Roman (extrait)

Bleu d’août

Écrivaine

« Après tout, il faudrait toute une vie pour apprendre à jouer Bach. » Et pour coïncider avec soi-même. Une pianiste prodige, enfant adoptée deux fois, dont une par son professeur de piano, cherche à rencontrer son double. Sa vie volée passe par la musique, et le prochain roman de Deborah Levy également. Premier chapitre inédit. À paraître au Sous-sol dans la traduction de Céline Leroy.

1

Grèce, septembre

La première fois que je la vis, c’était dans un marché aux puces d’Athènes, et elle achetait deux chevaux mécaniques dansants. Le vendeur glissait une pile dans le ventre du cheval marron, une pile AA ultra-résistante zinc-carbone. L’homme montrait à la femme que pour mettre en marche ce cheval long comme deux mains, il fallait lui soulever la queue. Pour l’arrêter, il fallait l’abaisser. Le cheval marron avait une ficelle attachée à l’encolure et il suffisait à la femme de tirer dessus pour maîtriser les mouvements du jouet.

La queue fut donc soulevée et le cheval dansa, tournant en rond sur ses quatre jambes articulées. Puis le vendeur sortit le cheval blanc, avec sa crinière noire et ses sabots blancs. Voulait-elle qu’il glisse une pile AA dans son ventre pour que celui-ci danse à son tour ? Oui, répondit-elle en anglais, mais son accent venait d’ailleurs.

Je l’observais depuis un étal couvert de statues miniatures de Zeus, Athéna, Poséidon, Apollon et Aphrodite. Certaines de ces divinités avaient été transformées en aimants pour frigos. Leur ultime métamorphose.

La femme portait un chapeau mou en feutre noir. Je ne voyais presque rien de son visage à cause du masque chirurgical bleu que nous étions obligés de porter à cette époque et qui lui couvrait le nez et la bouche. Elle était accompagnée d’un vieil homme d’environ quatre-vingts ans. Les chevaux ne le ravissaient pas, contrairement à elle. Son corps était animé, grand et plein de vitalité tandis qu’elle tirait sur la ficelle. Son compagnon était immobile, voûté et silencieux. Je n’en étais pas certaine, mais j’avais l’impression que les chevaux le rendaient nerveux. Il les contemplait d’un air sombre, presque inquiet. Peut-être la persuaderait-il de partir et d’économiser son argent.

En jetant un coup d’œil aux pieds de la femme, je remarquai ses chaussures en cuir marron abîmé avec leurs talons hauts en peau de serpent. Elle tapait légèrement du pied droit, à moins qu’elle dansât en ryth


Deborah Levy

Écrivaine