Politique culturelle

Archéologie : du refoulement national à la marchandisation

Historien

Les Journées Nationales d’Archéologie offriront ce week-end une nouvelle occasion de le vérifier : la discipline passionne petits et grands. Mais l’archéologie est mise à mal par les pouvoirs publics. Est-ce parce qu’elle effraierait le marché des grands travaux d’aménagement ? Parce qu’elle rappellerait une histoire qui ne correspond pas au roman national idéalisé ?

Du 15 au 17 juin 2018 se tiendront dans toute la France les Journées Nationales de l’Archéologie. Elles ont lieu tous les ans depuis 2010, sous l’égide du Ministère de la culture, et sont coordonnées par l’Institut national de la recherche archéologique préventive, l’Inrap, qui avec quelque 2.000 archéologues est de loin la plus grosse institution archéologique d’Europe et sert souvent de modèle. Y sont associés musées, laboratoires universitaires et du CNRS, services archéologiques de collectivités territoriales (villes, agglomérations, départements), associations, etc. Plus de 100.000 visiteurs se pressent ainsi chaque année dans les « portes ouvertes » des chantiers archéologiques en cours, dans les musées ou les laboratoires, soit des centaines de lieux archéologiques accessibles, pour échanger avec les chercheurs.

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L’archéologie, en effet, passionne. Elle fait rêver les enfants, comme les adultes. Les émissions d’archéologie sont très suivies ; les expositions, à Paris (comme celles successivement organisées par l’Inrap à la Cité des Sciences sur les Gaulois en 2011-2012, puis sur le Moyen Âge en 2016-2017) comme dans les régions, font le plein ; les livres d’archéologie pour le grand public ont un grand succès.

Mais pourtant, tout cela est récent et s’est même construit en dépit des pouvoirs politiques successifs, sinon contre eux – et reste, on va le voir, très fragile. Pourquoi ?

De la difficulté des « défaites » fondatrices

Jusque dans les années 1980 en effet, la plupart des sites archéologiques que découvraient en France les grands travaux d’aménagements – des parkings souterrains aux autoroutes, et des lignes de TGV aux carrières de graviers – ont été sans plus de façon abandonnés aux lames des bulldozers. Or on sait que l’on découvre maintenant, sur un futur tracé ferroviaire ou autoroutier, un site important tous les kilomètres en moyenne. Certes, les impératifs de la Reconstruction avaient au départ hiérarchisé les urgences, et il importait d’abord de loger les vivants et de reconstituer les infrastructures industrielles. Mais dès les années 1960, en pleines Trente Glorieuses, le pays était redevenu riche et la culture sous l’égide du ministre André Malraux était choyée. N’avait-on pas entrepris alors de ravaler à grands frais toutes les façades historiques de la capitale ?

Mais si chaque nation a son roman national, celui de la France commence bien mal : par une défaite, celle d’Alésia, dont le Premier ministre de l’époque, François Fillon, inaugurant en mars 2012 (quelques semaines avant la défaite du candidat de droite à l’élection présidentielle) le nouveau musée construit à Alésia par l’architecte Tschumi, déclarait qu’il s’agissait d’une « défaite fondatrice ». Et cette défaite inaugurale n’était qu’un début, puisque les vainqueurs romains furent à leur tour défaits, quelques siècles plus tard, par les armées germaniques du Franc Clovis ; et que les Francs, à leur tour, disparurent culturellement en peu de générations, noyés dans la masse des Gallo-Romains conquis – ne laissant que quelques mots germaniques dans notre langue latine. C’est pourquoi, contrairement à toutes les autres capitales, le grand musée national installé au centre de Paris, celui du Louvre, ne contient aucun objet découvert dans le sol national, mais seulement des objets importés (ou pillés) d’Italie, de Grèce ou de l’Orient – véritables racines culturelles des élites françaises des 19e et 20e siècles.

Il y a bien un « Musée d’Archéologie Nationale », mais implanté dans une lointaine banlieue résidentielle, à Saint-Germain-en-Laye, et les crédits lui manquent tout autant que les visiteurs – comme vient encore de le constater un tout récent rapport de la Cour des Comptes. Il avait été suggéré de le transférer dans l’île de la Cité, que libèrent magistrats, policiers et bientôt soignants, le plaçant ainsi face au Louvre, voire même d’en faire un grand musée de l’histoire de France (puisqu’il s’arrête aux Mérovingiens) en le prolongeant jusqu’à nos jours – ce que fait par exemple le musée d’Aquitaine à Bordeaux, au moins pour cette région, et que font nombre d’autres pays. Mais, confirmation éclatante de ce refoulement national, la haute administration du ministère de la Culture s’y est immédiatement opposé, sans même qu’il y ait d’arbitrages politiques à un plus haut niveau.

Qui a peur de l’archéologie ?

Quant à l’archéologie, il a fallu attendre l’année 2001 pour qu’une loi soit votée sur la protection du patrimoine archéologique, qui fait obligation aux aménageurs économiques de payer les fouilles archéologiques préventives préalables aux grands travaux, loi qui créait en même temps l’Inrap – soit près de cent cinquante ans après la création de l’Ecole française d’Athènes, responsable des grandes fouilles de Delphes, Délos ou Malia. Mais à peine adoptée, cette loi dite du 17 janvier 2001 fut immédiatement remise en cause par la nouvelle majorité parlementaire conservatrice, et depuis les attaques n’ont pas cessé.

La mesure la plus emblématique a été d’ouvrir un « marché » pour ces fouilles préventives, en autorisant la création d’entreprises privées d’archéologie. Plus précisément, si les services du ministère de la Culture estiment nécessaire une fouille archéologique avant une opération d’aménagement, c’est l’aménageur lui-même qui choisit l’organisme qui mènera la dite fouille en mettant en concurrence les intervenants. Ce peut être l’Inrap ou un service archéologique de collectivité territoriale, mais ce peut être aussi bien une entreprise privée d’archéologie, qui proposera en général une fouille moins chère et plus rapide, au détriment de la qualité scientifique. Il y a bien un contrôle de principe des services du ministère de la Culture, mais ceux-ci, exsangues en crédits comme en personnels, n’ont guère les moyens de leurs missions.

En outre, ces entreprises privées peuvent bénéficier du « Crédit Impôt Recherche » (ou CIR) à des hauteurs importantes, ce qui leur permet ainsi de casser les prix. Autrement dit, l’argent public des citoyens français sert à aider des entreprises privées à concurrencer, voire à mettre en péril, des services publics – Inrap ou services territoriaux – tout en abaissant le niveau de qualité des fouilles archéologiques, et donc de la protection de notre patrimoine. Certes, l’attribution de ce CIR aux entreprises commerciales est soumis à l’avis d’experts scientifiques, qui déterminent si l’ensemble de leurs activités relèvent bien de la recherche scientifique ; mais cet avis n’est que consultatif et les fonctionnaires de Bercy, tout à leur zèle ultralibéral (ils s’étaient opposés en vain, à l’époque, à la création de l’Inrap), n’en tiennent aucun compte et subventionnent ainsi largement ces entreprises commerciales d’archéologie. Et la Cour des Comptes regarde ailleurs, tout comme l’Autorité de la Concurrence, organisme « indépendant » placé près de Bercy (on appelle désormais « indépendante » une instance dont tous les membres sont nommés, et non pas élus par des pairs).

Des agressions incessantes contre l’archéologie

L’archéologie est plus généralement l’une des cibles favorites des dénonciateurs de « normes », tels en 2013 les parlementaires Alain Lambert (alors UMP) et Jean-Claude Boulard (PS) qui proclamaient dans un rapport sur les normes administratives que : « L’abus du devoir de « mémoire archéologique » peut parfois obérer « le devoir d’avenir » et qu’il fallait limiter fortement les fouilles préventives. Il s’ensuivit l’annonce gouvernementale en octobre 2014, dans le cadre de « 50 nouvelles mesures de simplification pour les entreprises » une « mesure n°14 » prise sous la pression des lobbys du BTP et qui déclarait dans un charabia un peu obscur que, à partir de 2015, « lorsque la nature connue du terrain est peu encline à l’existence de vestiges, les techniques alternatives de sondage, en particulier par auscultation non destructrice, seront développées afin de rendre les diagnostics plus rapides ». Ce qui, en clair, voulait dire que l’on ne ferait plus de sondages archéologiques préalables, avec des engins mécaniques, sur 10% de la surface à aménager comme c’est l’usage, mais que l’on se contenterait de prospections électriques « non destructrices ». Or toutes les études comparatives montraient que l’usage de telles techniques aboutissait en réalité à manquer 80% des sites découverts par des sondages « destructifs ».

Finalement, il ne s’est rien passé, mais on connaît la permanence tenace des discours sur la simplification des normes, qui s’est traduite, dans la toute récente loi « sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique » (Elan), par l’abaissement de l’accessibilité pour les handicapés et, concernant le patrimoine immobilier, la suppression de l’avis dit « conforme » des architectes des bâtiments de France au profit d’un simple avis consultatif non contraignant. Tout porte à craindre, dans le contexte actuel, que de nouveaux assauts contre l’archéologie préventive sont à prévoir dans les temps à venir.

Pourtant, ni les coûts, ni les délais des fouilles préventives ne sont rédhibitoires. Toutes sortes d’autres contraintes existent (dépollution, nappe phréatique, sondages géologiques, protection de la nature, etc) dont personne ne nie la nécessité, et les aménageurs bien organisés les prévoient dans le planning général de leurs travaux. Quant aux coûts archéologiques, qui dans la réalité dépassent rarement 1% à 2% du coût total des travaux, ils sont de toute façon répercutés dans le prix des billets de TGV, des péages autoroutiers ou des prix immobiliers. Les grands aménageurs le savent parfaitement, qui font désormais de leur participation aux travaux archéologiques un argument de communication.

En outre, seuls 15% à 20% environ des 50.000 hectares « artificialisés » chaque année (soit la surface d’un département tous les dix ans) par des travaux d’aménagement font l’objet de sondages archéologiques, et ne débouchent eux même sur de véritables fouilles que dans un cas sur cinq. Ce qui fait qu’à peine 4% de ces surfaces aménagées sont concernées par l’archéologie, et pour des périodes de quelques semaines à quelques mois au grand maximum. Enfin, des pans entiers des destructions quotidiennes échappent totalement à toute surveillance archéologique, comme les déboisements massifs et surtout les travaux agricoles : avec les engins actuels, qui retournent profondément les sols, même des murs antiques sont peu à peu, au fil des années, réduits en poussière comme l’attestent les photographies aériennes. Or ces destructions silencieuses représentent au moins la moitié du total des destructions.

Les enjeux de l’archéologie

En terme d’histoire de l’actuel territoire français, à défaut de « roman national », l’archéologie a en réalité, depuis trois décennies environ, bouleversé nos connaissances et détruit bien des clichés. Les hommes préhistoriques n’étaient pas des brutes épaisses mais vivaient dans un bon équilibre avec leur environnement, bénéficiant d’une nourriture saine – tandis que nous portons tous en nous, des gènes de Neandertal. L’invention de l’agriculture et de l’élevage – ces millénaires « zappés » dans notre enseignement scolaire et notre culture – est la révolution la plus radicale de l’histoire, à laquelle on doit le boom démographique de l’humanité, la généralisation de la violence, l’émergence des premières hiérarchies sociales, entre autres. Les Gaulois ne vivaient pas dans des huttes au milieu des forêts (ni ne mangeaient de sangliers), mais habitaient de véritables villes, entourées de campagnes plus déboisées qu’aujourd’hui et quadrillées par de grandes propriétés agricoles. La fin de l’Antiquité n’a pas vu le déferlement de « barbares » assoiffés de sang et possédés par le Mal, mais a été une lente et progressive période de recomposition ethnique et de métissages culturels. Le Moyen Âge n’a pas été « une longue nuit » mais une première révolution industrielle, qui a préparé et permis celle du 19ème siècle. Et ainsi de suite.

Au-delà, l’archéologie est (ou pourrait être) l’occasion de réflexions riches et actuelles sur l’identité des sociétés et leur permanente évolution, sur les migrations et les métissages continuels, sur l’effondrement des sociétés et leurs rapports à l’environnement, ou aussi bien sur le pouvoir et les résistances au pouvoir – par exemple.

Et pourtant tout cela peine à passer aussi bien dans les programmes scolaires, malgré les méritoires efforts d’un certain nombre d’enseignements, que dans les institutions culturelles. Il n’y a toujours pas d’émissions régulières d’archéologie sur les chaînes de télévision, au contraire de la Grande Bretagne, des pays scandinaves ou du Japon. Les tentatives n’ont pas manqué, mais elles se sont toujours heurtées à la paresse intellectuelle des responsables de chaînes, qui renvoient à leur public l’image un peu méprisante qu’ils en ont. La muséographie française reste souvent à la traîne, au regard, là encore, des pays scandinaves ou du Canada, voire des Etats-Unis.

A peine toléré par les pouvoirs politiques, souvent réduit, comme on l’a vu, à un « marché » commercial marginal de type BTP, notre patrimoine archéologique, par définition non renouvelable, est en voie d’érosion rapide. Souhaitons que ces Journées Nationales de l’Archéologie soient l’occasion d’une prise de conscience accrue de la part de nos concitoyens.


Jean-Paul Demoule

Historien, professeur émérite à l'Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

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