Immigration

La patrie de l’étranger

écrivain

Invitée en 2016 à prononcer une série de six conférences à Harvard sur le thème de la « littérature de l’appartenance », la lauréate du Prix Nobel Toni Morrison a choisi de consacrer la dernière à la question des migrations. Un texte dont l’actualité se trouve encore accrue et dont AOC publie en avant-première la version française, à paraître mi-mars avec les cinq autres conférences sous le titre L’Origine des autres.

Si l’on exclut l’apogée de la traite des esclaves au XIXe siècle, les mouvements de population massifs survenus durant la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle se sont avérés plus importants que jamais. Ce sont des déplacements d’ouvriers, d’intellectuels, de réfugiés et d’immigrants, qui traversent les océans et les continents, qui arrivent par la douane ou sur des embarcations précaires, qui parlent de multiples langages d’échanges commerciaux, d’intervention politique, de persécution, de guerre, de violence et de pauvreté. Il ne fait guère de doute que la redistribution (volontaire ou involontaire) de la population sur toute la surface du globe figure en première place à l’ordre du jour de l’État, dans les salles de conférences, dans les quartiers, dans la rue. Les manœuvres politiques visant à contrôler ces déplacements ne se limitent pas à surveiller de près les dépossédés et/ou à les retenir en otages. Une bonne partie de cet exode peut être décrite comme le voyage des colonisés vers le siège des colons (les esclaves, en quelque sorte, quittant la plantation pour se diriger vers le domicile du planteur), pendant qu’une plus grande partie représente la fuite de réfugiés de guerre et (dans une moindre mesure) la délocalisation et la transplantation des classes de gestionnaires et de diplomates aux avant-postes de la mondialisation. L’établissement de bases militaires et le déploiement de nouvelles unités militaires occupent une place prépondérante dans les efforts du législateur pour contrôler ce flux de population constant.

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Le spectacle de ces déplacements massifs attire inévitablement l’attention sur les frontières, les endroits poreux, les points sensibles, où le concept de patrie est perçu comme menacé par les étrangers. Une grande partie de l’inquiétude qui plane au-dessus des frontières et des portes est attisée, me semble-t-il, par : 1) à la fois la menace et la promesse de la mondialisation ; 2) une relation difficile avec not


  • (1) Plus précisément : Britannia, rule the waves, selon le fameux chant patriotique associé à l’hégémonie de la Grande-Bretagne qui « gouverne les vagues » et s’est ainsi assuré un empire.
  • (2) Fédération de syndicats, née de la fusion de l’American Federation of Labor et du Congress of Industrial Organizations en 1955.
  • (3) Cette « destinée », définie en 1845, consistait pour les Américains à se « déployer librement sur le continent alloué par la Providence pour le libre développement » de sa population qui ne cessait de croître. La progression des colons sur le territoire répondait donc à une mission
  • (4) Joseph Conrad, Le Cœur des ténèbres, traduction et notes de Catherine Pappo-Musard, Paris, Le Livre de Poche, « Les langues modernes/Bilingue », 1988, p. 41, ainsi que pour la citation suivante.
  • (5) Poème héroïque vieil anglais rédigé vers l’an mil, dans lequel Grendel est un ogre doué d’une force
  • (6) Camara Laye, Le Regard du roi, Paris, Plon, 1954 ; Paris, Press Pocket, 1975, p. 85-86.
  • (7) op. cit., p. 91.
  • (8) op. cit., p. 134.
  • (9) op. cit., p. 195.
  • (10) op. cit., p. 252, de même que la citation suivante.

Toni Morrison

écrivain, Prix Nobel de Littérature

Rayonnages

SociétéMigrations

Notes

  • (1) Plus précisément : Britannia, rule the waves, selon le fameux chant patriotique associé à l’hégémonie de la Grande-Bretagne qui « gouverne les vagues » et s’est ainsi assuré un empire.
  • (2) Fédération de syndicats, née de la fusion de l’American Federation of Labor et du Congress of Industrial Organizations en 1955.
  • (3) Cette « destinée », définie en 1845, consistait pour les Américains à se « déployer librement sur le continent alloué par la Providence pour le libre développement » de sa population qui ne cessait de croître. La progression des colons sur le territoire répondait donc à une mission
  • (4) Joseph Conrad, Le Cœur des ténèbres, traduction et notes de Catherine Pappo-Musard, Paris, Le Livre de Poche, « Les langues modernes/Bilingue », 1988, p. 41, ainsi que pour la citation suivante.
  • (5) Poème héroïque vieil anglais rédigé vers l’an mil, dans lequel Grendel est un ogre doué d’une force
  • (6) Camara Laye, Le Regard du roi, Paris, Plon, 1954 ; Paris, Press Pocket, 1975, p. 85-86.
  • (7) op. cit., p. 91.
  • (8) op. cit., p. 134.
  • (9) op. cit., p. 195.
  • (10) op. cit., p. 252, de même que la citation suivante.