Politique

Un.e Français.e sur trois

Philosophe

Là où Valéry Giscard d’Estaing rêvait de réunir deux français.e.s sur trois, son lointain successeur – et, à certains égards, nouvel avatar – Emmanuel Macron pourra se contenter d’un.e seul.e pour gouverner durablement tant gauche et droite apparaissent désormais fissurées.

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Valéry Giscard d’Estaing s’imaginait naguère porteur d’un « dessein national conciliant la générosité et l’efficacité et répondant aux aspirations de deux Français sur trois ».  Si nombre de commentateurs ont inscrit la campagne du candidat Emmanuel Macron dans une filiation giscardienne, force est d’admettre que le président récemment élu ne nourrit plus que la moitié des ambitions de son lointain prédécesseur. C’est en effet un tiers de l’électorat que le premier des marcheurs se propose de rassembler derrière son « projet ». Le chef de l’État pêcherait-il par excès de modestie – voire par ignorance de l’arithmétique électorale ? On soutiendra au contraire que son objectif est aussi raisonnable que suffisant à la pérennisation de son pouvoir.

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle – où le futur vainqueur était talonné par Marine Le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon – sont légèrement trompeurs. Car ce ne sont pas quatre mais seulement trois sensibilités qui dominent aujourd’hui le paysage politique français. La première, qui englobe, mais sans encore les réunir, les composantes plébéienne et patricienne de la droite réactionnaire, fait du « malaise identitaire » son thème de prédilection – malaise dont les autochtones d’origine contrôlée seraient la proie et dont les principaux facteurs auraient pour noms l’islam, l’immigration et la « théorie du genre ».  La deuxième, que ses détracteurs associent à la mondialisation néolibérale, regroupe l’ensemble des sectateurs du statu quo révolutionnaire – soit les partisans d’une abolition de tous les privilèges qui ne protègent pas leur patrimoine et d’une levée de tous les blocages qui ne préservent pas le mérite qu’ils s’accordent. Enfin, la troisième recouvre ce que jadis on nommait la gauche : à défaut d’indiquer un horizon alternatif tel que le socialisme ou le communisme, elle inclut la plupart des réfractaires à l’exaltation des souches et au culte de la compétitivité.

Au centre, un bloc

La tripartition de l’espace politique n’est certes pas l’œuvre exclusive d’Emmanuel Macron. Reste que son positionnement y a largement contribué : car en attirant à lui les socialistes fatigués d’avoir à justifier leur conversion au néolibéralisme et les républicains gênés par la surenchère de leur base militante en matière d’identité nationale, il est parvenu à rétablir l’épaisseur et la cohérence de ce que les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini appellent plaisamment le « bloc bourgeois ». Sans doute la formidable libération des énergies promise par la politique de l’offre et la rigueur budgétaire n’enthousiasme-t-elle au mieux qu’un tiers des citoyens encore susceptibles de voter. Parce que la « transformation » annoncée par le nouveau président ressemble à s’y méprendre aux « réformes » menées depuis trente-cinq ans, mais aussi parce que les maîtres d’œuvre de ces « chocs de compétitivité » successifs ont accompagné leurs initiatives d’une complaisance croissante à l’égard des phobies dont se nourrit le Front National, il n’est guère surprenant que, même délestées de leurs modérés respectifs, tant la gauche que l’extrême droite conservent chacune leur Français.e sur trois.

De tailles comparables, les trois composantes de l’électorat ne jouissent pourtant pas de la même consistance. Parmi elles, en effet, seule la fraction de la population qui a adhéré au message du candidat Macron échappe aux divisions internes. Les véritables bénéficiaires du programme présidentiel ne sont assurément pas légion : on n’y trouve guère que les détenteurs de portefeuilles dont les actifs seront désormais soustraits à l’impôt sur la fortune et les chefs d’entreprise qui auront bientôt la possibilité de licencier illégalement à un prix forfaitaire – selon un dispositif modelé sur celui du droit à polluer. À cette petite minorité de « premiers de cordée », dont la bonne humeur est censée ruisseler jusqu’aux plus modestes, s’ajoute toutefois un nombre conséquent de Français.es qui savent gré à l’hôte de l’Élysée d’engager une révolution dont d’autres feront peut-être les frais mais qui ne changera à peu près rien à leur propre mode de vie.

Sensibles au fait que la générosité du chef de l’État consiste à les dispenser de tout effort de solidarité supplémentaire envers leurs concitoyens, ces adeptes du stationnement dans la République en marche n’apprécient pas moins que, de concert avec les autres gouvernements européens, les autorités de leur pays s’appliquent à leur épargner le spectacle du sort réservé aux migrants – en accélérant les procédures d’expulsion, en allongeant la période de rétention administrative, en délocalisant les centres de tri au Niger et, pour ceux qui auraient échappé au filtrage, en sous-traitant la gestion des camps de concentration et de torture aux milices libyennes. D’une manière générale, si le président de la République entend ne rien céder « aux fainéants, aux cyniques et aux extrêmes », il escompte bien faire l’unanimité chez les hypocrites – ce qui, en toute hypothèse, devrait suffire à son bonheur électoral.

À droite, une division plus formelle que substantielle

Tandis que le bloc bourgeois – où la consommation immodérée d’hypocrisie est une vénérable tradition – semble durablement soudé derrière son jeune chef, les deux sensibilités politiques qui s’opposent à la démarche présidentielle sont quant à elles profondément fracturées. Du côté de la droite réactionnaire, la ligne de partage est davantage formelle que substantielle : sur le fond, en effet, il n’y a plus aucune différence entre les appels au repli phobique qui font le succès du Front National depuis trois décennies et leur reprise chez les Républicains cornaqués par le maurrassien Patrick Buisson et à présent représentés par Laurent Wauquiez. Sans doute le protectionnisme intégral dont s’est réclamée Marine Le Pen jusqu’à sa défaite du printemps dernier heurtait-il encore la bienséance des milieux conservateurs – lesquels s’accommodent aisément de l’inhospitalité frontiste mais répugnent à l’étendre aux marchandises et aux capitaux. Toutefois, tant le peu d’intérêt de son électorat pour la critique du capitalisme mondialisé que l’alignement presque complet de la politique européenne d’immigration sur ses propres préconisations ont fini par dissuader la cheffe du parti d’extrême droite de se poser en championne de la souveraineté économique et financière.

Ce ne sont donc plus les désaccords idéologiques qui font obstacle à l’alliance des familles réactionnaires, mais seulement la manière dont leur disparition est interprétée tant chez les républicains qu’au FN. Les dirigeants des deux formations croient en effet pouvoir profiter de l’évolution de leurs rivaux, non pour s’allier avec eux, mais pour les phagocyter : les uns s’estiment mieux placés pour conférer aux rancœurs identitaires la notabilité qui leur fait encore défaut, les autres demeurent persuadés que l’original bénéficie de l’exactitude croissante de ses copies. Loin de hâter la constitution d’un grand parti du ressentiment, l’indiscernabilité des programmes de la droite extrémisée et de l’extrême droite « de souche » tend par conséquent à attiser leur rivalité mimétique – et, ce faisant, à déconcerter leur électorat.

À gauche, de profondes divergences

À gauche, en revanche, la désunion procède moins d’une querelle d’appareils que de réelles divergences de sensibilité. Il ne s’agit pourtant pas d’une opposition entre radicaux et modérés – voire entre révolutionnaires et réformateurs. Dans la mesure où l’actuelle majorité présidentielle a recueilli la plupart des partisans du « socialisme de l’offre » et autres oxymores qui ont tenu lieu de viatique au Parti socialiste lors du quinquennat précédent, la ligne de partage qui divise ses opposants de gauche ne sépare pas les plus intransigeants des moins déterminés mais deux alternatives peu conciliables entre elles à la société qu’Emmanuel Macron et son tiers de Français.es estiment attractive.

La première, dont Jean-Luc Mélenchon est le héraut, appelle à un bouleversement axial du champ politique : persuadé que les reniements des sociaux-démocrates conjugués à l’étiolement du mouvement ouvrier ont désactivé la polarité traditionnelle de la gauche et de la droite, le chef de file des Insoumis engage à lui substituer un axe vertical où s’expriment les griefs des gens d’en bas à l’endroit des élites réputées hors sol.  Dans cette nouvelle représentation du champ politique, l’exploitation du travail mais aussi les normes discriminatoires qui pérennisent le sexisme, le racisme et l’homophobie demeurent des abus imputables aux occupants des sommets. Pour autant, c’est avant tout à la confiscation de la souveraineté du peuple par une caste illégitime qu’est confié le soin de susciter l’insoumission.

S’il ne prend plus appui sur la notion d’intérêts de classe, le projet d’ériger le mandat conféré par les citoyens en rempart contre les prétentions des créanciers n’entretient pas moins une certaine nostalgie de l’État-nation d’avant le tournant néolibéral et la financiarisation du capitalisme. Pour ses partisans, en effet, faire converger les luttes dans une revitalisation de la démocratie représentative suppose de privilégier l’échelle nationale – parce qu’elle est la plus propice à la manifestation de la souveraineté populaire – et, une fois la victoire acquise, de rendre à l’État les moyens de sécuriser les emplois, d’assurer la couverture des risques et de prodiguer à ses administrés les services qui leur sont dus – parce que la puissance publique est la seule institution susceptible de mettre la finance au pas.

La substitution du procès en illégitimité fait au Gotha à la confrontation idéologique avec la droite n’est pourtant pas la seule option de relève à l’épuisement des socialismes. S’y ajoute une seconde forme d’opposition à la démarche présidentielle et au repli identitaire, dont l’attachement à l’idée de gauche s’accompagne du souci de renouveler sa doctrine. Partiellement composée des électeurs de Benoît Hamon, cette mouvance n’est pas seulement rétive au souverainisme qu’elle impute à Jean-Luc Mélenchon – en raison de sa disposition à quitter l’union monétaire si l’Europe tarde à changer de cap, de sa détermination à disputer le patriotisme aux populistes de droite et de ses faiblesses pour les présidentialismes plébiscitaires de Moscou ou de Caracas : les désaccords avec les Insoumis portent en outre sur des questions aussi décisives que le travail, la protection sociale, la gestion des ressources et l’art de gouverner.

Travail

Face à la précarisation de la condition d’employé – voire à sa dissolution progressive dans un statut de prestataire de tâches – les adeptes d’une réplique de gauche à la transformation des activités professionnelles ne comptent guère sur le rétablissement d’une législation sociale où les emplois à durée indéterminée sont la norme et où le droit de licencier est soumis à de rigoureuses restrictions. À leurs yeux, si l’économie numérique est bien le vecteur de l’ubérisation du travail, elle peut également favoriser l’essor de plateformes coopératives qui, grâce à des politiques publiques appropriées, seront capables de concurrencer les prédateurs de la toile. Aussi misent-ils davantage sur le développement de ces nouvelles formes d’interdépendance partenariale entre fournisseurs de services et usagers que sur la réhabilitation, réclamée par la France insoumise, de la subordination compensée qui caractérisait le salariat des Trente Glorieuses.

Protection sociale

Pour que la sortie de la société salariale se fasse bien par la gauche, les  mêmes appellent à découpler la protection sociale et la relation d’emploi. Telle est bien la raison d’être du revenu universel dont Benoît Hamon a fait sa proposition phare –mais où Jean-Luc Mélenchon et ses soutiens ne voient qu’une ruse de la raison libérale. Pendant d’une réorganisation du travail distincte du salariat d’antan comme de l’entreprenariat pour tous dont rêve Emmanuel Macron, l’existence d’une allocation octroyée inconditionnellement est en effet nécessaire pour donner aux individus l’opportunité de s’associer – lorsqu’ils ne disposent ni de fonds propres ni du soutien d’investisseurs en capital risque – mais aussi pour leur permettre d’arbitrer sereinement entre la coopération avec leurs pairs et la recherche d’un employeur, et enfin pour les prémunir contre les injonctions abusives des administrations en charge des politiques de retour à l’emploi.

Gestion des ressources

Là où la gauche se reconnaissait traditionnellement à sa volonté de soustraire la production et la gestion d’un certain nombre de biens et de services à l’économie marchande pour les confier au secteur public – volonté qui se retrouve aujourd’hui chez les Insoumis– pour leur part,  les promoteurs de son renouvellement doctrinal insistent davantage sur la catégorie de communs. Ceux-ci ne désignent pourtant pas une troisième forme de propriété, mais plutôt un ensemble de dispositifs dérogatoires au plein exercice des privilèges reconnus aux propriétaires : qu’elles appartiennent à des particuliers ou aux administrations publiques, les ressources visées par la défense des communs doivent en effet ménager à chacun sinon un droit d’accès gratuit du moins une licence d’utilisation conventionnée.

Art de gouverner

Enfin, le mouvement dirigé par Jean-Luc Mélenchon et ses rivaux de gauche n’assignent pas le même rôle au gouvernement. Tandis que le premier confère à un représentant authentique des aspirations populaires la mission de protéger ses mandants des diktats formulés par les institutions financières et relayés par leurs fondés de pouvoir politico-médiatiques, les seconds considèrent qu’il appartient surtout aux élus d’encourager et de faciliter l’émergence d’initiatives issues de la société civile mais dont les objectifs sont a priori étrangers aux critères d’attractivité définis par les investisseurs.  D’un côté, l’onction de la souveraineté du peuple doit permettre à l’État de reprendre la maîtrise du crédit sur le territoire national, de l’autre, gouverner consiste plutôt à créer un environnement de règles et d’incitations susceptibles de modifier les conditions d’accréditation des projets en quête d’investissements.

Reconstruire le cadre qui s’est avéré propice à la régulation du capitalisme industriel et extraire un imaginaire émancipateur du monde façonné par le capitalisme financier ne sont pas des entreprises qui se prêtent aisément à l’élaboration d’un programme commun – en dépit de convictions partagées en matière d’écologie et d’une même antipathie pour les orientations de la République en marche. Le dernier scrutin présidentiel atteste sans doute de l’inégalité du rapport de forces entre la France insoumise et la plateforme que Benoît Hamon n’avait pas encore soustraite aux lambeaux du Parti socialiste. On peut toutefois supposer qu’à terme, les conséquences du positionnement de Jean-Luc Mélenchon – pouvoir décisionnel dans les mains d’une équipe dirigeante légitimée par voie référendaire, patriotisme économique prolongé par le traitement indulgent de tout régime hostile au libre échange – seront de nature à provoquer autant d’embarras que d’adhésions au sein du tiers de la population en quête d’alternatives au néolibéralisme et à la xénophobie. Il y a donc fort à parier que de ce côté–là du champ politique, la désunion dure plus longtemps encore qu’à la droite de la majorité présidentielle.

L’importance des différends entre les candidats à la succession des socialismes n’est pas étrangère à l’évacuation de la politique conjonctive annoncée par Emmanuel Macron lors de sa campagne – soit à l’abandon d’un progressisme censé être « en même temps » de droite et de gauche. Car même si elles traduisent aussi les tropismes personnels du chef de l’État, les mesures phares du gouvernement Philippe – restrictions sans précédent des droits du séjour et de l’asile, normalisation de l’état d’exception, défiscalisation du capital mobilier, renforcement du contrôle des chômeurs – laissent bien entendre que, du côté du pouvoir, le risque d’un rapprochement des familles réactionnaires est le seul qui, pour l’instant au moins, mérite d’être traité. Autrement dit, c’est parce qu’il tient la coalescence des phobies de l’Islam, du genre et de l’invasion étrangère pour un danger plus imminent que la convergence des luttes contre la politique de l’offre et des atteintes aux libertés civiles que le président de la République se donne pour tâche prioritaire de priver les Républicains des électeurs qui préfèrent une droitisation discrète de l’action gouvernementale à la constitution d’une alliance à l’autrichienne du conservatisme et du populisme de droite.

Vers un perpétuel second tour de 2017 ?

Fort de la division de ses rivaux comme de la cohésion de sa base, le maître d’œuvre de la transformation qui épargne ses partisans peut raisonnablement envisager l’avenir avec optimisme. Sans doute les deux autres tiers de l’électorat ne demeureront-ils pas toujours désunis. Reste que si, comme Emmanuel Macron le soupçonne, c’est d’abord sur sa droite qu’un bloc aussi compact que le sien est susceptible de se former, il peut escompter que, le moment venu, il se trouvera encore suffisamment d’électeurs de gauche pour lui faire don de leurs voix au nom de la conjuration du fascisme. Faut-il alors se résoudre à la pérennisation de joutes électorales calquées sur le second tour du dernier scrutin présidentiel ?

Sauf à imaginer qu’horrifiés par une telle perspective, les abstentionnistes sortiront enfin de leur torpeur pour faire triompher la justice sociale, les Français.es qui ne se reconnaissent ni dans les orientations du chef de l’État ni dans les rances obsessions de ses concurrents d’extrême droite devront probablement aller au bout des débats internes qui les traversent avant d’avoir à nouveau une chance de faire triompher un des leurs. D’ici là, et en attendant des jours meilleurs, ils peuvent déjà tirer un enseignement utile du succès d’Emmanuel Macron : le parcours de l’ancien protégé de François Hollande montre en effet que dans une atmosphère de défiance envers le monde politique, les victoires électorales ne se construisent plus en édulcorant son programme pour récolter les suffrages des citoyens du marais. Pour l’emporter, il convient plutôt de s’assurer l’adhésion enthousiaste d’un petit tiers du corps électoral. Or, pour une gauche dont la mélancolie structurelle procède du décalage entre sa conviction de représenter les aspirations du plus grand nombre et l’accueil que les populations réservent généralement à ses candidats, réaliser que l’appui d’un.e Français.e sur trois suffit à la conquête du pouvoir peut aider à ne pas céder au découragement.


Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books