violence n’est
qu’actes extrêmes,
confusion : son ardeur
est aridité. C’est au contraire la passion
douce, virile, qui éclaire
le monde d’une lumière sans
impuretés, qui donne au monde les chères
petites places civiles, où l’innocence
déchaîne d’ignares hirondelles.

Bourgs du septentrion, où
du garçon naît avec fierté
et joyeuse humilité le jeune homme,
et il vit sa jeunesse
en véritable adulte, bien que pleuve
son œil clair et que sa blonde
tête luise, enfantine : mais cette
enfance n’est que joyeuse
honnêteté : dans sa vie profonde
mûrit le monde avec lui.

Ainsi les hirondelles peuvent encore
le chanter, en se jetant légères
dans les petites places des rondes,
des chants puérils, où les neiges
se dissolvent en aubépines,
plus pures, qui se muent
par la douce fougue de la semence
en roses, en lys : car les saisons
n’y ont pas de confins, et aucune existence
nouvelle n’y fêle l’existence.

Ici les vents africains brûlent
l’hiver ensoleillé : naissent
des charniers de fleurs, c’est déjà l’été.
Les gamins dans des poches
déjà impures glissent leurs mains
viciées : leur violence
enfantine restera dans leur noire
beauté adulte. L’expérience
est ironique dureté : sans
hirondelles, le soir hurlent les chiens.

Oh, quand les hirondelles volent, hautes,
elles vont trisser sur les toits
des grandes maisons où l’art
débordant des siècles illustres
se décolore comme sur les vieux papiers :
et même leur piaillement,
quand elles tournent dans le ciel, s’estompe
en différents espaces, dans un décor
mythique. Et sur lui fané
se referme un ciel de mémoires.

La jungle des âmes sombres
comme la peau et les yeux, que
la vie moderne nourrit pour de dures
nécessités et bassesses, est désormais
sur Rome, l’enserre dans d’impures
confusions, d’aveugles défaillances
de style, comme une crue monte
au-delà des digues rompues : impuissante
la Rome du pouvoir en ressent,
encore plèbe, l’angoisse nationale.

 

II

 

Ah, hirondelles, voix très humble
de l’humble Italie ! Quelle fête
aux sources pascales, aux estuaires
des rivières padanes, à la mélancolique
lumière de la petite place, des noyers,
des rangées en festons de mûrier
en mûrier qui à vos piaillements
verdoient plus humains ! quelle sublime
signification dans votre entremêlement
perdu, nouveau, de cris anciens.

C’est dans le temps donné au pur,
au poignant passage que
vous lancez avec une furie apaisée
vos cris : en lui,
tranquille, les accueille un ciel de printemps
déjà sombre, ou une aube,
ou un midi joyeux… Et passe,
avec le temps magnifique qui fait bourgeonner
et dépouille les arbres, allume
les heures blafardes, gèle les cailloux brûlants.

C’est dans le temps purement humain,
très tristement humain, que
se grave votre vain frétillement
de douceur animale, c’est
– tout à la fois proche et lointain –
dans le temps qui ne revient pas, et revient
toujours sur le monde sans
regrets, faire s’effondrer le canal

ensoleillé, l’aire âcre, la campagne
ornée, presque dans des âges perdus.

Est-ce indifférence ou nostalgie
le sentiment – lui aussi humain
et fugitif – de qui vous guette,
dans ce midi, dans ces vêpres
tristes perdues en des traînées turquoises…
La nature vous donne et la nature
vous exprime dans le cœur que vous étourdissez.
Le temps qui s’enfuture égal à soi
vous transporte avec lui dans l’obscure
monotonie qui renouvelle les vies.

Ah, ce n’est pas le temps de l’histoire,
ce temps-là, de la vie non perdue,
ce ne sont pas là les hauts, incolores
lieux d’une patrie devenue
conscience au-delà de la mémoire.
Mais où mieux les reconnaître
sinon dans ces très anciens enchantements
où ils sont plus proches ? Fossiles
d’une existence qui ne se dévoile pas
aux yeux émus, mais se chante ?

Où mieux comprendre, tout entière,
la nature qui doit se faire
nation, l’ombre qui s’avère
dans la clarté ? Ah, douces marqueteries
que dans le soir velouté

de Vénétie, de Lombardie,
– terrifiée presque par trop
d’ivresse, par la folie
qui trop l’entraîne – l’hirondelle
pieuse tresse sur la terre.

Le monde est plus sacré là où il est
le plus animal : mais sans trahir
la poéticité, l’originaire
force, c’est à nous que revient d’épuiser
son mystère en bien et en mal
humain. C’est cela l’Italie et
l’Italie n’est pas cela : ensemble
la préhistoire et l’histoire qui en elle cohabitent, si
la lumière est le fruit d’une obscure semence.

 

III

 

Emperlées déjà de naissantes
étoiles, les hirondelles vibrent entre
les châtaigniers. Confondues on les entend
lacérer l’air sur les marécages
secs, sur les tièdes toits en pente
de la villa, et la grand-route
sombre dans son tendre asphalte ;
la famille, celle du maître se tait,
mais les fils des métayers, comme
dans le vieux monde, crient haut !

Comme se rassemble leur séculaire
criaillerie de serviteurs indemnes
de bassesse, dans la populaire dignité
de leurs rustiques et solennelles
communes septentrionales…
Le soir est à eux, à eux l’accent
de la cloche ; si c’est le doux samedi,
à eux l’allégresse que le vent
dissipe des potagers, des aires,
lent et presque religieux.

Là, voilà, leurs taches vives
de tilleuls, et dans des perspectives nues
les plantations de mûriers que les garçons
effeuillent à la tombée du jour, et les rives
des fossés chauds de sorghos.
Voilà le sureau, voilà le peuplier
qui pâlit, sur les rouges fillettes
penchées sur l’herbe à lapins,
sous les cloches doubles.

Voilà, pour bleuir la plaine,
leurs Alpes : cercle silencieux
dont la sérénité, bien qu’il assombrisse
ses blancheurs en lacs et moraines, et y apaise
ses effarements, épouvante
presque. L’Italie s’estompe
dans les tons blafards, sublimes
de ces névés : contre lesquels l’aile
aveugle de l’hirondelle exhale,
plus vraie, les passions quotidiennes.

Plus vraie parce que plus exprimée,
libre : dans son arc fragile
elle ne porte pas le poids de la résignation
forcenée – furieuse marque
de l’esclavage et du sexe –
que le midi grec rend
décrépit et incréé, sale
et splendide. Se libérer
en souffrant est nécessité, mais
souffrir en luttant, est histoire.

Comprendre et faire
est nécessité : se croire tourné
vers le meilleur, saisi par l’audace
sacrilège de l’oubli des morts,
du refus de tout souffle
à la poursuite du renouvellement du temps.
Et pourtant il y a quelque chose de plus
fort que notre ardeur impie
à mûrir en esprit
à faire de la nature vertu.

Et ça nous entraîne en arrière, au frais,
au temps brûlé, au temps vain,
assourdi dans les vaines fêtes
des gens humbles, au temps humain,
au temps allégrement terrestre,
au temps qui vit son enchantement,
avec les hirondelles, dans l’ensoleillé
village padan, aux flancs
des fraîches collines, et soudain
vous allez, hirondelles, vers l’adieu.

1954

 

Pier Paolo Pasolini, Les Cendres de Gramsci, édition bilingue, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Ypsilon éditeur, © 2025
En librairie le 5 mars

 


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