Politique

État d’urgence (1/3)

Ancienne députée PS

Au moment où les militants socialistes votent pour élire leur futur leader, l’ex-députée Barbara Romagnan livre pour AOC le récit très personnel des journées historiques qui l’ont conduite à prendre la décision de quitter le PS. Au nom de la défense des libertés publiques. Premier volet d’un texte fort.

Publicité

 

Dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015 ont eu lieu des actes d’une extrême violence, qui ont coûté la vie à 129 personnes. Je me souviens de mon incrédulité initiale quand j’ai appris la nouvelle. Je me souviens du nombre de morts qui ne cessait d’augmenter. De l’information qui arrive de nuit, alors que c’était de jour pour Charlie Hebdo. Des échanges de messages avec les proches qui s’enquièrent de l’endroit où l’on se trouve, de ceux qui s’inquiètent des personnes dont ils sont sans nouvelles, des messages aussi, où se disent des choses importantes, prenant conscience de la fragilité de nos vies.

Quand il se passe des événements graves et que l’on est un élu ou une élue, on se sent tenu de dire quelque chose. Quand un événement à la fois terrible et inattendu se produit, les repères sont bouleversés, nous sommes censés tenter de donner des explications, trouver du sens, dire quoi faire. Mais comment savoir quoi faire ? Comment donner du sens à ces actes criminels qui semblent justement en être dépourvus ? Comment employer les mots adéquats comme personnage public, alors que c’est intimement que nous sommes tous touchés ? Comment réagir opportunément et intelligemment alors même que nous sommes dans le cœur du cyclone ? Pas certaine que l’avalanche de réactions immédiates des responsables politiques soient les plus utiles et bienvenues quelques heures après l’événement, j’ai choisi de m’abstenir de réaction, que j’étais, par ailleurs, temporairement bien incapable de formuler. J’ai néanmoins relayé des réactions comme celle de l’ancien premier ministre norvégien, qui m’avait semblé employer des mots justes et de réconfort, des mots utiles après les terribles tueries d’Oslo et de l’île d’Utøya le 21 juillet 2011, qui avaient fait au moins 76 morts. S’adressant au terroriste qui disait vouloir « lutter contre l’islamisation de l’Europe », Jens Stoltenberg avait déclaré : « Vous ne détruirez pas la démocratie et notre travail pour rendre le monde meilleur. Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. »

Dès le 16 novembre, le président de la République française, François Hollande, a réuni le Parlement en Congrès à Versailles. Mettre en scène l’union du pays dans ce moment tragique de notre histoire était évidemment nécessaire et bienvenu. À l’occasion de son discours, il a proposé des mesures visant à protéger le pays et à renforcer la lutte contre le terrorisme : création de 5 000 postes de policiers et gendarmes, de 2 500 postes dans la police et de 1 000 postes de douaniers. Il a également remis en cause le pacte de responsabilité en vue de financer ces postes. « Toutes ces décisions budgétaires seront prises dans le cadre de la loi de finances qui est en ce moment même en discussion pour 2016. Elles se traduiront nécessairement, et je l’assume devant vous, par un surcroît de dépenses. Mais dans ces circonstances, je considère que le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de responsabilité », a déclaré le président à la 27e minute. Il a enfin rappelé la nécessité d’inscrire notre action dans le cadre des instances internationales ; la coordination avec l’ONU constituant, en effet, une condition nécessaire à toute intervention française à l’étranger.

En parallèle de ces décisions, François Hollande avait proposé d’autres mesures qui ne m’ont pas paru de nature à favoriser l’apaisement nécessaire, comme la possibilité pour les policiers d’emporter leur arme chez eux ou l’hypothèse de l’enfermement des personnes fichées S. On l’oublie parfois, mais c’est ce jour-là aussi qu’il a évoqué pour la première fois la déchéance de nationalité comme outil de lutte contre le terrorisme. Au-delà du fait que je ne voyais pas en quoi la perspective de perdre sa nationalité retiendrait un terroriste en puissance, la loi française, depuis 2008, permet déjà de déchoir des personnes de leur nationalité française quand celle-ci a été acquise au cours de leur vie et non à la naissance (six déchéances avaient d’ailleurs été déjà prononcées depuis mai 2014). Ce que le président souhaitait ajouter, c’était la possibilité de déchoir de leur nationalité des personnes nées françaises. Mais, dans la mesure où la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 interdit de rendre une personne apatride, il fallait pour que la déchéance soit possible, que cette dernière bénéficie d’une autre nationalité. Ainsi, seuls les Français disposant d’une autre nationalité auraient pu être déchus.

Dans un contexte où les terroristes cherchaient précisément à réduire nos libertés, il me semblait paradoxal que nous les restreignions nous-mêmes.

Le président de la République nous a également demandé, à cette occasion, de prolonger l’état d’urgence de trois mois supplémentaires afin de garantir la sécurité de nos concitoyens en permettant (par deux articles de cette loi) les perquisitions administratives et l’assignation à résidence (à la 16e minute de son intervention). L’état d’urgence, c’est-à-dire la mise entre parenthèses, en principe temporaire, de certaines garanties de « l’État de droit », cet État de droit qui avait été attaqué et que l’on voulait défendre. S’il me semblait que l’on pouvait discuter de la restriction des libertés pendant un temps très limité, encore fallait-il que cela soit de manière très circonscrite et que cela apporte un réel appui aux procédures pénales en cours. Ce qui n’était pas le cas pour ce que j’en comprenais.

La prolongation de l’état d’urgence posait à mon sens d’autres questions. Nous étions sous ce régime depuis le 13 novembre, comme l’avait décidé seul le président de la République, ainsi que la Constitution lui en donne le droit. Ce que je n’avais pas contesté à l’époque. La durée de cette période d’état d’urgence était de 12 jours. Ainsi, il était prévu pour durer jusqu’au 25 novembre. Je ne comprenais pas pourquoi il fallait décider dès le 19 novembre qu’il fallait le prolonger alors que nous avions jusqu’au 25 pour en juger. Sans compter qu’une enquête pénale était en cours, qui donnait les moyens juridiques nécessaires aux enquêteurs. Ces moyens étaient complétés par les dispositions prévues dans les différentes lois anti-terroristes votées durant les trente dernières années. A minima donc, cette prolongation serait vraisemblablement inutile.

Enfin, dans un contexte où les terroristes cherchaient précisément à réduire nos libertés, il me semblait paradoxal que nous les restreignions nous-mêmes. C’est ce qu’avait déclaré Kofi Annan, alors secrétaire général des Nations Unies, à l’occasion de la conférence internationale sur le terrorisme qui s’était tenue en 2005, un an après les attentats de Madrid qui avaient fait plus de 200 morts : « Les instruments relatifs aux droits de l’homme laissent de larges possibilités en matière de lutte contre le terrorisme, même dans les circonstances les plus exceptionnelles, et porter atteinte aux droits de l’homme ne saurait contribuer à la lutte contre le terrorisme. Au contraire, cela permet aux terroristes d’atteindre plus facilement leur objectif, en donnant l’impression que la morale est dans leur camp, et, en créant des tensions, en suscitant la haine et la méfiance à l’égard du gouvernement précisément chez ceux parmi lesquels les terroristes sont le plus susceptibles de trouver de nouvelles recrues. »

Mais ce lundi soir-là, j’étais bien en peine de formuler une position claire sur ce que nous étions en train de vivre et sur ce qu’il convenait de faire. Je me souviens de l’union dans la peine et la compassion pour les victimes et leurs proches. Je me souviens également du malaise profond que j’ai ressenti dès la première phrase du président de la République introduisant son discours par « La France est en guerre ». Malaise parce que, quelle que soit la gravité du moment, et il l’était, nous n’étions pas en guerre. Dire cela c’était donner à Daech importance et reconnaissance. Un pays est en guerre contre un autre pays, pas contre des terroristes. Je n’ai jamais connu personnellement et directement la guerre, mais je trouvais ce propos irrespectueux vis-à-vis de ceux qui ont vécu la guerre sur notre sol ou ceux qui la vivaient vraiment en ce moment. J’ai également vécu cette phrase comme une volonté de faire taire toute interrogation ou remise en cause de la stratégie suivie. Si nous sommes en guerre, alors nous devons nous comporter comme des soldats et écouter le chef sans discuter. Il me semblait, au contraire, que la réflexion et la délibération étaient plus indispensables que jamais pour donner à voir notre confiance dans la démocratie. J’ai également trouvé parfaitement déplacée cette proposition de déchéance de nationalité, jusque-là apanage de l’extrême droite. Je n’ai pas aimé l’intervention du président de la République. Je me suis levée à la fin, comme tout le monde, non pour ovationner François Hollande mais par respect pour les victimes et leurs proches.

On a vite le sentiment d’être indécent à poser, et à se poser, des questions à ce moment-là.

Le lendemain, mardi matin, je me suis rendue en réunion de notre groupe qualifié de « frondeur » – nous nous réunissions le mardi matin avant la réunion du groupe socialiste –, espérant y voir plus clair après un échange avec mes collègues. Après les interventions de trois éminents frondeurs, je comprends que mon questionnement n’est pas partagé et je demande « mais enfin, que fait-on pour le vote de jeudi ? ». Les présents étaient unanimes, qu’il s’agisse de Christian Paul, Laurent Baumel ou Pascal Cherki, la question ne se posait pas, personne ne l’avait d’ailleurs abordée après quatre interventions. La cinquième était la mienne, elle n’a pas suscité davantage de débat et je me suis tue. Je me suis sentie soulagée quelques heures me disant que je m’étais angoissée inutilement. Il fallait bien sûr voter « pour » l’état d’urgence. Mais dans l’après-midi le doute me reprend. Le soir je consulte les sites de la Ligue des droits de l’homme, du Syndicat de la magistrature, du Syndicat des avocats de France. Je tape sur le web le nom de Mireille Delmas-Marty, spécialiste des libertés publiques, dont j’avais lu le remarquable ouvrage intitulé Libertés et sûreté dans un monde dangereux.

Bien que paru en 2010, soit cinq ans avant le vote de ce texte, il pouvait contribuer à éclairer le débat et, en tout cas, il m’a entretenue dans mon élan vers le vote contre, à défaut de me suffire pour le justifier. L’auteure part du 18 septembre 2001 quand le Congrès américain proclame l’état de guerre contre le terrorisme et adopte un droit pénal d’exception appelé le Patriot Act, le 25 novembre 2001. Elle constate que la plupart des dispositions qu’il contenait ont été pérennisées ou prorogées. Elle nous rappelle que cette idée de suspension de l’ordre juridique en cas de danger réapparaît régulièrement et que, sans protection des droits fondamentaux, il existe un risque que cet état d’exception devienne le fonctionnement régulier des institutions. Elle observe, en effet, que les États peinent à revenir à l’état juridique qui précède la mise en place de pratiques d’exception.

Citant Michel Troper (« l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel »), elle nous dit qu’on peut considérer l’état d’exception comme « une situation dans laquelle, en invoquant l’existence de circonstances exceptionnelles particulièrement dramatiques et la nécessité d’y faire face (…) on suspend provisoirement l’application des règles (…) et l’on en applique d’autres évidemment moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration des pouvoirs ». Évidemment, dans le cas du terrorisme, il est délicat d’établir le moment où le risque diminue et les élus hésitent à assumer la sortie de l’exception. En conséquence, elle constate une inclination à conserver les mesures exceptionnelles. Elle relève d’ailleurs que les avis rendus par le Conseil constitutionnel depuis le 11 septembre 2001 illustrent sinon une tolérance au tout-sécuritaire, du moins un glissement vers une conception plus répressive des moyens de l’État. Ainsi, entre 2002 et 2009, les neufs lois pénales soumises au Conseil ont été validées alors même qu’elles comportaient des mesures inédites concernant les mineurs. Le Conseil a en effet motivé son avis favorable par « la nécessité de rechercher les auteurs d’infractions et de prévenir les atteintes à l’ordre public, et notamment à la sécurité des personnes et des biens », revenant ainsi sur la spécificité de la justice des mineurs.

Mais bien sûr, personne ne faisait encore de commentaires sur le discours du président de la République, encore moins donnait d’indications sur ce qu’il convenait de faire sur le texte qui allait être soumis au vote des députés jeudi matin et cela pour deux bonnes raisons. La première est que quelques jours après l’horreur, alors même que l’un des suspects n’a pas encore été appréhendé, l’heure est à la compassion avec les victimes et leurs proches, pas à la critique du discours du président de la République ou aux conseils de vote sur le texte. La seconde est que le texte sur lequel nous aurions à nous prononcer jeudi n’était pas encore disponible mardi soir.

On a vite le sentiment d’être indécent à poser, et à se poser, des questions à ce moment-là. Mais nous allions devoir nous prononcer. J’allais devoir voter pour ou contre ou m’abstenir. Pourquoi pas voter pour – mais encore fallait-il que j’en sois convaincue moi-même. J’avais présenté ma candidature devant des dizaines de milliers de citoyens, qui m’avaient choisie pour les représenter, je me devais faire des choix réfléchis, auxquels je croyais et que je pouvais expliquer, pas me contenter de voter pour un texte en raison de ce qui semblait être une quasi-unanimité parmi mes collègues. Des échanges directs avec des membres du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature, à défaut de m’éclairer beaucoup sur ce qu’il convenait de faire, m’ont au moins permis de comprendre que mes interrogations et réserves étaient partagées par d’autres. Je me suis dit qu’il fallait attendre le texte.

Il fut présenté devant la commission des lois le mercredi après-midi et consultable peu de temps après. Même s’il était assez court, un texte de loi est rarement immédiatement compréhensible pour qui n’est pas rompu à l’exercice et spécialiste du sujet. Je n’étais ni l’une ni l’autre. Le soir, toujours pas de communiqué des associations de défense des libertés. La nuit a été longue et la tentation de « laisser tomber » forte. Si personne ou presque n’en parlait, c’est sans doute qu’il n’y avait pas lieu de s’interroger. L’heure était à la cohésion nationale. Peut-être cette envie de comprendre en ce moment précis, mes interrogations, étaient-elles malsaines. Enfin, quand bien même il serait opportun de voter contre ce texte, que changerait ma voix ? Car il serait adopté, très majoritairement, c’était certain. Et si je votais contre, j’avais intérêt à savoir comment l’expliquer et je me sentais un peu démunie pour le faire.

Mais je n’ai pas pu m’endormir, alors j’ai relu et relu et relu le texte, cherché des informations. Au petit matin, je savais que je voterais contre un texte qui me semblait tout à la fois inutile et dérisoire pour lutter contre le terrorisme et surtout extrêmement dangereux pour les libertés et la cohésion nationale. Mais ma conviction était un mélange d’intuitions et de ressentis. J’avais également des arguments rationnels mais aucun ne me paraissait suffisant pour justifier mon choix auprès de l’immense majorité de mes concitoyens. Comment saurais-je, moi, ce qu’il était juste de faire ? Surtout, si tous mes collègues, la ministre de la Justice Christiane Taubira, le président de la commission des lois Jean-Jacques Urvoas, excellents spécialistes tous les deux, connus ni l’un ni l’autre comme liberticides, bien au contraire, ne trouvaient rien à redire et défendaient le vote de ce texte, qu’est-ce qui pouvait justifier mon choix ?

à suivre


Barbara Romagnan

Ancienne députée PS