La patrie de l’étranger
Si l’on exclut l’apogée de la traite des esclaves au XIXe siècle, les mouvements de population massifs survenus durant la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle se sont avérés plus importants que jamais. Ce sont des déplacements d’ouvriers, d’intellectuels, de réfugiés et d’immigrants, qui traversent les océans et les continents, qui arrivent par la douane ou sur des embarcations précaires, qui parlent de multiples langages d’échanges commerciaux, d’intervention politique, de persécution, de guerre, de violence et de pauvreté. Il ne fait guère de doute que la redistribution (volontaire ou involontaire) de la population sur toute la surface du globe figure en première place à l’ordre du jour de l’État, dans les salles de conférences, dans les quartiers, dans la rue. Les manœuvres politiques visant à contrôler ces déplacements ne se limitent pas à surveiller de près les dépossédés et/ou à les retenir en otages. Une bonne partie de cet exode peut être décrite comme le voyage des colonisés vers le siège des colons (les esclaves, en quelque sorte, quittant la plantation pour se diriger vers le domicile du planteur), pendant qu’une plus grande partie représente la fuite de réfugiés de guerre et (dans une moindre mesure) la délocalisation et la transplantation des classes de gestionnaires et de diplomates aux avant-postes de la mondialisation. L’établissement de bases militaires et le déploiement de nouvelles unités militaires occupent une place prépondérante dans les efforts du législateur pour contrôler ce flux de population constant.
Le spectacle de ces déplacements massifs attire inévitablement l’attention sur les frontières, les endroits poreux, les points sensibles, où le concept de patrie est perçu comme menacé par les étrangers. Une grande partie de l’inquiétude qui plane au-dessus des frontières et des portes est attisée, me semble-t-il, par : 1) à la fois la menace et la promesse de la mondialisation ; 2) une relation difficile avec notre propre extranéité, notre propre sentiment d’appartenance qui se désintègre à vive allure.
Permettez-moi de commencer par la mondialisation. À ce que nous comprenons actuellement, la mondialisation n’est pas une version du modèle du « Britannia Rules » (1) en vigueur au XIXe siècle, bien que les soulèvements de l’ère postcoloniale reflètent et rappellent la domination qu’une seule nation (la Grande-Bretagne) exerçait alors sur la plupart des autres. Le terme de « mondialisation » n’inclut pas le programme : « Prolétaires de tous les pays, unissez- vous » du vieil internationalisme ouvrier ; bien que ce terme même, « internationalisme », ait été utilisé par John Sweeney, aujourd’hui ancien président de l’AFL-CIO (2), lors du Conseil Exécutif des Présidents de Syndicats, pour évoquer le besoin qu’avaient les syndicats américains de « construire un nouvel internationalisme ». Cette mondialisation n’est pas non plus identique à l’appétit d’après-guerre pour « un seul monde», rhétorique qui a provoqué la naissance des Nations Unies, puis agité et tourmenté les années 1950. Ce n’est pas non plus « l’universalisme » des années 1960 et 1970 : ni comme plaidoyer pour la paix dans le monde, ni comme insistance sur l’hégémonie culturelle. « Empire », « internationalisme », « un seul monde », « universalisme » : tous ne ressemblent pas tant à des catégories de tendances historiques qu’à des aspirations. Aspirations à enfermer la terre dans un certain semblant d’unité et un certain degré de contrôle, ou à concevoir la destinée humaine de la planète comme résultant de l’idéologie d’une seule constellation de nations. La mondialisation a les mêmes désirs et aspirations que ses prédécesseurs. Elle aussi se comprend comme historiquement progressiste, amélioratrice, unificatrice, utopique et prédéterminée. Au sens étroit du terme, elle signifie la libre circulation des capitaux et la distribution rapide des données et des produits, qui s’opèrent au sein d’un environnement politiquement neutre, formé par des exigences collectives multinationales. Ses connotations plus larges, cependant, sont moins innocentes, puisqu’elles comprennent non seulement la diabolisation d’États soumis à des embargos, ou la banalisation de l’existence de seigneurs de guerre et politiciens corrompus avec lesquels on négocie, mais aussi l’effondrement d’États-nations sous le poids de l’économie transnationale, du capital et du travail ; la suprématie de la culture et de l’économie occidentales ; enfin, l’américanisation du monde développé ou en voie de développement, par la pénétration des cultures américaines en Occident, ce dans la mode, le cinéma, la musique et la cuisine.
Saluée avec la même vigueur que la « destinée manifeste » (3), l’internationalisme, etc., la mondialisation a atteint un certain niveau de majesté dans notre imagination. Malgré toutes ses prétentions à entretenir la liberté et l’égalité, elle distribue comme le ferait un roi. En effet, elle peut accorder beaucoup et retenir beaucoup, en matière d’accès (au-delà des frontières), en termes de quantité (le nombre même de personnes affectées de manière positive ou négative), en termes de vitesse (l’émergence de nouvelles technologies) et en termes de richesse (l’exploitation de ressources limitées uniquement par la finitude de la planète, et d’innombrables biens et services à exporter et importer). Pourtant, tout autant qu’elle est adorée comme phénomène quasi messianique, la mondialisation est également honnie en tant que mal allant au-devant d’une dangereuse dystopie. Nous craignons son mépris des frontières, des infrastructures nationales, des bureaucraties locales, des censeurs d’Internet, des tarifs douaniers, des lois et des langues : son indifférence aux marges et aux marginaux, ses propriétés redoutables et dévorantes qui accélèrent l’effacement, un aplanissement de différences significatives. Nonobstant notre aversion pour la diversité, nous imaginons une impossibilité de différenciation, l’élimination, dans un avenir proche, de toutes les langues et cultures minoritaires. Ou bien nous spéculons avec horreur sur ce qui pourrait être l’altération irrévocable et débilitante de langues et cultures majeures par l’élan irrésistible de la mondialisation.
Des multiples raisons et nécessités qui entraînent les mouvements de populations massifs, toutes sont guidées par la guerre. L’on estime que, quand paraîtront les chiffres définitifs des personnes déplacées – de ceux qui fuient les persécutions, les conflits et la violence généralisée du monde d’aujourd’hui (y compris les réfugiés, les demandeurs d’asile et les personnes déplacées à l’intérieur d’un même pays) –, leur total dépassera largement les soixante millions. Soixante millions. Et la moitié de tous les réfugiés sont des enfants. Je ne connais pas le nombre de morts.
Même si nos pires craintes au sujet de l’avenir ne sont pas rendues complètement manifestes, elles annulent néanmoins les garanties d’une vie meilleure promises par la mondialisation, en émettant de sévères mises en garde contre une mort culturelle prématurée.
Une fois encore, je veux recourir à la littérature afin de commenter le poison de l’extranéité. Tout particulièrement, je veux me pencher sur un roman d’un auteur ghanéen, écrit dans les années 1950, comme moyen d’aborder le dilemme suivant : d’une part, le flou intérieur/extérieur qui peut consacrer les limites et les frontières – réelles, métaphoriques et psychologiques – tandis que nous sommes aux prises avec les définitions de nation, d’État et de citoyenneté, ainsi qu’avec les problèmes actuels de racisme et de relations entre les races ; d’autre part, le prétendu choc des cultures dans notre recherche d’appartenance.
Les écrivains africains et africains-américains ne sont pas les seuls à s’accommoder de ces problèmes, mais ils ont une longue et singulière histoire durant laquelle ils y ont été confrontés. Durant laquelle ils n’étaient pas chez eux sur leur terre natale : durant laquelle ils étaient en exil dans le lieu où était leur place.
Avant de parler de ce roman, je veux décrire un détail de mon enfance qui a précédé de loin ma lecture de la littérature africaine, mais qui m’a néanmoins contrainte à m’aventurer dans ce qui brouille les définitions contemporaines de ce qui est étranger. Le dimanche, des plateaux bordés de velours, destinés à la quête, circulaient le long des bancs de l’église. Le dernier était le plus petit et le plus susceptible de rester vide. Sa position et sa taille exprimaient les attentes dévouées, mais limitées, qui était les plus caractéristiques de tout dans les années 1930. Les pièces, jamais de billets, qui s’y trouvaient éparpillées venaient pour l’essentiel d’enfants encouragés à céder leur menue monnaie aux bonnes œuvres si nécessaires à la rédemption, au salut, de l’Afrique. Bien que ce nom, « Afrique », ait été beau à l’oreille, il était chargé des émotions complexes auxquelles il était associé. Contrairement à la Chine, qui mourait de faim, l’Afrique était à la fois à nous et à eux, intimement liée à nous et profondément étrangère. Une immense terre natale dans le besoin, à laquelle nous étions censés appartenir, mais qu’aucun d’entre nous n’avait vue ni n’avait particulièrement envie de voir, habitée par des gens avec lesquels nous maintenions une relation délicate d’ignorance et de dédain réciproques, et avec lesquels nous partagions une mythologie d’Altérité traumatisée et passive, cultivée par les manuels scolaires, les films, les dessins animés et les insultes hostiles que les enfants apprennent à adorer.
Plus tard, quand j’ai commencé à lire des romans situés en Afrique, j’ai découvert que, à de rares exceptions près, chaque récit successif détaillait et rehaussait la mythologie même qui accompagnait les plateaux bordés de velours flottant entre les bancs. Pour Joyce Cary, Elspeth Huxley, H. Rider Haggard, l’Afrique était précisément ce que laissait supposer la quête des missionnaires : un continent obscur ayant désespérément besoin de lumière. De la lumière du christianisme, de la civilisation, du développement. De la lumière de la charité, allumée par la simple générosité du cœur. C’était une idée de l’Afrique chargée des hypothèses d’une intimité complexe associée à la reconnaissance d’un éloignement direct. L’énigme des « aînés » coloniaux paternalistes qui aliénaient la population locale, le fait de déposséder les locuteurs natifs de leur terre d’origine, l’exil des peuples indigènes au sein de leur pays d’origine conféraient à ces récits une nuance surréaliste et entraînaient les écrivains à projeter une Afrique métaphysiquement vide, mûre pour l’invention. À une ou deux exceptions près, l’Afrique littéraire était un terrain de jeux inépuisable pour touristes et étrangers. Dans les œuvres de Joseph Conrad, d’Isak Dinesen, de Saul Bellow et d’Ernest Hemingway, qu’ils aient été imprégnés d’idées occidentales classiques d’une Afrique plongée dans l’ignorance ou qu’ils les aient combattues, les protagonistes découvraient que le deuxième plus grand continent du monde était aussi vide que le plateau pour la quête : un récipient attendant toutes les petites pièces de cuivre et d’argent que l’imagination était contente d’y déposer. En guise d’eau à apporter aux moulins de l’Occident, on pouvait forcer l’Afrique, d’un mutisme obligeant, d’un vide commode, d’une nature incontestablement étrangère, à satisfaire à une grande variété d’exigences littéraires et/ou idéologiques. Elle pouvait reculer en tant que décor de n’importe quel exploit, ou bondir en avant et s’impliquer dans les tourments de n’importe quel étranger ; elle pouvait se tordre pour prendre des formes effroyables et malveillantes sur lesquelles les Occidentaux pouvaient contempler le mal ; ou bien elle pouvait se mettre à genoux et accepter des leçons élémentaires de la part de ses supérieurs. Pour ceux qui accomplissaient cette traversée littéraire ou imaginaire, le contact avec l’Afrique offrait des occasions passionnantes d’expérimenter la vie dans son état primitif, à peine formé, mal défini, ce qui aboutissait à la compréhension de soi : une sagesse qui confirmait les avantages du droit de propriété des Européens sans la responsabilité qui consiste à rassembler beaucoup d’informations réelles sur aucune culture africaine. Seuls un peu de géographie, beaucoup de données climatiques et quelques coutumes et anecdotes suffisaient comme toile sur laquelle on pouvait peindre le portrait d’un moi plus sage, plus triste, ou pleinement réconcilié. Dans les romans occidentaux parus tout au long des années 1950, l’Afrique pourrait s’appeler « L’Étranger », comme le roman d’Albert Camus, puisqu’elle fournit l’occasion de connaître, tout en gardant intacte sa nature inconnaissable. Dans Le Cœur des ténèbres, de Conrad, Marlowe décrit l’Afrique comme « une étendue faite pour inspirer des rêves grandioses à un jeune garçon » (4), jadis expansible et qui s’est depuis remplie « de rivières, de lacs, de noms ». Elle a cessé d’être « un espace vide et merveilleux de mystère […] C’était devenu un lieu de ténèbres. » Le peu qu’il est possible d’en connaître est énigmatique, répugnant ou désespérément contradictoire. L’Afrique imaginaire est une corne d’abondance pleine d’impondérables qui, tel le monstrueux Grendel dans Beowulf (5), résiste à toute explication. On peut ainsi glaner dans cette littérature une pléthore de métaphores incompatibles. En tant que berceau de la race humaine, l’Afrique est ancienne ; cependant, étant sous contrôle colonial, elle est également infantile. Un genre de vieux fœtus qui attend toujours de naître, mais qui déconcerte toutes les sages-femmes. Dans un roman après l’autre, une nouvelle après l’autre, l’Afrique est en même temps innocente et corrompue, sauvage et pure, irrationnelle et sage.
Dans ce contexte littéraire chargé du point de vue racial, la découverte du Regard du roi, de Camara Laye, a été un choc. Soudain, le voyage galvaudé dans les ténèbres africaines des livres d’histoires, soit pour apporter la lumière, soit pour la trouver, est imaginé à nouveau. Non seulement ce roman rassemble un vocabulaire entièrement africain, sophistiqué et riche en images, à partir duquel entamer une négociation raisonnée avec l’Occident, mais il exploite aussi les images de chaos et d’infantilisme que le conquérant impose à la population indigène : les troubles sociaux décrits dans Mr Johnson [« M. Johnson »], de Joyce Cary, l’obsession des odeurs présente dans Les Pionniers du Kenya, d’Elspeth Huxley, la fixation des Européens sur la signification de la nudité dans les romans de H. Rider Haggard, les ouvrages de fiction de Joseph Conrad ou dans quasiment tous les écrits de voyage occidentaux. Un corps sans habits ou peu vêtu ne peut signifier que l’innocence enfantine ou un érotisme indiscipliné : jamais le voyeurisme de l’observateur.
Le récit de Camara Laye est en résumé celui-ci : Clarence, un Européen, est venu en Afrique pour des raisons qu’il ne saurait exprimer clairement. Là, il a joué de l’argent, il a perdu et il est lourdement endetté envers ses compatriotes blancs. À présent, il se cache dans une auberge crasseuse, parmi la population indigène. Déjà expulsé de l’hôtel des colonialistes et sur le point d’être expulsé par l’aubergiste africain, Clarence découvre que la solution à son manque d’argent est de compter sur le fait qu’il est blanc, qu’il est européen, et de se faire embaucher au service du roi, sans répondre à aucune question ni maîtriser aucun savoir-faire. Une foule compacte de villageois l’empêche d’approcher le roi et sa mission est accueillie avec mépris. Il rencontre deux adolescents espiègles et un mendiant rusé, qui acceptent de l’aider. Sous leur conduite, il voyage vers le sud, où l’on attend la prochaine apparition du roi. À travers le périple de Clarence, qui ne diffère pas totalement du voyage d’un pèlerin, Camara Laye est en mesure d’esquisser et de parodier les sensibilités parallèles de l’Europe et de l’Afrique.
Les tropes littéraires de l’Afrique qu’il utilise sont des répliques exactes des perceptions de l’extranéité : 1) Menace ; 2) Dépravation ; 3) Inintelligibilité.
Menace. Clarence, son héros, est stupéfié de peur. Il a beau remarquer que « les palmiers en abondance [sont] destinés […] à l’industrie du vin », que la campagne est « magnifiquement ordonnée », que les gens qui y vivent lui font « bel accueil », il ne voit que de l’inaccessible, « de l’hostilité partagée » (6), un vertige de tunnels et des chemins barrés par des taillis épineux. L’ordre et la clarté du paysage sont en contradiction avec la jungle menaçante qu’il a dans la tête.
Dépravation. C’est Clarence qui sombre dans la dépravation en incarnant toute l’horreur de ce que les Occidentaux imaginent comme l’« adoption du mode de vie indigène », l’« immonde torpeur » (7) qui met la virilité en péril. La soumission des femmes à la cohabitation permanente et le plaisir manifeste que cette dernière lui procure reflètent ses appétits et sa propre ignorance volontaire. Au fil du temps, à mesure que des enfants mulâtres s’entassent dans le village, Clarence, le seul individu blanc dans la région, continue à se demander d’où ils sont venus. Il refuse de croire à l’évidence : il a été vendu comme étalon pour le harem.
Inintelligibilité. L’Afrique de Camara Laye n’est pas obscure, elle est baignée de lumière : la pâle lumière verte de la forêt, les teintes rubis des maisons et du sol, le « bleu… insoutenable » (8) du ciel ; même les écailles des femmes-poissons, qui luisent « comme des robes de lune » (9). Comprendre les motifs, les diverses sensibilités des Africains – à la fois mauvais et bienveillants – ne requiert que la suspension de la croyance dans une différence irréductible entre humains.
En déployant les idiomes maladroits de l’usurpation du territoire d’origine par l’étranger, de la délégitimation de l’indigène, de l’inversion des prétentions à l’appartenance, ce roman nous permet de découvrir un Blanc qui immigre en Afrique, seul, sans travail, sans autorité, sans ressources, ni même un nom de famille. Mais il a un atout qui fonctionne toujours, qui ne peut que fonctionner, dans les pays du Tiers-Monde. Il est blanc, dit-il, et donc fait, d’une manière ineffable, pour être conseiller du roi, qu’il n’a jamais vu, dans un pays qu’il ne connaît pas, parmi des gens qu’il ne comprend ni ne souhaite comprendre. Ce qui débute comme la recherche d’une position d’autorité, d’un moyen d’échapper au mépris de ses compatriotes, devient un processus fulgurant de rééducation. Ce qui compte comme informations parmi ces Africains, ce ne sont pas les préjugés, mais les nuances, ainsi que la capacité et la volonté de voir, de supposer. L’Européen est condamné par son refus de méditer de façon cohérente sur tout événement hormis ceux qui touchent à son confort ou à sa survie. Quand enfin naît la compréhension, il se sent anéanti par elle. Cette enquête fictive sur les perceptions limitées d’une culture nous permet de voir la race disparaître de l’expérience qu’un Occidental a de l’Afrique en l’absence de soutien, de protection ou de consignes de la part de l’Europe. Elle nous permet de redécouvrir ou d’imaginer à nouveau quel effet cela fait d’être marginal, ignoré, superflu, étranger, de ne jamais entendre prononcer son nom ; d’être privé d’Histoire ou de représentation, d’être une force de travail vendue ou exploitée dans l’intérêt d’une famille qui préside, d’un entrepreneur habile, d’un régime local. En d’autres termes : de devenir un esclave noir.
C’est une rencontre troublante qui peut nous aider à faire face aux pressions et aux forces déstabilisantes du parcours des peuples à travers le monde. Aux pressions qui peuvent nous faire nous raccrocher frénétiquement à notre propre culture, à notre propre langue, tout en rejetant celles d’autrui ; nous faire classer le mal selon la mode du jour ; nous faire légiférer, expulser, nous conformer, purger et prêter allégeance aux fantômes et à l’imagination. Surtout, ces pressions peuvent nous faire nier l’étranger qui est en nous et résister à mort au caractère universel de l’humanité.
Après plusieurs tentatives, la lumière se fait peu à peu dans l’esprit de l’Européen de Camara Laye. Clarence voit s’exaucer son vœu de rencontrer le roi. Mais à ce moment-là, son objectif et lui-même ont changé. Au mépris des conseils des gens du coin, Clarence s’avance tout nu en rampant jusqu’au trône, quand enfin il voit le roi, qui n’est qu’un enfant couvert d’or. Le « vide effrayant (10) » qu’il a en lui – vide qui l’a protégé de la révélation – s’ouvre pour recevoir le regard du roi. C’est cette ouverture, cet effondrement de l’armure culturelle maintenue par peur, cet acte de courage sans précédent, qui marque le début du salut de Clarence. Sa bénédiction et sa liberté. L’enfant le prend dans ses bras ; enveloppé dans cette étreinte, sentant battre son tout jeune cœur, Clarence entend le roi murmurer ces propos exquis d’authentique appartenance, propos qui l’accueillent dans la race humaine : « Ne savais-tu pas que je t’attendais ? »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Ce texte est extrait du livre L’Origine des autres, à paraître le 15 mars chez Christian Bourgois Éditeur.