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Histoire(s) du cinéma et de l’Italie

Écrivain

Le cinéma italien a fait face à l’Histoire avec un génie incomparable. Alors que la nomination de Giuseppe Conte vient d’être confirmée comme chef du futur gouvernement, après le contrat passé entre la Ligue, de tendance droite souverainiste, et le mouvement antisystème 5 étoiles (M5S), observons la situation politique italienne au prisme de Novecento, fameux film de Bertolucci.

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Les seules choses qui sont sûres en ce monde, ce sont les coïncidences. Leonardo Sciascia aimait répéter cet aimable paradoxe. Par gratitude, je le reprends à mon tour. Le jour même où je regarde enfin le film Novecento de Bernardo Bertolucci que je n’avais jamais revu depuis sa sortie en 1976, nous apprenons la rencontre entre les Cinq-Étoiles et la Ligue en vue d’un accord de gouvernement. Ce qui me frappe, instantanément, c’est le divario, le fossé entre les deux époques, entre ces deux morceaux de réel. Et ce constat vient confirmer un sentiment navrant : le reflux des connaissances historiques, la méconnaissance du passé et notamment de son feuilleté chronologique contribuent à expliquer la confusion qui règne dans le monde actuel.

De la Ligue et des Cinq-Étoiles on peut se demander qui ils sont et d’où ils viennent. Un peu à l’instar de ce titre plus ou moins étrange du tableau de Gauguin, D’où venons nous ? Que sommes nous ? Où allons nous ? Cette toile où il a mis – dit-il – toute son énergie avant de mourir.

Avant d’être la Ligue, elle fut jusqu’à la fin de l’année dernière la Ligue du Nord. De­puis près de trente ans, elle participe du paysage politique italien. Née avec le projet séparatiste de l’indépendance d’une Padanie qui n’aura jamais été qu’un spectre sorti des brumes du fleuve Pô, elle a forgé un espace sans assise historique réelle tout en choisissant comme emblème le chariot (le Carrosse) de la bataille de Legnano (la vic­toire des troupes lombardes contre les armées du Saint-Empire romain germanique en 1176, d’ailleurs reprise en opéra par Verdi). Sa ligne a reposé pour l’essentiel sur des préjugés, à commencer par le mépris du sud donc le mépris de l’Histoire si on pense simplement une minute à tout ce que le sud a apporté au nord depuis l’Antiquité.

Longtemps son leader a été Umberto Bossi, membre éminent des gouvernements di­rigés par Berlusconi qui n’en continuait pas moins à dénoncer les élites et la corruption. Condamné en juillet dernier à deux ans de prison pour détournements de fonds publics à des fins de profit personnel, on comprend qu’il ait consenti à se mettre en retrait. Matteo Salvini l’a remplacé et il a déporté la Ligue vers un projet fondamentalement xénophobe, l’ouvrant en revanche au sud avec des listes « Nous avec Salvini » qui furent la clé de son succès puisqu’elles lui permirent non seulement de passer de 4 % des voix aux législatives de 2013 à 17 % en mars 2018 mais surtout de devancer son alliée Forza Italia. Ceci dit, on ne comprendrait pas ce succès sans prêter attention au volet social qui a séduit l’électorat italien.

Dès décembre 2014, Salvini avait fait la couverture de l’hebdomadaire Oggi, allongé sur un lit, torse nu, une cravate verte autour du cou, se présentant comme alternative à Renzi, se vantant ensuite d’avoir reçu des avances sur Facebook. Au-delà d’une telle obscénité, qui pouvait s’en inquiéter sérieusement ? Salvini, on l’a vu venir, au stade ce 8 mai le soir de la finale de la Coupe d’Italie de football. Il portait un blouson bleu-nuit Pivert, la marque d’habillement de la CasaPound, en vogue chez les néo-fascistes qui se présentent comme les fascistes du troisième millénaire, font le salut fasciste et accessoirement de la réclame pour les produits de la marque devant l’Autel de la Patrie.

Fondé par un comique d’une vulgarité abyssale, le 5 de 5-étoiles est le V romain pour Va te faire foutre.

Pour aller vite, je ne reviens pas sur la coalition parlementaire avec Forza Italia ni avec les Fratelli d’Italia qui jouent de la double ambiguïté de l’hymne national et de l’héritage néo-fasciste du MSI (Movimento socialista italiano) ; ni sur la convergence idéologique avec la CasaPound, avérée par l’organisation de marches communes contre les étrangers. Et quand la fille d’Ezra Pound a demandé que le bloc identitaire n’usurpe pas le nom de son père, les juges italiens l’ont déboutée.

Cinq-Étoiles compte à peine dix ans. Fondé par Beppe Grillo, un comique, pourquoi pas, mais d’une vulgarité abyssale, le 5 est le V romain pour Va te faire foutre. Son mouvement a surfé sur le mécontentement et sur le web, alliant des propositions de bon sens (comme interdire l’élection des députés condamnés par la justice) et des propositions démagogiques tout terrain (facilitées par le fait que l’époque tend à vider les mots de leur sens). Par tempérament et par calcul, Grillo insulte les journalistes, il les apostrophe en les traitant de morts-vivants, il désigne des noms à la vindicte popu­laire, il laisse son bras droit dire qu’il faut les assassiner. Cinq-Étoiles résiste même à l’échec et à la parodie de Virginia Raggi à la mairie de Rome. Récemment, le retrait de Grillo, la mort de Casaleggio ont favorisé l’émergence de Luigi Di Maio qui apparaît comme un « double inversé » de Grillo, doucereux et bien peigné. A un peu moins de 32 ans, il a conduit son mouvement à un peu plus de 32% aux dernières élections législatives.

Mais comment a-t-on pu en arriver là ? À défaut de répondre à la question, Novecento nous donne la possibilité de percevoir des pistes et de revenir sur ce que j’appellerais volontiers le moment 76.

Après s’être entendus sur un programme de gouvernement hétéroclite validé par leurs adhérents, Di Maio et Salvini ont soumis au président de la République la proposition de désigner Giuseppe Conte comme président du conseil, une proposition finalement acceptée par Sergio Matarella. On sait peu de choses de Conte ; qu’il donne des cours de droit privé, qu’il possède un cabinet d’avocats, qu’il est consultant juridique de la chambre de commerce de Rome, qu’il est membre du comité de surveillance de plusieurs sociétés d’assurance en faillite, c’est trop beau pour être vrai [ndlr : et depuis hier sont aussi connues des accusations d’avoir enjolivé son CV]. Salvini s’installerait au ministère de l’Intérieur et le très eurosceptique Savona à l’Économie. Si nous savons ainsi un peu qui ils sont et d’où ils viennent, on n’a pas idée d’où ils vont. Je fais le pari qu’eux non plus. La part d’imprévisibilité de tout événement historique n’épuise pas l’incertitude.

Mais comment a-t-on pu en arriver là ?

A défaut de répondre à la question, Novecento nous donne la possibilité de percevoir des pistes et de revenir sur ce que j’appellerais volontiers le moment 76. Un moment qu’on pourrait élargir à novembre 1975-mai 1978, ces trente mois, qui vont de la mort de Pier Paolo Pasolini à la mort d’Aldo Moro, où le paysage italien bascule.

Le cinéma italien fait face à l’Histoire avec un génie incomparable. La condition paysanne, le fascisme, la Résistance en sont le noyau dur. Il y a comme un tir groupé, un feu d’artifice dans ces années qui ne sont pas seulement les années de plomb. On l’a vu dans Fellini Roma en 1972 et Amarcord en 1973, on le voit dans Novecento, on le verra dans Une journée particulière de Scola en 1977, dans L’Arbre aux sabots d’Olmi en 1978, un peu plus tard dans La Nuit de San Lorenzo des frères Taviani. On l’a vu autrement, dans un film qui n’est pas sans rapport, Cadavres exquis de Francesco Rosi en 1975, d’après un roman de Sciascia. Et une triste coïncidence fait que Vittorio Taviani et Ermanno Olmi sont morts ces jours-ci.

Novecento est un film d’exception, d’abord par sa durée, 5 heures 20 minutes, en deux parties, comme un opéra, moins l’entracte. Le titre, Novecento, si mal traduit en français par 1900 au lieu de « vingtième siècle », dit bien son ambition. Bertolucci a les moyens de faire ce qu’il veut après le triompe du Dernier tango à Paris. Et il le fait. Financé par les majors améri­cains, avec des vedettes américaines, le film relève d’une vision sentimentale du com­munisme. Il se passe en Emilie et il repose sur des souvenirs d’enfance de Bertolucci. Il commence avec l’annonce de la mort de Verdi et la naissance des deux protagonistes de l’histoire, nommés Alfredo en hommage à La Traviata et Olmo en hommage aux ormes. Les scènes les plus fortes envisagent notamment la prise du pouvoir fasciste à travers le personnage du contremaître qui en symbolise la violence et la séquence finale du drapeau rouge.

Bertolucci prête à son film un optimisme qui vise à démentir le pessimisme de Pasolini, auquel l’Histoire semble pourtant avoir donné raison. Il va de soi qu’il s’inscrit dans un contexte politique, le compromis historique initié par Berlinguer et pris au bond par Moro, alors que le PCI obtient plus du tiers des voix aux élections. Mais il s’y livre sur le ton de l’épopée, d’une dimension mythologique où la puissance des ellipses suffit à ruiner le reproche de manichéisme. On comprend mieux qu’il ait pu susciter beaucoup d’incompréhension, y compris chez ses camarades communistes qui lui ont reproché la scène du procès des patrons à la Libération car ces procès n’avaient pas existé. On comprend moins qu’il ait provoqué la détestation d’une partie de la critique. Novecento garde un souffle rare. Cela dit, je serais prêt à souscrire au jugement d’un critique qui se voulait sévère : « Ce film a la beauté d’une bataille perdue », aussi magnifique soit-il,

La présence de Pasolini ne se borne pas à cet ascendant intellectuel. Elle illumine aussi une partie de football entre l’équipe de Novecento qui a pris ses quartiers à Parme et l’équipe de Salo ou les Cent-vingt journées de Sodome en tournage à côté de Mantoue. Cette rencontre a lieu à l’occasion de l’anniversaire de Bertolucci, à peine plus âgé que Luigi Di Maio, avec la volonté de rapprocher les deux amis en froid depuis des re­marques acerbes de Pasolini (il préférait de loin le premier film de Bertolucci, une histoire de prostituée retrouvée morte au bord du Tibre réalisée quand il avait vingt et un ans). Ils se retrouvent donc sur le terrain de la Citadelle, ce 16 mars 1975, un di­manche, les Centoventi contre les Novecento. Bernardo est assis dans les tribunes, Pier Paolo sur le champ, plutôt deux fois qu’une, capitaine, aux couleurs rouge-et-bleu de son club de coeur, Bologne.

Le maillot des Novecento a été dessiné et cousu par la costumière du film, violet avec des bandes verticales jaune vif, propre à décontenancer l’adversaire par son apparence « psychédélique ». Toujours est-il que les Centoventi perdent 5 à 2, ce n’est pas un cadeau d’anniversaire, Pasolini sort avant la fin du match, agacé de perdre, agacé de la maladresse de la moitié de ses coéquipiers, agacé de l’individualisme de l’autre moitié qui ne lui donne pas assez souvent la balle. Les deux amis finissent la rencontre côte à côte dans les tribunes, commentant et les rebonds du ballon et les deux films qu’ils étaient en train de tourner, disputant du crépuscule du fascisme et de ses métamorphoses, Pier Paolo confiant à Bernardo, si on l’en croit, et il n’y a pas de raison du contraire, je suis sûr que ton histoire de paysans va me plaire.

Cu tuttu ca sugnu orbu, la viu niura. C’est-à-dire : bien qu’aveugle, je la vois noire ; autrement dit : je vois que ça finira mal.

Évidemment, rien n’est jamais simple. D’ailleurs, dans La Ligue vue par un anthropologue, Marco Aime pointe avec justesse une modalité qui dépasse le cadre de la Ligue : dans cette tribu, on dit une chose un jour, on la dément le lendemain, cherchant à « générer de la confusion pour rendre vaine toute critique rationnelle ». En décembre dernier, Salvini a pu dénoncer le photo-montage stupide réalisé par un jeune anti-fasciste qui le représentait bâillonné dans le cadre de la célèbre photo d’Aldo Moro prisonnier des Brigades Rouges, sous la légende « je fais un rêve ». En même temps, il est troublant de noter que Salvini a commencé à l’extrême gauche, surnommé le communiste. Et que Bossi lui-même en soit venu à dire, pour affirmer sa différence avec Marine Le Pen, qu’il avait eu des parents partisans dans la Résistance. Bien sûr, tout ça a des airs de déjà-vu. On est toujours tenté d’établir des parallèles, sur le mode de la tragédie et de la farce. Personne n’a oublié l’évolution de Mussolini, ni son évolution personnelle, de la gauche socialiste au fascisme, ni l’évolution du mouvement fasciste de la fin de la guerre aux lois fascistissimes. Même s’il faut se méfier des comparaisons hâtives.

Cu tuttu ca sugnu orbu, la viu niura. C’est-à-dire : bien qu’aveugle, je la vois noire ; autrement dit : je vois que ça finira mal. C’est à Sciascia, vous l’auriez deviné, que nous devons cet adage en sicilien. Il rapporte la phrase d’un aveugle dans son village de Racalmuto lors de la déclaration de guerre de Mussolini à l’Angleterre et à la France, qui n’en demandait pas tant, la preuve, deux semaines plus tard Pétain s’abaissera à signer l’armistice. Sciascia ne souligne le pessimisme radical de cette phrase que pour mieux l’appliquer à la situation italienne en 1984. Une autre coïncidence sans doute. La disparition de Berlinguer et l’épiphanie de Big Brother.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète