Politique

Ils marchaient, s’appuyant sur leur bon sens et leur pragmatisme

économiste

Le président de la République a été élu, notamment on le sait, sur le dépassement du clivage droite-gauche. Derrière cette idée, il y a une conception de la démocratie comme la recherche du consensus, et non pas comme l’organisation des désaccords. Maintenant qu’on est passé de la campagne électorale à l’exercice du pouvoir, de la théorie à la pratique, on en mesure les effets.

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Chaque jour qui passe de ce quinquennat le montre davantage : Emmanuel Macron n’aime pas le débat démocratique. Le projet de loi sur la réforme institutionnelle en apporte la preuve manifeste. Mais sa pratique même du pouvoir le montre également. Ses partisans hurleront à la mauvaise foi. Ils opposeront ses quatre longues (très longues) heures de « débat » télévisuel récentes. Ils opposeront aussi ses échanges « directs » avec des Français, lors de ses déplacements, savamment orchestrés comme « spontanés » et largement diffusés sur les réseaux sociaux, dans lesquels on le voit, n’hésitant pas à se faire interpeller et « argumentant » sans relâche en réponse. Cela avait commencé dans la campagne, avec son déplacement sur le site de Whirlpool, et cela s’est poursuivi pendant toute sa première année de mandat, au Salon de l’agriculture, avec des retraités, avec des personnels de soin, etc.

Mais si l’on y regarde de plus près, on réalise alors qu’il choisit en réalité très soigneusement ses interlocuteurs, comme il choisit ceux qui l’interviewent, tout comme il choisit ses adversaires politiques. L’objectif étant de toujours caricaturer les positions de l’adversaire, voire de choisir les adversaires les plus caricaturaux, pour mieux éviter les contre-arguments solides. Il y a comme une mise en scène du débat, dont la fonction est d’échapper au débat réel, celui qui voit s’opposer des faits et des arguments. Sa conception « verticale » du pouvoir ne laisse aucune place à l’intelligence collective, celle qui naît de l’échange « à parité » et de la négociation.

Nos marcheurs contemporains veulent nous convaincre qu’ils nous conduisent tout droit sur le chemin du « nouveau monde » en s’appuyant sur  le « bon sens » et le « pragmatisme ».

Parmi toutes les stratégies mises en place pour éviter le débat, il en est une, vieille comme la politique, que lui et les membres de son gouvernement mobilisent en permanence : en appeler au « bon sens » et au « pragmatisme ». Nos marcheurs contemporains veulent nous convaincre qu’ils nous conduisent tout droit sur le chemin du « nouveau monde », en s’appuyant solidement, comme sur deux bâtons, sur  le « bon sens » et le « pragmatisme ». Écoutons-les.

« Il n’est pas interdit d’être de gauche et de bon sens : si on ne produit pas, ma grand-mère m’a toujours dit qu’on n’avait pas grand-chose à distribuer», disait le premier d’entre eux, dès septembre 2014, quand il n’était alors que simple ministre dans un gouvernement de gauche. Juste avant de se mettre En Marche, notre Premier ministre expliquait qu’il était d’un « élémentaire bon sens » de s’accorder avec la majorité sur certains textes. Et interrogé quelques mois plus tard sur le nucléaire, sa réponse ne se fait guère attendre : « nous allons aborder cette question avec pragmatisme ». Celui qui était alors porte-parole du mouvement nous disait, au lendemain des élections présidentielles, qu’« Emmanuel Macron a présenté le projet le plus pragmatique ». Quant au ministre de l’Éducation, son premier « maître mot » est « pragmatisme ». Ce à quoi la ministre du Travail répond, comme en écho : « le pragmatisme et l’obsession du terrain et du réel seront mes maîtres-mots ». Il y a quelques mois Nicolas Hulot affirmait que « L’économie circulaire c’est le bon sens» Et, tout en s’opposant à ce dernier, le ministre de l’Agriculture de renchérir au sujet des néonicotinoïdes : « Moi je suis quelqu’un de pragmatique ». Le ministre des Affaires étrangères, abandonnant le socialisme, déclarait être « au service d’une diplomatie efficace et pragmatique ». Juste après leur élection, deux toutes nouvelles députées soulignaient de concert : « Nous agirons avec notre bon sens, comme eux-mêmes [nos électeurs] pourraient le faire », « Notre philosophie c’est le pragmatisme. Être clair sur les objectifs et lucide sur les moyens ». Quant à celui qui est devenu le quatrième personnage de l’État le mot d’ordre qui a conduit à sa désignation… Devinez ? « Le pragmatisme » !

Tous, en chœur, entonnent donc le même refrain du « pragmatisme » et du « bon sens ». Et l’interview récente du président de la République lors du journal de 13h de TF1 est apparue tout entière placée sous cette double protection, explicitée d’ailleurs lorsqu’il a été interrogé sur la question de la limitation de vitesse. Certes, je l’ai dit une telle rhétorique n’est guère nouvelle dans la vie politique [1], mais n’y a-t-il là qu’une simple ritournelle, un petit air léger que l’on chantonne sans trop savoir comment il vous est revenu en tête ? Regardons les choses d’un peu plus près.

Certains de nos marcheurs, issus des rangs de la gauche, et qui connaissent leur histoire de France, savent pourtant que ce refrain, du moins celui du « bon sens », était traditionnellement entonné sur l’autre rive de la vie politique, voire dans ses franges les plus extrêmes. Celles du maréchal Pétain. Celles de Poujade aussi. Comment oublier en effet la charge virulente de Roland Barthes dans Mythologies contre le « fameux bon sens » de M. Poujade, tel un « appendice physique glorieux, (…) un organe particulier de perception : organe curieux, d’ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s’aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l’argent comptant les propositions du “réel”, et décréter néant tout ce qui risque de substituer l’explication à la riposte » ? On le retrouve aussi plus récemment dans les bas-fonds du Front national, puisque ce dernier avait fait de « La force du bon sens » son slogan lors des dernières élections municipales. Comment imaginer donc que le président de la République lorsqu’il emploie le terme ne sait pas ce qu’il fait et n’utilise pas ici délibérément une stratégie de « triangulation » sémantique, devenue aujourd’hui l’un des classiques de la communication politique et qui consiste à reprendre chez l’adversaire politique ses propres termes. [2]

Toutefois, au-delà des bénéfices attendus d’une telle stratégie, d’autres avantages sont probablement espérés par nos dirigeants actuels lorsqu’ils nous chantent ce refrain. J’en repère au moins quatre.

Bien sûr le débat démocratique en prend un coup, mais il s’agit d’avancer.

Le premier est tout simplement d’ordre rhétorique. Quel meilleur moyen existe-t-il en effet pour éviter les pièges et les difficultés de l’argumentation ? Pour justifier un choix ou une décision, un simple recours à notre rengaine et le tour est joué ! Bien sûr le débat démocratique en prend un coup, mais il s’agit d’avancer ; la transmission d’informations et l’échange d’arguments pour tenter d’emporter l’adhésion ne font-ils pas perdre un temps précieux ? Pourtant, en ce moment de crise politique, alors que tous nos repères se brouillent et que des défis radicalement nouveaux se dressent sur notre chemin commun, n’est-il pas plus que jamais nécessaire de faire vivre le débat démocratique ? Ne nous faut-il pas collectivement chercher les mots et les arguments pour faire le diagnostic, trouver des solutions et les rendre acceptables ? L’intelligence de tous n’est-elle pas ici nécessaire ?

Le second avantage de l’usage d’une telle chanson réside dans une proximité facilement gagnée avec l’auditoire. En ces temps pour le moins troublés pour les dirigeants politiques et les élus, nos dirigeants marcheurs ne pensent-ils pas trouver ici un moyen simple d’indiquer à leur auditoire qu’ils sont à leur image, Monsieur et Madame Tout le Monde ? Loin de ces « professionnels de la politique ». Loin aussi de ces « technocrates » que leurs adversaires ont voulu voir en eux, et en particulier dans le président de la République et dans la plupart des membres du gouvernement. Et tant pis si le « renouveau » n’y est pas vraiment, tant pis si les nouveaux élus sont loin d’être à l’image de la France, si les chefs d’entreprises arrivés en masse, sont venus gonfler les rangs des CSP+, si les ouvriers, les employés, les agriculteurs et les chômeurs sont toujours transparents et si, plus que le « renouveau », c’est souvent le « recyclage » qui a prévalu, celui d’hommes et de femmes fréquentant depuis longtemps déjà les rangs des partis et les couloirs des ministères. Pourtant, pour les élus, retrouver la capacité de parler au nom de ceux qu’ils représentent est, dans la crise démocratique que nous traversons, essentiel. Tous les âges, tous les métiers, toutes les origines, toutes les trajectoires de vie, toutes nos convictions, font notre richesse collective et notre force ; il aurait fallu, et il faut, aller la chercher.

Le troisième avantage de la chansonnette est plus inquiétant encore ; c’est celui d’une disqualification facile des adversaires. Parler au nom du « pragmatisme » et du « bons sens », n’est-ce pas en effet toujours implicitement en priver celui qui n’est pas d’accord avec vous ?  Celui qui parle au nom du « pragmatisme » (du grec pragma, le résultat de la praxis, l’action en grec) tient compte du « réel », de la réalité, du concret, des contraintes de l’action, renvoyant du même coup ses adversaires au règne des idées abstraites et des théories fumeuses, à un intellectualisme stérile, voire à un aveuglement idéologique. Et je ne résiste pas ici à citer à nouveau la ministre du Travail qui affirmait en juillet : « moi ce qui m’intéresse c’est le réel, pas les principes ». [3] Pourtant, face à l’incertitude du monde, n’est-il pas urgent pour nos gouvernants actuels d’écouter ce que les autres ont à leur dire, et notamment leurs adversaires politiques ? N’est-il pas plus que jamais nécessaire d’accepter la contradiction et derrière la confusion des fils des 140 caractères de tweets, des inepties des petits maîtres du cirque médiatique, des provocateurs du néo-conservatisme qui, « briseurs de tabous » prennent leur cynisme pour une pensée, d’essayer d’entendre ceux qui sont en capacité d’aller chercher les faits et de leur donner une cohérence ? Certes, il faut passer outre les oppositions stériles et les postures qui masquent les simples jeux d’appareils et les querelles d’ego, mais êtes-vous sûr, vous qui entonnez le refrain, que les arguments, les critiques et les propositions de ceux qui s’inscrivant dans une histoire politique, portant valeurs et principes, attentifs comme vous aux défis nouveaux, ne méritent pas toute votre attention ?

Pour saisir le quatrième et dernier avantage attendu, arrêtons-nous un instant sur l’une des difficultés de l’action politique. Agir dans ce domaine n’est-ce pas trancher entre des intérêts divergents, et ce, dans l’intérêt général ? Bien sûr, on peut toujours tenter de gommer ces divergences en disant que, précisément, l’action politique, lorsqu’elle est réussie, réconcilie les intérêts qui ne sont antagonistes qu’à court terme ou en première approximation. Mais on le sait, certains antagonismes demeurent irréductibles. Si toute l’action politique ne se réduit pas à un « jeu à somme nulle » (dans lequel les gains des uns sont les pertes des autres), une partie de notre vie collective et donc du choix et de l’action politique en relève. Et n’est-ce pas une vision bien naïve que de croire que les antagonismes, les intérêts divergents, les conflits d’intérêt et les rapports de force peuvent disparaître, comme par magie ?  Dans ce moment où le retour des inégalités d’un type nouveau doit au contraire être au cœur de nos réflexions politiques, où « l’ascenseur social » apparaît comme bloqué pour certains (en d’autres temps, nous aurions parlé de « reproduction », mais cela vous signe par trop aujourd’hui une pensée « gauchisante » et les mécanismes ont ici fortement évolué avec les bouleversements actuels du monde), où la croissance s’étiole dans un cortège de chômage et de précarité, où la prise de conscience tardive de la finitude de notre planète et de ses ressources se développe, peut-on vraiment faire mine d’ignorer la conflictualité dans le choix et l’action politique ? Or, n’est-ce pas précisément ce que le refrain du « bon sens » et du « pragmatisme » nous propose. Nous sommes tous d’accord finalement, n’est-ce pas ?… puisque c’est le bon sens et le pragmatisme qui nous guident !

Emmanuel Macron ne peut ignorer que le bon sens a toujours eu un double visage.

Notre « président philosophe » a-t-il oublié ce que disait John Dewey (en 1934 dans « Philosophy », Encyclopedia of Social Sciences), l’un des principaux représentants du « pragmatisme » (entendu, cette fois, comme un courant philosophique majeur) : « d’un certain point de vue, le principal rôle de la philosophie consiste à rendre conscients, sous une forme intellectualisée, ou sous forme de problèmes, les chocs les plus importants et les troubles inhérents aux sociétés complexes et en mutation, en tant qu’elles ont affaire à des conflits de valeur » ? [4]

Quoi qu’il en soit, lui qui a lu les philosophes, il ne peut ignorer que le bon sens a toujours eu un double visage. Certes, il a celui que lui donne Bergson dans La Pensée et le Mouvant, celui d’une faculté d’adaptation au monde. « Et dans le même temps », il a aussi celui  que lui donnait Voltaire dans le Dictionnaire philosophique (sur le « Sens commun ») : de « raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l’esprit ». Le visage de l’opinion et du préjugé, « l’opinion » que Platon dans La République voyait comme « quelque chose d’intermédiaire entre la science et l’ignorance », « plus obscure que la science et plus claire que l’ignorance ». Il a les traits des « prénotions » qu’Émile Durkheim, dans Les Règles de la méthode sociologique, comparait aux idola de Bacon du Novum Organum, « représentations schématiques et sommaires », « formées par la pratique et pour elle », « sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes », qui sont « comme un voile qui  s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d’autant mieux qu’on le croit plus transparent » ; ces prénotions qu’il faut, selon cette tradition de la sociologie, « écarter pour accéder à la connaissance scientifique » et, ajoutait Durkheim, « se départir de l’idéologie ».

Et si Descartes dans le Discours de la méthode affirmait non sans humour que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’il n’en ont », c’était pour ajouter aussitôt que « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ».

 


[1] Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy elle avait déjà fait flores ; à une nuance près puisque la « modernité » remplaçait alors le « monde nouveau » que tous voient aujourd’hui « advenir ».

[2] Il n’y aurait là rien détonnant pour celui qui pourrait presque mot pour mot reprendre ce que disait en 2000, Dick Morris, ancien conseiller de Clinton : « Se débarrasser des foutaises de chaque opinion [entre le programme de gauche et le programme de droite], auxquelles les gens ne croient pas ; prendre le meilleur de chaque position ; et monter vers une troisième voie. Et cela devient un triangle, ce qui est une triangulation. »

[3]  N’était-ce pas ce que Barthes mettait déjà en évidence chez Poujade, lorsqu’il écrivait de ce dernier qu’il « verse au néant toutes les techniques de l’intelligence, il oppose à la «raison » petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. » ? Il cite ici Poujade : « La France est atteinte d’une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel. »  On aurait tort, sous prétexte que certains termes nous apparaissent comme datés, de ne pas entendre la critique virulente portée ici et qui garde toute son actualité.

[4] On n’ose imaginer qu’en ces temps de « fake news », il ne soit partisan du « pragmatisme » de James qui énonce le caractère subjectiviste de la théorie de la vérité, définie comme simple utilité.

Isabelle This Saint-Jean

économiste, Professeure à l'université Sorbonne Paris-Nord

Notes

[1] Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy elle avait déjà fait flores ; à une nuance près puisque la « modernité » remplaçait alors le « monde nouveau » que tous voient aujourd’hui « advenir ».

[2] Il n’y aurait là rien détonnant pour celui qui pourrait presque mot pour mot reprendre ce que disait en 2000, Dick Morris, ancien conseiller de Clinton : « Se débarrasser des foutaises de chaque opinion [entre le programme de gauche et le programme de droite], auxquelles les gens ne croient pas ; prendre le meilleur de chaque position ; et monter vers une troisième voie. Et cela devient un triangle, ce qui est une triangulation. »

[3]  N’était-ce pas ce que Barthes mettait déjà en évidence chez Poujade, lorsqu’il écrivait de ce dernier qu’il « verse au néant toutes les techniques de l’intelligence, il oppose à la «raison » petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. » ? Il cite ici Poujade : « La France est atteinte d’une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel. »  On aurait tort, sous prétexte que certains termes nous apparaissent comme datés, de ne pas entendre la critique virulente portée ici et qui garde toute son actualité.

[4] On n’ose imaginer qu’en ces temps de « fake news », il ne soit partisan du « pragmatisme » de James qui énonce le caractère subjectiviste de la théorie de la vérité, définie comme simple utilité.