Société

Calculemus, bienvenue dans un monde documédial

Philosophe

Issue du big data, la « révolution documédiale » fait de chacun de nous un récepteur et un émetteur d’informations et, du même coup, transforme non seulement le savoir mais aussi le monde social. Hélas les outils conceptuels pour penser cette révolution manquent encore, alors qu’il s’agit d’un grand défi pour la politique et la philosophie désormais confrontée au populisme et à la post-vérité.

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« Lorsqu’il surgira des controverses, il n’y aura pas plus besoin de discussion entre deux philosophes qu’il n’y en a entre deux calculateurs. Il suffira, en effet, qu’ils prennent leur plume, qu’ils s’assoient à une table, et qu’il se disent réciproquement (après avoir appelé, s’ils le souhaitent, un ami) : calculons ! » Ainsi parlait Leibniz il y a quatre cents ans. Ce qui n’apparaissait que comme une simple hypothèse métaphysique est devenu aujourd’hui une réalité ordinaire : New York pense confier à des ordinateurs la gestion de la ville ; les diagnostics médicaux sont de plus en plus automatisés ; dans le domaine de l’enseignement, des algorithmes évaluent les mémoires des étudiants mieux que les évaluateurs humains ; la justice prédictive suggère, chiffres à l’appui, que les ordinateurs se font une meilleure idée des dossiers que les avocats. Il existe même une application pour se confesser – « Confession » – qui confronte les péchés aux dix commandements puis, sur la base d’un algorithme, prescrit les pénitences (et là on ne sait pas qui, de Dieu ou de ses représentants terrestres, est le plus défié des deux).

Ce sont les effets de la « révolution documédiale », qui résulte de l’union entre une base documentaire puissante (le web constitue la plus grande archive que l’histoire ait jamais connue) et le dynamisme des médias (chacun de nous est à la fois récepteur et producteur de messages, alors que nous n’en étions hier encore que des récepteurs). Cette révolution a non seulement transformé le savoir, mais aussi le monde social avec une rapidité et une force dont le seul équivalent est la révolution capitaliste du début du XIXe siècle. Cette transformation, nous ne l’avons toutefois pas encore conceptualisée et nous avons coutume de l’interpréter comme une simple évolution du capitalisme, de l’ère des marchandises et de la communication.

Pour la première fois dans l’histoire humaine, nous ne vivons pas une pénurie mais une surabondance de chiffres e


Maurizio Ferraris

Philosophe, Président du Laboratoire d'ontologie et vice-président de l'université de Turin