Politique

Faites de la fédération !

Géographe et Urbaniste

Le 14 juillet 1790, les Français fondaient une Fédération et c’est la commémoration de cet événement qui constitue la fête nationale. C’est pourtant une tout autre réalité qui s’est mise en place depuis la démocratisation du pays, à partir de 1875. Et si, pour repenser l’échelle nationale, nous refaisions fédération ?

Publicité

Les échelons infranationaux (communes, départements, puis régions) n’ont pas été dotés d’un statut comparable à celui de l’État national, mais sont devenus des « corps intermédiaires » parmi d’autres, au même titre que les syndicats, les chambres de commerce, les « ordres » professionnels ou les « corps » issus des grandes écoles. En résonance avec les structures de l’Ancien Régime, on inventait alors le corporatisme d’État, une spécificité française. Officiellement, seul le gouvernement central dispose de prérogatives proprement politiques. Les autres pouvoirs campent au cœur de l’État pour réclamer des privilèges. En principe, il n’est pas impossible de dire non aux corporations mais, en pratique, c’est très difficile car leur capacité de nuisance leur permet de bloquer le pays et de remettre en cause les choix démocratiquement exprimés.

Le corporatisme d’État, c’est un 1984 tranquille, avec ses étranges oxymores qui finissent par s’installer dans le langage quotidien.

C’est ce qui fait que, en France, le ministère de l’Agriculture est devenu le ministère des agriculteurs, le ministère de l’Éducation nationale, celui des professeurs et le ministère des Transports, celui des routiers et des cheminots. Ce que les leaders des corporations appellent « droit de vivre de son travail », c’est la garantie que, pour l’éternité, l’Union européenne doive assurer, sans contrepartie, les deux tiers de leurs revenus. Ce qu’ils appellent « service public », c’est le statut des fonctionnaires ou autres statuts « spéciaux » dérogatoires et non l’obligation de fournir un service au public. Ce qu’ils appellent « défense de la démocratie », c’est le maintien des inégalités territoriales dans la représentation politique ou dans la distribution de l’argent public.

Le corporatisme d’État, c’est un 1984 tranquille, avec ses étranges oxymores qui finissent par s’installer dans le langage quotidien. Plus encore que les verrouillages institutionnels créés par le mode d’élection des députés et les pouvoirs du Sénat, ce qui résiste, c’est une tradition politique, solidement ancrée depuis plus d’un siècle, dans les pratiques et les capitaux politiques. La logique du système a été double : produire des inégalités au nom de l’égalité (comme dans le système scolaire) et de la contrainte au nom de la liberté (comme dans le micro-management opéré par les préfets et les autres pouvoirs déconcentrés). Et l’output principal en matière territoriale a été de garantir le droit à recevoir toujours plus d’argent public inconditionnel plutôt que de viser un développement endogène. La première victime du corporatisme, c’est la solidarité sur un projet de développement construit ensemble. La France est dans l’ensemble, à l’exception d’un petit nombre de grandes villes, un pays de mal-développement : seules deux régions y dépassent le PIB moyen par habitant de l’Union européenne.

Si l’on prend en compte les anciennes régions, on note que la Picardie et le Languedoc-Roussillon se trouvent au même niveau que la Martinique. C’est logique : dans le système français, quand on est un politicien local ou régional avisé, il est plus efficace de consacrer son énergie à jouer des coudes pour se placer sous les robinets de l’argent public et récupérer les richesses produites par d’autres que de mettre en synergie des acteurs pour produire ces richesses sur place.

Ajoutons que le vieux rapport « gauche »/« droite », qui prospérait de la mise en tension de l’égalité et la liberté au lieu de chercher une mise en compatibilité entre les deux valeurs, a plutôt servi la survie du dispositif : la droite était centraliste avec de Gaulle et corporatiste avec les notables « sans étiquette » ; la gauche était centraliste au nom de la redistribution et corporatiste pour défendre les « franchises » locales. Il en est de même avec l’opposition jacobins/girondins car, si le premier terme est associé au centralisme, le « modèle girondin » s’incarne plutôt dans le corporatisme géographique des « notables », celui qui a fait tomber de Gaulle en 1969, alors que celui-ci commençait à s’orienter vers une démarche conduisant à une forte autonomie des villes et des régions. Aujourd’hui, il ne s’agit plus tant de « décentraliser » que de construire une alternative au centralisme, capable de favoriser un développement juste. Cette alternative, on ne la trouvera pas dans des « territoires » défensifs, mais dans une recomposition d’ensemble, faite, à tous les échelons, de liberté et de responsabilité, ce qui est tout le contraire du monde d’où nous venons.

Le centralisme est intrinsèquement anti-républicain et anti-démocratique.

On a tendance en France à présenter le fédéralisme comme un choix neutre, indépendant des fondamentaux du progrès politique : les systèmes centralisés seraient tout aussi républicains (État de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles) et démocratiques que les constructions fédérales. On peut montrer assez facilement qu’il n’en est rien. Le centralisme consiste en pratique à traiter des sociétés comme non-sociétés : espaces infra-politiques, corporatismes géographiques, voire simples points d’application de l’action publique. Le centralisme est intrinsèquement anti-républicain et anti-démocratique. Il tire sa cohérence de l’idée qu’une échelle, nationale, est incommensurable à toutes les autres. Or cette position n’est tenable que par la dénégation. Les raisons qui ont fait la France jacobino-girondine ont perdu toute force propulsive : comment justifier de doter le niveau national de pouvoirs disproportionnés à ceux des autres niveaux ?

Il n’est plus question de consolider un empire intérieur contre des population réticentes ou de négocier l’État-providence contre le don du sang au service d’une géopolitique guerrière. Ce n’est plus l’esthétique du tragique mais la pragmatique de l’éthique qui doit nous guider. Le principe d’égalité souffre de l’uniformité des mesures prises alors que les enjeux concrets sont différents. La lutte contre la pauvreté, l’échec scolaire ou l’insécurité ne peuvent réussir clairement sans de fortes composantes locales et régionales. L’aberration de la « politique de la ville » (on prend l’argent produit par les urbains et on le leur redonne au compte-gouttes par une action déconcentrée, justifiée par des découpages illisibles d’une myriade de micro-géographies prioritaires) est le contre-modèle par excellence. Pourquoi, tout simplement, ne pas laisser les sociétés locales et régionales disposer d’une part significative des ressources produites à leur échelle et les utiliser pour identifier, poser, résoudre les problèmes ? Alors, grâce à la garantie que confère l’engagement des acteurs les plus concernés et les plus légitimes (dans le cas des quartiers en difficulté, par exemple, les gouvernements métropolitains), les échelons plus englobants pourraient sans crainte d’un mauvais usage de leur soutien apporter leur solidarité bienveillante.

Ce qui est vrai dans l’infranational l’est autant dans le supranational. L’Union européenne se caractérise par des mécanismes de décision encore largement confédéraux mais une construction juridique et une conception des politiques publiques d’esprit déjà fédéral. C’est cette contradiction qui mine son développement. Ce que demandent les Européens aujourd’hui (voir Standard 88, Eurobaromètre, novembre 2017), c’est que l’Union européenne agisse directement sur la libre-circulation, la sécurité et la défense, les migrations ou le numérique et qu’elle les représente dans le reste du monde. Et le monde, lui-même, bien que dépourvu des moyens de son gouvernement, émerge comme une entité politique de type fédéral (droit mondial, justice, politiques publiques thématiques plutôt que déconcentrées). Lorsque, le 19 septembre 2017, à l’ONU, Emmanuel Macron a prononcé son vibrant discours en faveur du multilatéralisme, il a en fait plaidé pour un « idéalisme » (une politique fondée sur des valeurs, contrairement au « réalisme ») qui ne peut justement pas résulter de la seule coopération entre puissances mais de l’émergence d’un pouvoir légitime d’échelle planétaire.

Ce n’est donc pas un hasard si la grande majorité des républiques démocratiques d’une certaine taille opassentnt adopté, d’une manière ou d’une autre, le principe fédéral ou sont en passe de le faire.

En un sens, par sa réussite même, le fédéralisme a solidifié des découpages qui peuvent se révéler obsolètes.

Le fédéralisme classique avec son emboîtement vertical et ses frontières intangibles représente une avancée incontestable. Il mérite d’être rénové et c’est peut-être plus facile dans des pays qui le découvrent et qui, s’ils se mettent en mouvement, peuvent chercher à répondre plus directement aux exigences d’aujourd’hui. Insistons sur deux aspects : la différenciation égalitaire et l’ouverture démocratique.

La différenciation égalitaire est aujourd’hui à la fois un moyen d’activer en douceur le principe fédéral et de moderniser le fédéralisme. L’Allemagne a eu du mal à créer une nouvelle collectivité à l’échelle de l’aire urbaine de Stuttgart et elle a échoué à Berlin. Aux États-Unis, le fédéralisme vertical classique peut permettre des bricolages comme l’utilisation du comté pour construire des gouvernements urbains (de manière comparable à la fusion entre la métropole d’Aix-Marseille et le département des Bouches-du-Rhône), mais, le plus souvent, elle oppose des obstacles à la mise en mouvement des territoires, par exemple en empêchant une métropole comme New York de gérer, sinon son aire urbaine, du moins son agglomération morphologique. En un sens, par sa réussite même, le fédéralisme a solidifié des découpages qui peuvent se révéler obsolètes, notamment là où des entités puissantes sont de taille très inférieure aux espaces urbains effectifs.

La situation française, avec la fragmentation communale des agglomérations, est certes encore plus préoccupante, mais, en Suisse, seules des relations intergouvernementales ou des procédures technocratiques peuvent aider à aborder les problèmes qui résultent de la congélation des frontières intérieures. Ainsi, l’aire métropolitaine de Zurich comprend, selon les modes de calcul, entre trois et huit cantons, parmi lesquels certains n’hésitent pas à pratiquer un dumping fiscal agressif pour avoir le « beurre » (les services métropolitains payés par d’autres) et l’« argent du beurre » (l’habitat périurbain des plus aisés).

Inversement, la dynamique de l’architecture territoriale du Royaume-Uni, lancée depuis les années 1970, mérite attention : le passage d’un centralisme redistributif à un fédéralisme de développement, concerté et différencié ne s’est pas fait en un jour et pas toujours en douceur. Cependant, on peut considérer avec le recul que la démarche était la bonne : proposer des cadres cohérents et souples et compter sur les acteurs locaux pour faire le choix, ou non, de s’y inscrire et de leur donner un sens concret. En Angleterre (les trois autres « nations » britanniques ont des processus spécifiques de dévolution), il existe quatre grands types de statuts, en fonction de la structure et de la taille des agrégats urbains. Ce fédéralisme informel, interactif et évolutif a permis de trouver, moyennant des tâtonnements, un échelon local qui soit en phase avec la réalité des espaces locaux effectifs, c’est-à-dire des pratiques spatiales des habitants. Un statut pour les échelons infra-locaux (districts, boroughs) a pu être trouvé.

En matière de démocratie, les exigences contemporaines passent aussi par un dialogue réel entre démocratie représentative et démocratie interactive.

En France les arrondissements intra-urbains pourraient servir de modèle à cette réorganisation, mais le pouvoir résiduel des communes leur conserve une certaine capacité de fabriquer de la ségrégation en changeant leur propre « peuple ». On peut dire que les dernières lois (Maptam, NOTRe…) contribuent à une dynamique de changement, en renforçant les « intercommunalités », même si ces lois restent trop frileuses en ne visant pas la correspondance entre aires urbaines et pouvoir local (tout spécialement à Paris) et si elles privent toujours les nouvelles entités d’une légitimité démocratique véritable. Plus récemment, les annonces du gouvernement encouragent les acteurs locaux à faire des propositions inventives pour aller de l’avant. Le discours du président Macron en Corse allait dans le même sens : la liberté responsable de chaque échelon, le respect par tous des principes fondamentaux et l’innovation institutionnelle ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Au couple particulier/général, un centralisme se défendant par le recours à une multitude d’exceptions, se substitue un autre couple, singulier/universel, par lequel la différenciation des trajectoires et le renforcement des valeurs communes se nourrissent mutuellement. Ce sont ces valeurs de la co-habitation qui permettent justement à chaque lieu et à ceux qui y vivent de s’inventer des horizons et des parcours uniques.

Le principe fédéral suppose une égalité de principe de tous les échelons : les niveaux local et régional devraient donc pouvoir disposer d’un pouvoir législatif et exécutif puissants et distincts, sous le contrôle d’organismes indépendants garants de la légalité et de la confirmation aux valeurs communes. C’est nécessaire mais cela ne suffit pas. En matière de démocratie, les exigences contemporaines passent aussi par un dialogue réel entre démocratie représentative et démocratie interactive (consultation, participation, co-construction). L’emboîtement vertical associé à la seule sanction électorale suppose des territoires stables aux frontières franches, ce qui gêne la prise en compte d’espaces thématiques (comme les réseaux de mobilité) ou d’espaces de projets à durée limitée et, en général, de toute dynamique politique qui fait dialoguer la représentation et la légitimation, le débat public et l’action publique. Or on dispose désormais de multiples outils, validés par l’expérience, pour faire vivre l’interaction entre gouvernés et gouvernants.

L’urbanisme contemporain connaît une mutation profonde justement parce qu’il intègre dans un même processus le représentatif et l’interactif. La transformation annoncée du Conseil économique social et environnemental (CESE) en « trait d’union », selon le mot du président de la République, un lieu de rencontre entre société civile et société politique qui puisse servir de tremplin à une mutation profonde qui se manifesterait à tous les échelons. Ainsi la crainte, parfois justifiée, de produire par la décentralisation des lieux de pouvoirs encore plus clientélistes et corrompus que ceux qui existent à l’échelon national, serait battue en brèche. Le sinistre archaïsme qui pèse sur l’organisation territoriale française s’inverserait en une remise à niveau nécessaire, mais aussi en un rendez-vous prometteur avec le moment actuel : aujourd’hui, les habitants de la France sont des individus parties prenantes de multiples collectifs réversibles et de plusieurs sociétés – locale, régionale, nationale, continentale et mondiale –, articulées entre elles par des cohérences et des solidarités inéludables.

Le changement institutionnel consiste ici, modestement, à donner un coup de pouce pour que ces cohérences et ces solidarités puissent s’exprimer vraiment. Faire de la fédération, c’est simplement éviter de se tromper de présent.


Jacques Lévy

Géographe et Urbaniste

Rayonnages

Politique

Rêveries du critique solitaire

Par

Le Crédac accueille une rétrospective partielle de Louise Hervé et Chloé Maillet, duo fondateur de l'I.I.I.I. (« International Institute for Important Items »). Elles convoquent le spiritisme et Saint-Simon,... lire plus

Le temps long du jihad

Par

Depuis l'automne et la défaite de l'État islamique en Syrie et en Irak, le retour des combattants jihadistes étrangers occupe le cœur des débats médiatiques. Aussi importante soit-elle, cette question ne doit pas... lire plus