Droit

Les Archives, ce n’est pas Wikipédia

Historienne

Nous n’avons jamais autant produit de données, et la législation se met peu à peu à jour par rapport aux nouveaux enjeux du numérique. Si l’existence d’Archives publiques reste un marqueur pertinent de l’exercice de la démocratie par les États contemporains, que risquent de changer le stockage des données dans des clouds, le « droit à l’oubli », la possibilité de rectifier des contenus au nom de la protection de la vie privée ? Car les données d’aujourd’hui sont les archives de demain.

En février et mars 2018, dans la discussion de la loi adaptant le Règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD), qui est entrée en lecture définitive le 14 mai, les députés et les sénateurs français ont pris le temps de débattre sérieusement de la place spécifique des archives. Cela a de quoi rasséréner un peu sur le bon fonctionnement de notre République parlementaire et la qualité de nos élus, qui avaient tout aussi sérieusement abordé les deux lois sur les archives votées en 1979 et 2008, les premières depuis la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794). L’existence d’Archives publiques, ouvertes et convenablement financées, reste un marqueur pertinent de l’exercice de la démocratie par les États contemporains.

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Les nouveaux enjeux « de protection des données à caractère personnel, de droit à l’information et d’égalité des citoyens à l’accès à la mémoire » avaient déjà justifié la commande par le ministère de la Culture d’un rapport remis par Christine Nougaret, vice-présidente du Conseil national des Archives, en mars 2017. En mettant en avant la notion polémique de « documents essentiels » destinés à être conservés en priorité, ce rapport a lui-même entraîné l’organisation par ce même ministère, tutelle des Archives de France, d’une concertation citoyenne, « Archives pour demain », ouverte en avril-mai 2018.

Tout ceci révèle les inquiétudes liées aux enjeux de transparence de l’information d’un côté, de protection des données économiques, stratégiques et personnelles de l’autre.

Avec quelques centaines de connexions, celle-ci interpelle moins les Français que la pétition en ligne « Stop à la directive ‘Secret des affaires’ », qui avait recueilli rapidement plus de 500 000 signatures en 2016. Les polémiques Luxleaks, Wikileaks, Cambridge Analytica, etc. continuent à faire la Une des médias, tandis que l’adaptation du RGPD soulève les questions de l’utilisation commerciale des fichiers numériques, ou encore de l’accès des mineurs aux réseaux sociaux. Tout ceci révèle les inquiétudes liées aux enjeux de transparence de l’information d’un côté, de protection des données économiques, stratégiques et personnelles de l’autre, dans un monde numérique où les frontières étatiques semblent s’effacer.

Comment cette tension touche-t-elle cependant l’univers feutré des archivistes et des historiens de profession ? Pourquoi ce débat devrait-il intéresser tout citoyen conscient de l’importance des Archives par lesquelles, comme l’écrivait Marc Bloch, les sociétés peuvent « organiser rationnellement, avec leur mémoire, leur connaissance d’elles‑mêmes » ?

Massification exponentielle de l’information, conservation apparemment possible sans limitation de volume, authenticité problématique, accès à distance, porosité de la vie publique et privée avec les réseaux sociaux… Autant de nouveaux enjeux liés au numérique qui ont réanimé à nouveaux frais la double pression en apparence contradictoire qui avait infléchi depuis la seconde moitié du XXe siècle le débat sur les archives.

D’un côté, les mémoires sensibles de la décolonisation et des crimes de masse, le développement de la société de la connaissance, la méfiance envers l’existence de fichiers de surveillance, l’attachement à la liberté de l’information créent une demande mémorielle et politique de transparence. Elle a infléchi l’interprétation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen – « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » – et de l’article fondateur de la loi sur les archives, voté en l’an II de la République et repris en 1979 et 2008 : « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment ». La punition pour la destruction de documents publics a été alourdie, les délais d’accès aux archives ont été supprimés ou raccourcis, les dé-classifications de documents secrets se sont multipliées sans être toujours faciles – le cas de l’implication de la France dans le génocide rwandais le prouve.

D’un autre côté, la notion non moins démocratique de « protection de la vie privée », longtemps cantonnée au droit de propriété garanti au citoyen depuis 1789, s’est étendue par des dynamiques complexes au droit à l’image, à la protection de l’accès au domicile et au secret des correspondances, à la lutte contre la diffamation, y compris dans des travaux historiques. Elle est entrée en 1970 dans le Code civil français et en 2000 dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne.

Or, en France, l’encadrement législatif et réglementaire des archives publiques est très dense.  C’est peu connu, mais la loi donne même depuis 1979 une définition précise des archives, étendue en 2016 au numérique. Il s’agit de : « l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité » (code du patrimoine, article L211-1).

Les données d’aujourd’hui sont les archives de demain.

Toutes les étapes de la chaîne archivistique – tri, sélection, traitement, conservation et communication – sont encadrées par le code du patrimoine bien sûr, mais aussi par deux lois pionnières votées il y a quarante ans : la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, donnant naissance à la CNIL, et la loi du 17 juillet 1978 « portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public », qu’il s’agit à présent d’adapter à la législation européenne.

Les données d’aujourd’hui sont les archives de demain, et les archivistes se sont emparés depuis longtemps de questions très nombreuses qui transforment en profondeur leur métier[1] – comment les collecter, les indexer, les conserver de manière pérenne ? Quel sera le sort des archives papier ? Quelle souveraineté des États sur des clouds sensibles aux intrusions, voire stockés hors de leurs frontières ?

Il reste que le débat public se focalise sur les traces numériques laissées par chaque individu ou le concernant et conservées par des administrations ou des entreprises. En fait, ce sont plusieurs directives européennes à partir des années 2000 qui ont inquiété les archivistes, pas seulement français. Il s’agit d’un côté de la libre publication et de la réutilisation des données publiques, sous réserve d’anonymisation et de protection du secret industriel et commercial.

Que deviennent alors les archives ? Tout est-il publiable immédiatement, qu’en est-il du secret d’État, de la protection des dossiers médicaux, judiciaires, professionnels, d’état-civil ? Le RGPD prévoit de son côté l’effacement des informations personnelles, à la demande de toute personne concernée, dès lors que  la « finalité » de leur création est illégale ou n’a plus lieu d’être. On comprend bien cette demande du « droit à l’oubli » quand elle concerne les réseaux sociaux, ou les fichiers de police.

Mais alors au bout de quelques années, les juges ne pourraient-ils plus saisir les archives pour examiner des comptes de campagne ? Les citoyens ne pourraient-ils plus faire de recherches de filiation ? Les historiens ne pourraient-ils plus mettre en série des dossiers de fonctionnaires ou de soldats ?

Le débat politique et professionnel qui s’est déployé a conduit à proposer des exceptions pour des documents intéressant la mémoire et l’histoire de la nation et de la société françaises. La loi pour une République numérique, du 7 octobre 2016, permet ainsi aux archives dites « définitives », sélectionnées pour une conservation historique, de ne pas être concernées par les procédures de publication immédiate et d’anonymisation obligatoire, et d’être gérées selon des règles propres. En 2018, dans l’adaptation de la loi dite « Informatique et libertés » au RGPD en profitant des « marges de manœuvres » possibles, plusieurs points concernant les archives alertent particulièrement les parlementaires.

Lors de l’examen à l’Assemblée nationale en février 2018, une proposition LERM visant à protéger les données numériques personnelles par un droit moral et un droit de propriété transmissible, au motif qu’il s’agit du « patrimoine du futur » au même titre que les images et les textes, est rejetée.

Doit-on « rectifier » les archives, c’est-à-dire en modifier le contenu au nom de la protection de la vie privée ?

Suivant une autre logique, des députés France Insoumise proposent avec succès un amendement visant à obtenir une conservation « proportionnelle » des fichiers de justice et de police « compte tenu de l’objet du fichier et de la nature ou de la gravité des infractions concernées ». Mais ils échouent à faire supprimer purement et simplement l’article qui encadrait déjà en 1978 une durée de conservation plus longue de certaines données numériques, repris et étendu par le projet de loi de 2018 aux documents traités « à des fins archivistiques dans l’intérêt public, à des fins de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques ». L’argument d’un refus de la « libéralisation du fichage » de masse, n’est pas entendu et les Archives publiques gardent le droit de conserver des fichiers.

Enfin, la vive et passionnante discussion menée au Sénat les 20 et 21 mars 2018 porte sur un point en apparence étrange pour qui aurait des archives l’image de vieilles chartes figées dans leur parchemin : peut-on, doit-on « rectifier » les archives, c’est-à-dire en modifier le contenu au nom de la protection de la vie privée ?

La commission de lois propose en effet que « lorsqu’un document conservé par un service public d’archives comprend des données à caractère personnel inexactes, la personne concernée a le droit d’obtenir de ce service qu’il soit fait mention de cette inexactitude, soit en marge du document, soit dans un document spécialement annexé à cet effet ».

Le débat porte alors sur la faisabilité de corrections qui seraient portées d’un clic ou même d’un trait de plume à des documents historiques, mais aussi sur la légitimité d’un tel geste. Si l’amendement est rejeté au grand soulagement des archivistes et des historiens, les sujets soulevés par les sénateurs – authenticité des « documents bruts », différence entre « documents poussiéreux auxquels très peu de gens accèdent » et archives internet, intérêt historique des inexactitudes, honneur des vivants et des morts, différence entre données factuelles et subjectives… – ne manqueront pas de faire débat à l’avenir. « Les archives, ce n’est pas Wikipédia, Monsieur le Président de la commission des lois ».


[1] Cf. notamment La Gazette des archives, n°245 (2017-1), « Meta/morphoses. Les archives, bouillons de culture numérique ».

Sophie Coeuré

Historienne, professeure des universités à l'Université de Paris 7-Denis Diderot.

Notes

[1] Cf. notamment La Gazette des archives, n°245 (2017-1), « Meta/morphoses. Les archives, bouillons de culture numérique ».