La Syrie en images : de la banalisation de l’horreur à l’horreur du banal
Martyre de Homs, siège d’Alep, chute de Raqqa, carnage à la Ghouta… Depuis plus de sept ans, les nouvelles venant de Syrie rythment notre quotidien dans un mélange de compassion et d’indifférence. Pourtant, les images qui les accompagnent majoritairement dans la presse écrite, les reportages télévisés ou les médias sociaux ont une tout autre vocation : créer un choc dans l’esprit du lecteur ou du spectateur, et par ce choc, causer une prise de conscience collective qui conduirait les gouvernants à agir pour mettre fin à cette tragédie, par-delà les frappes militaires dites « ciblées » des Américains et de leurs alliés chez qui prédominent les calculs géopolitiques au détriment de la souffrance d’un peuple.
C’est un fait : les représentations de l’insoutenable en Syrie destinées à sortir la communauté internationale de sa torpeur diplomatique ne manquent pas depuis le début du soulèvement en 2011 : manifestants blessés par les balles de l’armée loyaliste et traînés dans une mare de sang par leurs camarades ; enfants gazés dans les faubourgs des villes ou échoués sans vie sur des plages ; destruction de quartiers entiers qui font des ruines urbaines un décor presque naturel d’où toute âme a disparu ; corps meurtris qui jonchent le sol après une attaque aérienne, etc. – autant d’images d’un conflit d’une violence inouïe auxquelles nous attribuons habituellement le pouvoir d’y mettre fin.
Il faut se rendre à l’évidence : si les images de l’horreur syrienne pouvaient provoquer l’arrêt de cette histoire sanglante, celle-ci n’existerait plus depuis longtemps. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas les montrer sous prétexte qu’elles seraient inopérantes dans l’optique d’un arrêt des hostilités. D’ailleurs, avant même de parler d’une fascination morbide pour la mort qu’elles entretiendraient sans relâche, c’est la prétendue efficacité de ces images qu’il convient d’interroger, ainsi que l’envers de cette efficacité qui renvoie à une conception spécifique de la portée médiatique d’une image dans le cadre d’une insurrection, de sa répression et de la guerre totale qui en a résulté.
Significatif à cet égard est le souci constant de trouver une image-icône qui serait la condition première pour saisir le caractère absolu de l’événement. Le petit Aylan, retrouvé mort sur les rives balnéaires de la mer Égée en septembre 2015, devient ainsi le symbole du sort des réfugiés qui tentent de fuir leur pays par voie maritime ; le petit Omran, saisi plein cadre, l’air hagard et l’œil gauche tuméfié, enveloppé de poussières suite à l’effondrement de son immeuble à Alep, est désigné en août 2016 par John Kerry, alors secrétaire d’État américain, comme le « vrai visage de la Syrie » ; plus récemment, les enfants de la Ghouta orientale, non loin de Damas, en pleurs et grièvement blessés, la plupart en train de suffoquer, deviennent les emblèmes de l’emploi criminel d’armes chimiques par la coalition des armées syrienne et russe. La diffusion permanente de ces images – des individus démunis, meurtris, parfois au seuil de la mort, parfois déjà morts – ne doit pas masquer ce qui préside implicitement à leur publication : à savoir que l’image, dans ce contexte tourmenté, doit forcément être le relais d’un message clair et direct, étant dit que son devenir-iconique à portée compassionnelle permettrait de nous sortir de notre torpeur tout en nous conduisant vers une action effective sur le terrain.
Dans cette perspective, la surenchère dans l’horreur, avec un brin d’esthétisation, demeure globalement la règle – ainsi, la photo d’Aylan est perçue comme « belle » ou « bien composée » selon une majorité de photo-journalistes, comme en témoigne encore un dossier récent du Courrier international. Aussi terrible soit son référent dans le réel, la réduction de l’image à un message univoque censé rendre compte de sa dimension tragique favorise en fait toutes les simplifications, et façonne en profondeur, en en diminuant le spectre, notre perception de ces situations inhumaines qui font désormais partie de notre quotidien.
Le révolutionnaire en lutte contre un régime autoritaire, quel que soit son âge et son sexe, ne sollicite guère un mécanisme d’apitoiement sur son sort.
La pensée visuelle sur laquelle repose cette représentation mainstream de la guerre en Syrie, où prédomine une iconographie de la mort et de la désolation, provient également d’un souhait visant à faire concorder l’image avec l’événement qu’elle est supposée incarner : une image sans reste dans laquelle l’insupportable se fige dans un émotionnel convenu et fugace. Mais c’est le peuple syrien qui disparaît alors, devenu une entité abstraite sans visage, prisonnier d’un martyrologe qu’il n’a pas voulu, même s’il subit les plus grandes pertes dans le plus grand désespoir.
Comme le déclare le collectif anonyme de cinéastes syriens Abounaddara, celles et ceux engagés dans un processus révolutionnaire n’ont pas besoin d’être considérés comme des victimes, même s’ils paient très cher en vies humaines cet engagement dans un soulèvement qui désirait à son origine – qui s’en souvient encore ? – « la chute du régime ». Le révolutionnaire en lutte contre un régime autoritaire, quel que soit son âge et son sexe, ne sollicite guère un mécanisme d’apitoiement sur son sort, qui constitue au contraire le fond de commerce traditionnel du traitement audio-visuel du conflit syrien ; mécanisme où seules des images d’indignité sont mobilisées, laissant hors-champ toutes les manières de s’organiser, toutes les inventions en matière de soulèvement, y compris dans le plus quotidien.
Comme le remarquait récemment Jacques Rancière à Stockholm dans un séminaire sur le droit à l’image et le principe de dignité, il ne faut pas oublier que la diffusion de l’image d’un corps abattu peut rencontrer la volonté de ceux-là mêmes qui ont effectué le crime : de fait, les bourreaux aussi font circuler des images de torture ou d’assassinat, redoublant par cette circulation odieuse la suppression physique qu’ils ont d’abord engendrée. C’est pourquoi nous avons besoin de voir les mille expressions du soulèvement syrien comme autant de scènes de vie qui, loin d’une imagerie révolutionnaire stéréotypée avec son lot de représentations de corps entachés de sang, résistent à l’entreprise de mort du régime de Bachar Al-Assad. Même si nous assistons aujourd’hui à un reflux inévitable de l’enthousiasme du printemps 2011, les films d’Abounaddara restent sur ce point un authentique contrechamp à un système de l’information qui préfèrera toujours montrer un massacre plutôt qu’une séquence où l’on voit l’ordinaire de la révolution : par exemple, deux soldats de l’Armée syrienne libre qui se disputent sur la réparation de la porte d’un immeuble à Alep suite à un bombardement ; l’humour d’une femme en pantalon qui se moque du groupe « Etat islamique » ; des jeunes gens, hommes et femmes, qui dansent ensemble, la nuit, malgré les bombes et les enterrements[1]…
Montrer les horreurs de la guerre sans tomber dans une forme de sensationnalisme constitue tout autant une épreuve pour les fabricants d’image.
Ainsi s’opère un pas de côté dans nos manières de voir la guerre en Syrie, même si le problème demeure de savoir si la défaillance de nos habitudes rétiniennes nous entraîne forcément à agir de manière efficace dans la réalité. Sans doute ce questionnement est-il lui-même tributaire d’une imagerie-choc qui entend provoquer un effet sur les forces en présence. Toutefois, une sortie hors de cette imagerie est pour nous si difficilement concevable, qu’anticiper sur l’effet de ce qui va au-delà d’un choc par le visuel nous propulse tout simplement dans l’inconnu. À moins que l’efficacité des images, comme celles d’Abounaddara, qui ne cessent de produire un suspens de nos réflexes explicatifs, réside précisément dans une absence de recherche d’efficacité.
Ce qui ne signifie guère qu’elles ne nous émeuvent pas, ou qu’elles laisseraient de côté ce qui relève d’un irreprésentable seul à même, croit-on, d’entraîner un bouleversement des consciences. Montrer les horreurs de la guerre sans tomber dans une forme de sensationnalisme constitue tout autant une épreuve pour les fabricants d’image, voire la pierre de touche d’un art des images qui doit s’efforcer de montrer avec dignité des situations qui ne le sont pas. Il s’agit parallèlement de placer le spectateur dans une position où il n’a pas l’impression qu’on lui impose un spectacle qu’il ne veut pas voir, ou qu’il devient le témoin d’une banalisation de l’horreur déclenchée par la monotonie même de ce spectacle de l’inhumain. Sauf si ce spectateur éprouve un jour malgré lui un étrange sentiment, qui lui rend insupportable cette combinaison de pitié et d’indifférence devant les actualités syriennes.
Il ne s’agit pas de confondre ce sentiment avec une quelconque forme de culpabilité ; il s’agit plutôt de s’arrêter sur la manière dont ce flot glisse sur nous.
À l’horreur banalisée s’adjoint ce que Michel Foucault appelait parfois l’horreur du banal, c’est-à-dire, ici, l’horreur de ces images sans respect pour la dignité des victimes et qui traversent quotidiennement nos existences depuis 2011[2]. Les documentaristes, les réalisateurs de fiction, les photographes qui travaillent sur la Syrie pourraient partir de ce point de non-retour : d’un coup, nous percevons avec clarté une forme d’ignominie dans nos vies ordinaires où défile sans répit un flot d’images intolérables. Il ne s’agit pas de confondre ce sentiment avec une quelconque forme de culpabilité ; il s’agit plutôt de s’arrêter sur la manière dont ce flot glisse sur nous ; d’entrevoir comment nous l’acceptons, mais aussi comment, à un moment, nous ne l’acceptons plus. La transformation de la situation en Syrie commence peut-être modestement avec nous-même, en examinant les conditions par lesquelles nous la percevons, et par les modifications des conditions de cette perception.