Il n’y a pas de politique culturelle
Depuis longtemps, je me demande ce que peut signifier cette expression, politique culturelle, couverte des vertus abstraites de la nécessité : de quoi cette expression est-elle le signe ? En quoi la culture peut-elle être l’objet d’une politique ? Politique culturelle et politique de la culture sont-elles des expressions équivalentes ?
Prenons comme hypothèse, au plus simple, que le mot de politique désigne cette action apte à dégager au sein des rapports de forces qui font la vie réelle des sociétés, un commun conçu non comme un résultat définitif, mais comme une forme mobile, apte à l’extension comme à la rétractation.
Quant au mot de culture, il convient de le distinguer du «culturel». La culture ne saurait se dissoudre dans les coutumes et les habitudes, qui, pour être légitimes, sont davantage marquées par la fermeture (l’enclos de l’identique) que par leurs aspirations au commun. Malraux définissait la culture par l’ensemble des œuvres de l’art et de l’esprit. À la différence du culturel, cette vaste ambition désigne une universalité qui rend accessible à chacun (du moins en droit et en potentiel) les œuvres les plus diverses et les plus éloignées de nous. Il y eut donc là une politique de la culture parce qu’elle croisait une politique de l’aménagement du territoire et qu’elle procédait d’une profonde conviction dont le ministre savait déployer le verbe.
Il faudrait beaucoup de naïveté et peu de mémoire pour penser que cette action se fit sans contestation, sans lutte âpre, sans débat houleux. Un budget fut engagé, modeste au demeurant, mais provoquant aux yeux de certains, de par son existence même.
Sautons les décennies, car entre-temps, comme on dit, le monde a changé !
Mais sans doute pas la nécessité de rendre accessible au plus grand nombre possible ces œuvres de l’art et de l’esprit. Le monde a changé et les adversaires d’une ambitieuse politique de la culture aussi. Si la critique adressée à l’ambition au nom de l’élitisme qu’elle est supposée défendre n’est pas nouvelle, son extension, sa forme et ses alliances, elles, sont aussi véhémentes que dangereuses. Devant ces oppositions nouvelles, les politiques culturelles de cette dernière décennie m’apparaissent d’une préoccupante faiblesse. Sous l’ère du président Sarkozy, la réaction prit la forme d’un renversement de l’offre et de la demande. La politique de la culture était une politique de l’offre ; Sarkozy voulut privilégier une politique de la demande. C’était faire de la culture l’objet d’un marché équivalent à tout autre. Cette approche libérale ne s’est pas éteinte alors même que deux obstacles majeurs se faisaient envahissants. Pour ma part, je les nomme populisme et intégrisme.
Le populisme, quel qu’en soient les nuances concrètes de droite comme de gauche, ne peut être un pluralisme en ce qu’il prétend parler au nom du peuple, c’est-à-dire au nom du vrai peuple. Ne sachant pas définir le peuple, il se défausse en désignant ceux qui n’en seraient pas. Qui parle de vrai peuple, suppose un faux. Le populisme procède toujours d’une exclusion. Or, qui est le faux ? L’élite bien sûr ! La désignation est commode, car sous le mot d’élite, vous pouvez ranger qui vous voulez, ce qui vous arrange : le savant, le professeur, l’artiste, toute personne parlant au nom d’un savoir éprouvé, toute pensée critique, toute réflexion complexe doutant des vertus de l’évidence. Délégitimer la pensée complexe revient à renvoyer au mensonge ou à l’inutile toute recherche de la vérité qui promeut l’argument contre l’opinion, la pensée riche de son incertitude même contre les assertions faciles du café du commerce. (Voyez les succès des théories du complot.) Sur le terrain politique, nous en voyons les ravages se propager dans le monde entier. Il n’est pas pire adversaire d’une politique ambitieuse de l’art, c’est-à-dire de la place de la culture dans le champ public.
Et pourtant si, il y a pire : l’intégrisme. N’ayant pas compétence pour en étudier les formes guerrières, je me contenterais à partir de ce constat mortifère d’en relever les formes culturelles. Car, sur ce terrain, qu’est-ce que l’intégrisme si ce n’est un littéralisme ? Tous les monothéismes en ont été, à un moment ou à un autre de leur histoire, victimes. Au nom d’un absolu du texte — ce que dit le texte est littéralement la vérité —, au nom de cet absolu disparaît tout légitimité du travail d’interprétation. Le mot « révélé » est une frontière infranchissable. Ne restent donc que l’observance, la soumission, le repli identitaire. Le littéralisme, c’est la mise à mort de l’intelligence même, l’ostracisme prononcé contre toute lumière (intelligere : éclairer). Lorsque le populiste dit suivez-moi, croyez en moi, je parle pour vous (en fait à votre place), le littéraliste confirme, répétez, ânonnez, ne commentez pas, le texte dans sa littéralité dit ce qu’il en est du vrai, réglez votre vie sur ses commandements. Rendre un texte à son histoire et le lire en fonction de celle-ci devient vite un blasphème. Le monde est ainsi séparé, le vrai d’un côté, de l’autre tout ce qui n’est pas lui, le faux, et que vogue la galère.
Lorsque Socrate s’opposait au démagogue, à Calliclès par exemple dans le Gorgias, il ne s’en sortait pas. Car Socrate cherchait l’essence (qu’est-ce que le juste, l’essence du juste), c’est-à-dire le hors-champ de l’immanence, et Calliclès avait beau jeu de lui répondre qu’il n’était concerné que par le temps court de sa propre vie, de ses intérêts privés. Entre la recherche d’une vérité transcendante et la manipulation rhétorique de l’intérêt, il n’y a pas de voie tierce. Il faut donc en finir avec l’absolu, l’essence, dont le geste concret s’affirme en tant qu’interprétation. Interpréter, c’est ouvrir le sens, en accueillir la pluralité, accepter que devant la question, il n’y ait pas de dernier mot. Où mieux exercer cet apprentissage de l’interprétation que devant les œuvres complexes, telles que nous les offrent auteurs et artistes de haut vol ?
Voici de quoi faire politique : multiplier l’accès à cette expérience de l’interprétation. Ce n’est pas vain, car il est difficile de concevoir la citoyenneté autrement que par la création du possiblement commun. Or, le commun n’est pas l’uniforme, mais la forme que se donne la plurivocité interprétative. Le commun n’est pas le même, mais la conjonction du différent.
Cet accès à la citoyenneté est une expérience avant de se confirmer par un savoir. Dans une salle de théâtre, ce que je connais le mieux, l’œuvre a lieu lorsque salle et scène interprètent. Il n’y a pas d’un côté ceux qui agissent (les acteurs) et de l’autre ceux qui regardent, passifs. Cette dichotomie n’est au mieux que celle qui qualifie le divertissement. Acteurs et spectateurs agissent, les premiers interprètent ce qu’ils ont répété pour en ouvrir au mieux le sens, les seconds interprètent ce qu’ils regardent pour y voir quelque chose. Le spectateur actif joue de ses propres métaphores, de ses correspondances, il flotte solitairement dans un imaginaire propre et invente ce qu’il regarde pour y découvrir la présence. C’est pourquoi, plus l’œuvre est forte, moins les spectateurs assemblés auront vu du spectacle la même chose. L’expérience de l’interprétation est expérience du débat, en quoi elle est aussi expérience démocratique. Pour en rester au théâtre, j’ajouterai qu’il ne suffit pas de donner accès à la salle, mais à l’œuvre dans ce qu’elle a de déstabilisant. Car voir, disait Jean-Luc Godard, c’est perdre sa place. Interpréter, c’est découvrir de l’altérité, c’est constituer son identité narrative, comme le proposait Paul Ricoeur. C’est-à-dire rassembler dans un récit les éléments épars du vécu. Échapper aux tenailles de l’ego pour constituer l’ipse, le soi. On conviendra que la littérature dans ses formes les plus diverses est pour ce voyage un bon guide.
Peut-être peut-on encore réenchanter une politique de la culture, lente et ambitieuse, à la condition de ne pas se satisfaire d’un sociologisme naïf et statistique, qui se contenterait de comptabiliser des entrées pour rassurer les Cassandre de la démocratisation. Une politique de la culture, si ces mots sont conciliables, s’inaugurent par une parole politique forte, prenant le risque de se rendre inadmissible à tous les tenants de l’identité close comme à tous ceux qui, du peuple (qui n’est que ce qui manque), ont la triste idée de le partager entre eux et nous. La culture n’est jamais pour tous, dans le même temps, devant la même œuvre, mais celle-ci s’offre à chacun qui veut s’en saisir, qui veut en prendre le risque, s’en déplacer, s’enrichir des modifications sensibles qu’elle opère sur soi. Cette solitude nécessaire à l’expérience, ce silence qui un moment se fait, sont, on le comprend, difficiles à contenir dans une politique qui a le souffle court. Il ne suffit pas de s’inquiéter de la diversité, mieux vaut, je crois, s’inquiéter de l’affaissement d’une culture qui ne serait plus qu’appartenance.