Politique

Animalisme : anatomie politique d’un échec annoncé ?

Philosophe

L’animalisme est une idée neuve. C’est peut être, avec l’environnementalisme qui est un peu plus ancien, l’une des idées les plus originales qui s’offre aux nouvelles formes de mobilisation politique. Pourtant, cette nécessité d’introduire dans le débat public le souci du « non-humain », échoue par l’incurie des mouvements sociaux qui portent cette idée, incapables de sortir d’un certain naturalisme.

Parmi ce que la sociologie qualifie de « nouveaux mouvements sociaux », il y en a deux qui constituent une vraie nouveauté historique : les mouvements environnementalistes et animalistes. Si les premiers ne sont pas entièrement nouveaux, les seconds sont, quant à eux, apparus récemment, mais en définitive cette différence temporelle est peu importante au regard de ce qui les rapproche : la prétention d’installer au cœur de la question sociale et politique la problématique du « non-humain », à savoir la « nature » d’une part et la « condition animale » de l’autre. S’il n’y a jamais rien d’entièrement nouveau ni dans l’histoire ni dans la société, il n’en reste pas moins que ces mouvements s’écartent assez radicalement de ce qui a constitué traditionnellement le mouvement social issu d’une société industrielle qui perdure bien que mourante. À savoir la défense des intérêts proprement humains de celles et ceux qui ont eu et ont encore à subir les formes de domination et de violence.

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Ce mouvement social d’origine industrielle a donné lieu au XXe siècle à une grande partie des principales institutions de notre modernité, à savoir les institutions politiques, sociales et économiques, les partis politiques traditionnels et les syndicats ouvriers. Or ces nouveaux mouvements sociaux de type non-humain rencontrent de grandes difficultés à s’inscrire dans ces formes classiques de mobilisation, lesquelles expliquent qu’ils n’ont pu pour le moment rallier les structures politiques et sociales qui servent à partager les pouvoirs dans notre société. Pourquoi de tels obstacles ? De quelle nature sont-ils ? Est-il possible de les surmonter afin que ces nouvelles formes de militantisme, inédites dans l’histoire, puissent être prises au sérieux et transformer nos manières de vivre et de faire de la politique ? Tels sont les enjeux considérables de ces nouveaux mouvements sociaux qui viennent déranger l’ordre des choses et nos certitudes humaines.

L’enjeu n’est pas ici celui des succès et des échecs de l’écologie politique, très fortement documentée et ce d’autant qu’une crise profonde et irréversible a quasiment fait disparaître du marché des biens politiques l’offre écologiste. Ce qui est en question, c’est ce qui apparaît bien comme un « nouveau mouvement social » en pleine émergence, mais dont l’offre politique ne donne pour le moment lieu à aucune forme de mobilisation sérieuse alors même que ses idées sont d’une très grande nouveauté car jamais elles n’ont fait jusqu’à maintenant l’objet d’une tentative d’introduction dans les débats politiques et de société.

C’est cette nouveauté qu’il nous incombe de penser malgré la complexité des enjeux. Pourquoi ? Précisément parce si que ces idées en tant qu’idées ont toujours existé, elles ne pouvaient acquérir aucune signification aux yeux des institutions qui légitiment et délégitiment les normes politiques et juridiques en vigueur dans une société inventée par l’humain et pour l’humain. Or ce qu’on pourrait appeler le mouvement animaliste met justement en question ces mêmes normes, et dans l’état actuel du monde politique, il rencontre des obstacles sérieux qu’il faut clairement nommer pour comprendre ses impasses voire son échec annoncé qui n’a rien d’irréversible pour autant.

Nous sommes naturalistes sans savoir que nous le sommes et ce naturalisme est très probablement le danger auquel cèdent tous ceux qui parlent des animaux.

Le premier obstacle de poids à l’émergence de la question animaliste portée par un tel mouvement est qu’il repose totalement sur l’opposition entre nature et culture. Une telle opposition qui fait système se traduit par l’idée et la croyance que l’humain relève de la culture alors que le non-humain, ici l’animal, relève de la nature. Or cette croyance est partagée très paradoxalement autant par ceux qui bloquent l’émergence de la question animale que par tous les défenseurs des animaux, qui se sont appropriés ce qui appartient au naturalisme au sens de l’anthropologie de la culture. En effet, nous sommes naturalistes sans savoir que nous le sommes. Ce naturalisme est très probablement le danger auquel cèdent tous ceux qui parlent des animaux, sans vraiment savoir de quoi il est question.

Qu’est-ce que le naturalisme ? Il aura fallu attendre l’invention de l’anthropologie de la nature telle qu’elle est pratiquée par Philippe Descola pour y voir un peu plus clair dans cette dichotomie entre nature et culture. Voici la définition anthropologique qu’il en propose dans son livre Par-delà nature et culture, qui permet de comprendre l’impasse actuelle de la fabrication de politique avec du non-humain, conduisant cet anthropologue à reconnaître  « que l’ontologie moderne soit naturaliste et que le naturalisme soit définissable par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités (…) Ce qui différencie les humains des non-humains pour nous, c’est la conscience réflexive, la subjectivité, le pouvoir de signifier, la maîtrise des symboles et le langage au moyen duquel ces facultés s’expriment. »

Cette « ontologie naturaliste dominante » produit en ce moment des effets des plus ambivalents, car elle repose sur l’identification de similitudes physiques entre les humains et les animaux, tout en n’accordant et ne reconnaissant qu’à l’humain des aptitudes et des dispositions culturelles, sociales et psychologiques. D’où la tragique alternative à laquelle nous succombons tous, bien identifiée par cette anthropologie de la nature développée par Descola : « Face à l’évidence conjointe de similitudes physiques entre les animaux et les hommes et de dissemblances dans leurs dispositions et leurs aptitudes, les voies ouvertes à la spéculation comparative par une ontologie naturaliste sont singulièrement limitées : soit souligner la connexion des humains aux animaux par l’intermédiaire de leurs attributs biologiques, soit reléguer cette continuité biologique au second plan et mettre l’accent au premier chef sur l’exceptionnalité des attributs intérieurs par lesquels l’homme se distinguerait des autres existants. C’est la seconde attitude qui a longtemps prévalu en Occident, et qui reste largement dominante, dès qu’il s’agit de définir l’essence de l’humanité ».

Or, le mouvement social animaliste tend dans son discours et ses actes à cautionner cette ontologie naturaliste, dans la mesure où il reprend à son compte un discours biologique sur l’animal, discours centré sur la souffrance essentiellement, sans jamais mettre en question ce dualisme mais surtout en reconduisant cette norme biologique qui lorsqu’elle est légitimée par l’État, devient norme biopolitique, laquelle institution étatique ne peut en tant que telle sortir de cette opposition. L’État vit peut-être de ce dualisme. D’où une dépolitisation radicale du mouvement animaliste qui pense la question animale à travers la biopolitique étatique. Celle-ci se voit ainsi reconnue comme instance légitime de séparation politique entre la vie purement biologique de l’animal et la vie morale de l’humain.

 

La biopolitique moderne contribue avec violence à la dépolitisation de la question animale telle qu’elle est portée par ces nouveaux mouvements sociaux d’un genre particulier

Si le premier mouvement social sur le plan historique, en sa forme ouvrière, et qui a fait notre histoire politique, peut être interprété comme un mouvement de destruction des normes biopolitiques qui pesaient sur le monde ouvrier, et si c’est bien une telle guerre contre la biopolitique moderne étatique à laquelle les classes populaires se sont livrées pour sortir d’une conception du monde social soumise à des normes biologiques, il est manifeste que le grand obstacle à l’émergence d’un mouvement social de type non-humain passe aussi par cette déconstruction de la vie animale qui est une forme par conséquent de dénaturalisation de la condition animale même telle qu’elle est créée et recréée en permanence par l’État. Si donc la biopolitique moderne contribue avec violence à la dépolitisation de la question animale telle qu’elle est portée par ces nouveaux mouvements sociaux d’un genre particulier, c’est bien toute la conceptualité politique de ces mouvements qui doit être repensée, non pour projeter sur le monde animal de manière anthropomorphique voire anthropocentrique le modèle « humaniste » des luttes politiques, mais bien plutôt pour défaire la réduction politique de la vie animale à des critères purement biologiques, visant à neutraliser par des moyens politiques nouveaux les effets mortifères de la politique moderne quand elle prend la forme de la biopolitique.

De quels outils disposent ces nouveaux mouvements sociaux non-humains inédits pour défaire l’État biopolitique ? Essentiellement de deux types d’outils inséparablement théoriques et pratiques jamais mobilisés en tant que tels dans leur dimension politique : les outils critiques et démocratiques d’une part et, d’autre part, les outils juridiques qui devraient être politisés en profondeur  pour supporter le conflit nécessaire avec l’État.

À quoi fait référence la notion d’outil critique ? Au type de questionnement mis au point par la philosophie critique contemporaine qui a cherché à repenser la question politique de la vie malgré son tropisme humaniste. En effet, à la lumière de cette pensée critique, on peut considérer l’histoire du premier mouvement social de type ouvrier comme le passage d’une conception abstraite et universaliste des droits humains, à une conception sociale du droit. Cette conception sociale du droit donne lieu à ce qui s’appelle les droits sociaux, sans lesquels le mouvement social n’aurait pu assoir sa protection contre les formes de domination et d’exploitation dont il a toujours été la cible, en visant tous les bio-pouvoirs déjà évoqués. En réalité, ce qui a fait le succès de ce mouvement social historique a dû en passer par une nouvelle conception du social fondamentalement orienté par ce que nous pouvons nommer une agentivité sociale, faisant accéder les classes sociales dominées à une nouvelle forme de liberté ancrée dans un contexte politique reconnu comme irréductible à aucune forme de déterminisme naturaliste, c’est-à-dire biologique. En fait, pour préciser les choses, tout mouvement social est une manière de s’approprier des formes de vie dominées.

Il s’agit au fond de repenser la question de la liberté en la façonnant à partir d’un point de vue spécifique du côté d’une forme animale de souveraineté.

Cette appropriation a donné lieu à l’invention d’un concept inédit de démocratie prenant le nom de démocratie sociale d’un genre particulier comme dénaturalisation du travail. La question dès lors se pose de savoir si l’enjeu premier des nouveaux mouvements centrés sur le non-humain ne pourrait pas consister de manière analogue à procéder à un nouvel élargissement de l’idée moderne de liberté jusque là réservée à l’humain. Telle est la position du philosophe Jacques Derrida qui conduit à penser que c’est en spécifiant à nouveaux frais le problème de la liberté du vivant non-humain que, par exemple, l’antispécisme d’inspiration purement éthique pourrait acquérir une reconnaissance politique. Une telle conception inédite de la liberté animale, qu’il est pour le moment incapable de penser, permettrait de dénaturaliser radicalement la biopolitique contemporaine qui est le grand impensé des nouveaux mouvements sociaux non-humains. Il s’agit au fond de repenser la question de la liberté en la façonnant à partir d’un point de vue spécifique du côté d’une forme animale de souveraineté, laquelle forme aurait été positivement dénaturalisée, c’est-à-dire lestée de sa dimension biopolitique ou zoopolitique, en vue de ré-élaborer de nouveaux liens entre la culture et la vie animale.

Voici ce qu’écrit Jacques Derrida, ce penseur de la vie animale, en suivant l’objectif de complexifier la question et de lui donner un statut politique nouveau du côté des vies animales et permettant d’envisager autrement les formes de mobilisation des nouveaux mouvements sociaux non-humains sans jamais tomber, même si le risque est toujours présent, ni dans l’anthropomorphisme ni dans l’anthropocentrisme : « Chaque fois qu’on a l’air (…) de critiquer l’enfermeture, les clôtures, les limites et les normes assignées au déplacement libre des bêtes ou des malades mentaux, on risque de le faire non seulement au nom de la liberté, mais au nom de la souveraineté. Et qui osera militer pour une liberté de déplacement sans limite, pour une liberté sans limite ? C’est-à-dire sans loi ? Qu’il s’agisse de n’importe qui, de n’importe quel vivant, humain ou non, normal ou non, citoyen ou non, terroriste virtuel ou non ? ».

La question que ces nouveaux mouvements sociaux non-humains ne mobilisent que très rarement est donc bien celle de la liberté de déplacement des animaux, laquelle liberté doit toujours être pensée à l’aune de la spécificité de la vie animale, non plus dans une perspective délimitée par le droit naturel mais bien plutôt par l’invention d’un nouveau droit politique propre à la vie animale, c’est-à-dire un droit construit et limité par les intérêts propres des animaux eux-mêmes.

Cette nouvelle conception de la mobilisation politique, si elle veut être prise au sérieux, et devant donner lieu à un nouveau type de droit politique en contexte, est aux antipodes de ce qui s’appelle de nos jours le droit animalier qui s’est entièrement constitué à partir d’une conception biopolitique de la vie animale, laquelle conception fait toujours des animaux des biens dont les humains sont les propriétaires. Il y a encore trop de biopolitique dans le droit animalier pour qu’il puisse contribuer à la nécessaire politisation de l’antispécisme et ces nouveaux mouvements sociaux devraient pouvoir être capables d’inventer un nouveau droit animal centré sur la souveraineté de chaque vie animale, sans jamais, comme c’est le cas, tenter naïvement de faire entrer la condition animale dans des normes juridiques construites pour le seul bénéfice de l’humain. C’est à ce prix que ce mouvement inédit dans l’histoire de l’humain sera capable de produire des effets réels sur le champ politique et la souveraineté étatique.

 


Patrick Llored

Philosophe, Professeur de philosophie et chercheur en éthique animale, phénoménologie animale et éthologie politique.