Sciences

Redéfinir la politique de la recherche scientifique

Géographe

Il est temps de sortir la recherche scientifique du modèle réducteur de la compétition et de l’excellence, définie par le seul critère du nombre de citations dans les revues scientifiques. L’urgence des problèmes environnementaux et sociaux requiert une politique de la recherche qui revalorise le critère de pertinence et les processus collaboratifs. Elle nécessite aussi la promotion de profils plus diversifiés que celui du chercheur-monoculteur se battant seul pour sa survie dans un monde académique où les places sont rares.

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Le 13 novembre 2017 plus de 15 000 chercheurs de 184 pays ont lancé un cri d’alarme sur l’état de la planète, proposant 13 mesures – allant de la mise en place d’instruments politiques contre la défaunation à la réduction des inégalités de richesse –, afin d’opérer une transition urgente vers la durabilité. En 2012, les participants à la réunion annuelle de l’association américaine de biologie cellulaire ont rédigé la Déclaration de San Francisco (DORA) qui appelle à une révision des manières d’évaluer la recherche scientifique et critique l’utilisation du facteur d’impact des revues scientifiques. Cette déclaration a aujourd’hui été signée par 445 organisations et 11 500 chercheurs. Ces deux événements constituent des signes de l’épuisement du modèle sur lequel a reposé les politiques de la recherche scientifique ces dernières années sur le plan international. Si nous voulons que les chercheurs puissent contribuer aux réponses à donner aux défis cruciaux auxquels la planète est aujourd’hui confrontée, si nous voulons rendre les carrières scientifiques plus attractives, il faut aujourd’hui réformer ce modèle, redessiner la figure de la chercheuse et du chercheur, redéfinir les politiques de la recherche.

Le monde académique, qui historiquement était peu régi par des règles marchandes, a été converti en un marché.

Le monde de la recherche scientifique n’a bien entendu pas échappé à la néolibéralisation, même si ces effets sont géographiquement très variables. La figure de la chercheuse ou du chercheur qui a été promue au cours de ces dernières décennies est ainsi devenue principalement celle d’un fabricant d’articles de revues dans les top journals, destinés à accroître le nombre de citations de ses travaux par ses pairs. Cette réduction du travail de recherche à une monoculture permet de classer hiérarchiquement les chercheurs sur la base d’indicateurs bibliométriques. Ces classements permettent à leur tour aux chercheurs d’accéder aux postes les plus prestigieux et les plus rémunérateurs. Ils permettent aussi – dans les pays les plus néolibéralisés comme la Grande-Bretagne –, aux Hautes Écoles qui recrutent les chercheurs les mieux classés de fixer des frais de scolarité très élevés, en particulier pour les étudiants d’origine lointaine, et d’obtenir ainsi un retour sur investissement. Une grande université londonienne peut ainsi demander des frais de scolarité de 22 000 euros par année à des doctorants non-européens prêts à payer ce prix pour acquérir le capital symbolique attaché au fait d’avoir obtenu un doctorat dans l’Université X qui-est-au-sommet-des-rankings avec le Professeur Y dont-le-h-index-atteint-la-voute-céleste. Ce système requiert une bureaucratie académique qui convertit des connaissances en indicateurs de prestige du chercheur et finalement en valeur monétaire. Le monde académique, qui historiquement était peu régi par des règles marchandes, est ainsi converti – avec des intensités variables suivant les pays – en un marché.

Le mécanisme est simple et bien connu: c’est presque une épure de la néolibéralisation, au sens d’une extension des principes de marché à la régulation de tous les domaines de la vie. Ce processus a été soutenu et promu par un discours cloné à l’échelle planétaire définissant les objectifs des Hautes Écoles et des agences de financement de la recherche en termes d’« excellence ». Les déclinaisons sont infinies : laboratoires, réseaux, clusters, programmes… d’excellence. Et l’excellence visée est, dans la très grande majorité des cas, mesurée par ces mêmes indicateurs bibliométriques, bibliquement simples. Ceci est devenu le fonctionnement normal de la recherche scientifique et la colonne vertébrale des politiques de recherche. Science as usual en quelque sorte. Peut-on aujourd’hui se contenter de cette science as usual ? Peut-on continuer à favoriser cette seule figure du chercheur-monoculteur ensemençant et labourant perpétuellement le même très petit champ des top journals ? Cela paraît peu soutenable. On peut en effet estimer (et espérer) que nous sortons d’un cycle et ceci pour trois raisons : l’impératif de la collaboration dans la recherche, l’urgence du principe de pertinence pour répondre à « l’état de la planète » et le besoin de dépasser le récit darwinien de la survie du plus apte afin de ne pas décourager les jeunes chercheurs à s’engager dans une carrière scientifique.

Si le système des prix et de la réputation scientifiques met l’accent sur la découverte individuelle, les chercheurs savent que la recherche est fondamentalement collaborative et collective.

L’organisation du monde scientifique depuis la création de la Royal Society en Angleterre en 1660 repose sur la collaboration par l’échange de résultats. Il repose aussi, comme l’a montré l’historien des sciences Steven Shapin, sur la confiance et le respect d’un code de conduite. Si le système des prix et de la réputation scientifiques met l’accent sur, et souvent mythifie, la découverte individuelle, les chercheurs savent que la recherche est fondamentalement collaborative et collective, ne serait-ce que du fait de la transmission des connaissances par les pairs et leurs publications. Dans le grand récit de la compétition et de l’excellence, cette dimension collaborative est constamment euphémisée. Or l’urgence et l’échelle des problèmes auxquels nous faisons face requièrent des collaborations de grande ampleur. Enquêter sur la violence urbaine, sur les inégalités, sur le changement climatique ou sur les effets économiques et sociaux de la numérisation nécessite la mise sur pied de bases de données internationales et d’équipes de recherche coordonnées et multi-sites. Le travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) constitue un excellent exemple de cet impératif de la collaboration. Les résultats qu’il rend public sur l’évolution du climat ne résultent pas de découvertes de chercheurs isolés en compétition, mais de la synthèse critique, faite par un collectif d’experts, d’une myriade d’études, elles aussi très généralement réalisées par des équipes de chercheurs.

Revaloriser la collaboration dans les politiques de la recherche signifie concrètement soutenir davantage le travail de tels collectifs de chercheurs par des financements publics et des formes de reconnaissance symbolique. Dans la mesure où les chercheurs professionnels n’ont pas le monopole de la production de connaissances, cela signifie aussi soutenir le travail d’associations (comme les associations de patients) dans leur travail de production de connaissance (sur l’expérience de la maladie par exemple) ainsi que les collaborations entre la recherche traditionnelle (ou “confinée” ) et cette recherche “de plein air”.

Le travail du GIEC montre aussi que des recherches doivent être motivées autant par le principe de pertinence que par celui d’excellence. Autonomisé, comme il l’est le plus souvent dans les politiques de recherche, le principe d’excellence dérive en effet vers l’obsession des scores de citation et les effets de mode corrélatifs. Les top journals sont en effet souvent tenus par de petits groupes de chercheurs sensibles à l’affichage de signes d’appartenance, au dernier concept ou à la dernière méthode arrivés sur le marché des idées, plutôt qu’à la pertinence des recherches eu égard aux problèmes cruciaux que rencontrent aujourd’hui les humains et la planète qu’ils habitent. Rééquilibrer excellence et pertinence ne veut pas dire relâcher les exigences de rigueur. Cela signifie plutôt prendre des distances par rapport aux classements fondés sur le nombre de citations, par rapport aux jeux claniques et aux effets de mode. Cela ne veut pas dire non plus réduire la recherche légitime à ce qui peut être appliqué à court terme. La priorité doit aller à la recherche libre et fondamentale.

Il est nécessaire de développer un autre récit mettant en valeur cette contribution de la recherche.

Cependant, les financements de la recherche sont aujourd’hui fortement fléchés dans la plupart des pays. Les thèmes de recherche suivent donc de plus en plus ce fléchage financier. Or ces agendas – qui nous somment régulièrement de nous concentrer sur la prochaine révolution (celle des nanoparticules, puis celle de la robotisation, etc.) –, ont tendance à être dictés par des groupes de scientifiques cherchant des lignes de financement généreuses et/ou des entreprises voulant étendre leur marché plutôt que par l’intérêt public. Pour y remédier et mieux fonder les priorités de la recherche orientée, il faut un travail d’objectivation des grands enjeux. Les mesures identifiées par les 15 000 chercheurs qui ont lancé leur cri d’alarme à la fin de l’année dernière, constituent un pas dans cette direction. Ils focalisent sur des lieux ou des thèmes sensibles de ce que Bruno Latour appelle, en reprenant une expression des sciences de la terre, la « zone critique » : là où la vie a modifié la géologie et l’atmosphère. Cartographier les lieux sensibles de cette zone critique permettrait aux agences publiques de financement de la recherche d’échapper aux agendas de recherche déterminés par des intérêts particuliers.

Enfin, orienter davantage les politiques de la recherche sur la collaboration et la pertinence permet de créer un contexte plus attractif pour les jeunes chercheurs. Comme le montrent les mouvements de grève ces jours-ci dans les universités britanniques et françaises ou les propositions de plus en plus nombreuses en faveur d’une slow science, beaucoup d’entre eux sont peu attirés par la figure du chercheur-monoculteur se battant seul pour sa survie dans un monde académique où les places sont rares. Pour intéresser les jeunes aux carrières scientifiques, le récit du struggle for life qui est généralement proposé est de moins en moins fonctionnel. L’urgence des problèmes et le rôle que peut jouer la recherche dans leur résolution ne leur échappent pas. Il est donc nécessaire de développer un autre récit mettant en valeur cette contribution de la recherche. Ce récit ne sera crédible que si l’on revalorise concrètement une recherche collaborative et pertinente par la reconnaissance des activités comme la co-production de recherches avec des acteurs concernés et la restitution des résultats auprès de ces mêmes acteurs et dans les médias. Cela suppose un élargissement des critères d’évaluation des dossiers de chercheurs et la valorisation de profils diversifiés, permettant aux chercheurs, suivant leurs affinités, d’accorder plus d’importance au travail de laboratoire ou au travail « de plein air » avec les citoyens concernés.


Ola Söderström

Géographe, professeur de géographie sociale et culturelle à l'Université de Neuchâtel

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