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Le Mur de Berlin n’est pas tombé

Géographe

Dans le nouveau gouvernement allemand, il n’y a qu’une seule ministre originaire de l’ex-Allemagne de l’Est. Et c’est loin d’être anodin. Malgré presque trente ans de réunification, les inégalités entre «Ossis» et «Wessis» persistent, dans les faits et dans les esprits. Que reste-t-il à accomplir pour achever la chute du mur ?

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Depuis trois mois, l’Allemagne dispose enfin d’un gouvernement. La chancelière Angela Merkel peut s’appuyer sur une nouvelle « grande coalition » entre chrétiens-démocrates (CDU et CSU) et sociaux-démocrates (SPD) et sur une équipe ramassée de 15 ministres. Il s’en est fallu de peu pour qu’aucun ministre ne soit originaire de l’Est de l’Allemagne. Finalement, le SPD s’est dépêché de trouver une jeune femme, Franziska Giffey, maire de l’arrondissement de Neukölln (situé dans la partie occidentale de Berlin) mais ayant grandi dans l’ex-RDA, et de la propulser au poste de ministre de la famille alors qu’elle n’a jamais exercé de mandat autre que local. Il n’y a encore pas si longtemps, le fait que deux personnalités originaires d’Allemagne de l’Est occupaient les deux plus hautes fonctions de l’Etat (Joachim Gauck comme Président de la République et Angela Merkel au poste de chancelière) permettait de donner le change et de ne pas se préoccuper du déficit grandissant d’Allemands de l’Est à des postes de hautes fonctions. Désormais, les masques tombent.

Des chiffres accablants

Cet oubli fâcheux des Allemands de l’Est dans les postes ministériels n’a fait que raviver une plaie toujours ouverte chez un certain nombre de « Ossis » et relancer le débat sur la non-intégration des Allemands issus de l’ex-RDA dans la société allemande. Il faut dire que les chiffres sont accablants. Sur les 30 PDG des 30 plus grandes entreprises allemandes cotées en bourse (le DAX), aucun n’est originaire de l’ex-RDA. Sur les 196 membres des conseils d’administration des plus grandes entreprises, seulement cinq viennent d’Allemagne de l’Est. Pas un des 30 fleurons économiques du « made in Germany » ne possède son siège dans l’un des Länder de l’Est (Berlin inclus). Certes, tous les grands Konzerne ouest-allemands ont implanté des usines voire des centres de recherche dans « les nouveaux Bundesländer», pour reprendre la terminologie officielle, mais tous les donneurs d’ordre demeurent solidement ancrés sur les bords du Rhin, du Main ou en Bavière. Pire parce qu’encore plus humiliant : deux-tiers des postes de direction des cent plus grandes entreprises est-allemandes sont occupés par des Allemands de l’Ouest [1]. Enfin, d’après le magazine spécialisé Manager, 92,7% des millionnaires habitent dans la partie occidentale de l’Allemagne, 3,4% à Berlin et 3,9% seulement dans la partie orientale du pays, qui représente 16% de la population totale.

Le plus inquiétant est qu’on peut dresser peu ou prou le même constat pour tous les postes de pouvoir. Les postes de recteur ou de président d’université sont occupés quasiment sans discontinuer par des « Wessis » depuis la chute du Mur en 1989. Actuellement, tous les présidents des quinze universités est-allemandes sont originaires de l’Ouest. Est-ce à dire que leurs concurrents originaires de l’Est sont automatiquement moins qualifiés ? De même, la plupart des professeurs employés dans les universités d’Allemagne de l’Est sont originaires de l’ex-RFA. Il faut dire qu’une véritable chasse aux sorcières avait sévi dans les universités est-allemandes après la chute du Mur, poussant à la démission tous les professeurs soupçonnés de collaboration avec le régime de RDA (pouvait-il en être autrement ?) et ouvrant les portes au recrutement en masse de jeunes (et parfois brillants) universitaires ouest-allemands.

L’absence des ex-Allemands de l’Est à des postes de pouvoir est également notable dans l’administration, la justice, le monde des médias, de la culture et des arts, et pas seulement dans les partis politiques et les grandes entreprises. Les Ossis n’occupent que 5% des postes de hauts-fonctionnaires de l’administration publique. Seuls 13% des juges officiant en Allemagne de l’Est sont originaires de cette région. L’hebdomadaire Der Spiegel a rendu compte récemment de cette situation préoccupante à travers un reportage intitulé cruellement « Ferner Osten », qu’on peut traduire littéralement par « Est lointain » mais aussi par « Extrême Orient », le magazine jouant habilement de la richesse de cette expression pour montrer à quel point l’Est de l’Allemagne demeure lointain pour la plupart des Allemands de l’Ouest. De fait, dans de nombreuses villes et villages de Bavière, de Hesse ou de Bade-Würtemberg, les expressions entendues pour qualifier « l’Est » et les « Ossis » sont très souvent péjoratives – l’inverse étant probablement vrai.

Ainsi, 30 ans après les toutes premières brèches apparues dans le rideau de fer, le constat est impitoyable, à l’opposé de tous les beaux discours sur la réunification réussie : jamais les Allemands de l’Est n’ont été à ce point absents du sommet de l’État, de la politique, de l’économie, des médias, de l’université et de la culture. Il n’y a pas d’élite est-allemande, pas plus qu’il n’y a de rentiers et de « fils de » prédestinés à exercer un jour un métier à responsabilité. Il n’y a que des gens normaux, qui vivent plutôt chichement et qui en ont assez de constater que leurs salaires, à fonction égale, sont en moyenne de 30% moins élevés qu’à l’Ouest et que leurs retraites n’ont toujours pas été alignées sur celles de la partie occidentale alors même que l’État n’a jamais engrangé autant d’excédents publics (36 milliards d’euros en 2017, auxquels viennent s’ajouter 245 milliards d’euros d’excédent commercial, deux records mondiaux). On pourra toujours gloser sur les responsabilités de chacun, sur « l’arrogance » et « l’aveuglement » des uns, sur « la mentalité d’assistés » et « la paresse » des autres. Au-delà des clichés, les explications d’un tel fossé sont complexes.

À la source du malaise oriental

Tout d’abord, la désindustrialisation massive de l’ex-RDA après la chute du Mur a mis des centaines de milliers d’Allemands de l’Est au chômage et jeté sur les routes des milliers de jeunes bien formés et qualifiés allant chercher bonne fortune à l’Ouest – avec des résultats mitigés. L’Allemagne de l’Est, qui a perdu 1,4 million d’habitants entre 1989 et 2000 et qui continue d’enregistrer une croissance de son taux de fécondité deux fois moins élevée qu’en Allemagne de l’Ouest (+ 4% contre + 8% en 2016), ne s’est jamais remise de cette saignée démographique. Parallèlement à l’exode d’une partie de la jeunesse est-allemande vers l’Ouest, la purge systématique dont ont été victimes les Ossis dans la haute administration, la justice, les entreprises ou les universités les ont écartés durablement des postes de pouvoir – ceux-ci étant alors pourvus pour l’essentiel par des Allemands de l’Ouest, jusqu’à aujourd’hui. De leur côté, nourrissant méfiance et sentiment d’injustice à l’égard d’une réunification vécue parfois comme une « annexion », se reconnaissant mal dans les institutions de la nouvelle Allemagne, les Allemands de l’Est n’ont pas cherché à s’investir dans les partis politiques traditionnels et à y occuper des positions de choix. Angela Merkel elle-même, pourtant originaire de l’Est, n’a jamais mis en avant son passé ni cherché à favoriser l’accès des Allemands de l’Est aux cabinets ministériels ou à la tête des grandes administrations, ayant à coeur d’apparaître comme « la chancelière de tous les Allemands » plutôt que comme celle qui jette des ponts entre les deux parties de l’Allemagne.

Il existe aussi des causes plus profondes à ce « malaise oriental ». Très peu de gens, à l’Ouest, ont réellement compris ce qu’a signifié la réunification pour la plupart des habitants de l’ex-RDA. Certes elle fut d’abord synonyme de libération du carcan totalitaire, et de liberté de voyager, de s’exprimer, de s’engager, de créer son entreprise, etc. Cela n’a pas de prix et tout le monde, à l’Est, s’en félicite encore. Mais l’enthousiasme pour l’Ouest est très vite retombé lorsque les Ossis ont réalisé qu’avec la fin de la RDA c’était tout un monde qui disparaissait, un monde auquel ils étaient attachés malgré la Stasi et le régime, un monde fait de solidarité, d’égalité entre les hommes et les femmes, d’emploi garanti et de sécurité. Or, non seulement ce monde a été balayé très rapidement, mais en plus, le nouveau monde capitaliste qui l’a remplacé signifiait pour les Ossis chômage de masse, inquiétudes face à l’avenir incertain, concurrence nouvelle et désillusions politiques. Faut-il rappeler que tous les mouvements politiques démocratiques nés de la base en 1989-1990 en Allemagne de l’Est ont été balayés par les élections législatives de l’automne 1990, à l’exception notable du PDS, successeur du parti communiste (SED), devenu ensuite Die Linke ? Seul autre parti survivant, Bündnis 90 s’est fondu dans le parti des Verts ouest-allemand au cours des années 1990.

On ne peut pas se préparer à une révolution, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que la plupart des Allemands de l’Est n’étaient pas préparés à l’après-révolution de 1989. Certes, les plus ambitieux ou les plus flexibles d’entre eux y ont vite trouvé leur compte et ont profité des nouvelles règles en vigueur pour monter leur affaire, partir tenter leur chance à l’étranger ou fonder leur entreprise, mais la grande majorité des Allemands de l’Est s’est sentie dépossédée voire flouée. Ceux-là, ou leurs enfants, disent encore aujourd’hui que ce n’est pas de cette « Wende »-là (le tournant de 1989) qu’ils voulaient. A l’Ouest, comme si c’était un tabou, personne ou presque ne réalise ou ne veut réaliser que la réunification a constitué pour de nombreux Est-Allemands un traumatisme. Comment aurait-il pu en être autrement lorsqu’un monde s’effondre, que l’on perd son emploi, parfois sa maison, parfois son conjoint ? Hiltrud Werner, la seule femme d’origine est-allemande à avoir intégré le conseil d’administration de Volkswagen, le rappelle sans animosité : « Il n’y a pas beaucoup d’Allemands de l’Ouest dans la force de l’âge qui savent ce que signifie : tout perdre ».

Les Allemands de l’Est, pour beaucoup d’entre eux, ont tout perdu. A l’inverse, les élites ouest-allemandes ont tout gagné dans la réunification, qui leur offrait d’un coup une main-d’oeuvre à bas coût, de nouveaux débouchés pour les grands Konzerne, de nouveaux marchés (ceux de l’Allemagne de l’Est ne constituant qu’un marche-pied pour ceux d’Europe de l’Est, bientôt conquis à leur tour). D’où leur mentalité de vainqueurs, que l’on peut tout autant comprendre que la mentalité de vaincus ou de victimes souvent attribuée aux gens de l’Est. Ajoutons à cela le fait que, en Allemagne comme partout, les futures élites du pays se recrutent dans les mêmes universités, les mêmes instituts privés, souvent au sein des mêmes grandes familles ou des mêmes rallyes mondains. Autant de marques claires de « distinction », pour parler comme Bourdieu, qui prédestinent d’emblée ces « enfants bien nés » aux plus hautes fonctions, économiques notamment.

A l’inverse, l’absence de haute bourgeoisie à l’Est n’a pas permis et ne permet toujours pas aux « enfants bien éduqués » d’acquérir les marques extérieures de supériorité ni les « habitus » (Bourdieu) propres aux gens de pouvoir ni l’entregent et encore moins le carnet d’adresse et les relations, si utiles au succès. Encore aujourd’hui, même si avec le temps les différences ont tendance à s’aplanir, les Allemands de l’Est ont une image d’eux-mêmes fort différente de celle des Allemands de l’Ouest. Une image de soi plus fragile, encline au doute plus qu’à la confiance en soi, à la modestie plus qu’à l’esbroufe, au pragmatisme plus qu’à l’ambition, à la résignation plus qu’à la volonté de faire carrière à tout prix. D’ailleurs, comme le fait remarquer Timo Meynhardt, le premier Ossi à être nommé récemment professeur à la prestigieuse École de management HHL de Leipzig, le mot « carrière » n’est pas connoté positivement à l’Est ; il est synonyme de « carriérisme ». Et d’ajouter que si aussi peu d’ex-Allemands de l’Est de sa génération (il a 45 ans) ont fait carrière, c’est aussi de leur fait.

Les oubliés de l’Histoire

Alors, « tous responsables mais pas coupables ? » Si les causes du fossé entre l’Est et l’Ouest sont complexes, les conséquences sont préoccupantes. Mesure-t-on seulement les dégâts incommensurables d’un tel échec d’intégration ? A-t-on seulement idée du sentiment d’humiliation, d’échec, de résignation, d’indifférence, de dégoût ou de colère ressenti depuis 30 ans par une partie de la population est-allemande face à une telle violence réelle et symbolique ? Bien sûr, on pourra toujours se rassurer à bon compte en se disant que « Paris vaut bien une messe », autrement dit que la réunification vaut bien une génération d’Allemands de l’Est sacrifiée. Le temps fera son œuvre, lissera les comportements et rapprochera les identités. La messe sera dite – et on n’en parlera plus. C’est ce que de nombreux et doctes observateurs ouest-allemands affirmaient au début des années 1990. Est-ce aussi simple ?

Certes, les jeunes Allemands de l’ex-Est et de l’ex-Ouest nés après la réunification se ressemblent davantage que leurs parents. Il n’empêche, les faits sont têtus : parmi les jeunes leaders politiques et économiques (cf. économie numérique, intelligence artificielle, fondateurs de start-up) âgés de 20 à 30 ans, très peu sont originaires de l’ex-Allemagne de l’Est. Comme ses collègues, le professeur Meynhardt constate en 2018 que parmi ses étudiants, ceux qui ont été socialisés dans un milieu est-allemand ne sont pas moins doués que ceux originaires de l’Ouest, mais ils sont en général moins ambitieux, moins égoïstes, moins calculateurs et qu’ils ne sont pas prêts à tout sacrifier pour leur carrière. Au final, lorsqu’il faut se pousser du col pour décrocher un premier poste haut placé, c’est très souvent l’Allemand de l’Ouest, fort de ses certitudes et de ses habitus, qui l’emporte.

La quasi absence d’ex-Allemands de l’Est à des postes de pouvoir en 2018 reflète l’hégémonie de l’Ouest. Cette domination s’exerce bien au-delà des sphères politiques et économiques. Elle est d’abord culturelle. L’Allemagne de l’Ouest a imposé à l’ex-RDA non seulement son D-Mark et son capitalisme (rhénan) mais aussi ses valeurs, ses habitus, ses codes, sa constitution, son droit, ses partis politiques, ses inégalités sociales, ses hiérarchies, son langage. Par un douloureux paradoxe, ceux qui ont écrit l’histoire en 1989-1990, autrement dit les Allemands de l’Est, en ont ensuite été dépossédés. A partir du 3 octobre 1990, date de la réunification des deux Allemagne, ce sont, comme toujours, les « vainqueurs », autrement dit les Allemands de l’Ouest, qui prendront en charge le grand récit historique de la nation allemande retrouvée. Et ils ne feront aucun cas des « particularismes » de la société est-allemande, même de ceux dont les Ossis pouvaient légitimement se sentir fiers.

Balayés l’égalité homme-femme, l’émancipation de la femme, les crèches publiques accueillant tous les enfants à partir de trois ans ; disparus les transports en commun quasiment gratuits, la sécurité sociale universelle et les soins gratuits ; oubliés l’emploi garanti et les loyers protégés. Il ne s’agit bien évidemment pas de glorifier un régime totalitaire honni, que les Allemands de l’Est ont renversé, ni de verser dans une quelconque « Ostalgie ». Les Ossis auraient été les premiers à livrer un bilan critique du régime est-allemand, mais sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Au lieu de ça, ils ont vu leurs cousins de l’Ouest détruire leurs combinats et leurs usines avec un acharnement qui n’avait rien de thérapeutique ; ils ont vu leurs rues et avenues à consonance socialiste débaptisées et quelques-uns de leurs monuments à forte valeur identitaire détruits, à l’instar du Palais de la République situé en plein coeur de Berlin.

De toutes les flèches décochées consciemment ou inconsciemment par l’Ouest, c’est sans doute ces dernières, symboliques, qui blessèrent le plus profondément les gens de l’Est car elles touchaient à leur identité même. Détruire le Palais de la République et le remplacer par un pastiche de l’ancien château des Hohenzollern surmonté d’une croix, c’est une façon claire d’affirmer : « nous jugeons votre histoire illégitime et nous la remplaçons par l’histoire légitime du passé glorieux (et sanglant) de la Prusse ». « Du passé honteux de l’ex-RDA, de ce régime honni, de cette Stasi odieuse, faisons table rase », semblaient dire les vainqueurs, en oubliant que pendant 40 ans (1949-1989), deux générations d’Allemands de l’Est avaient grandi et vécu dans un pays où ils n’avaient pas été que malheureux. La disparition des lieux et des symboles de l’Allemagne de l’Est fut particulièrement marquée durant les années qui ont directement suivi la chute du Mur, et elle ne s’est jamais arrêtée ensuite, prenant des formes diverses : destruction d’infrastructures sportives désuètes ou d’anciennes usines, transformation d’entrepôts en lofts, éviction des anciens locataires de l’Est des quartiers devenus branchés de Berlin – Mitte, Prenzlauer Berg et Friedrichshain, hauts-lieux de la contestation politique des années 1980-1990, sont désormais des quartiers gentrifiés, habités presque exclusivement par des gens de l’Ouest.

Tout récemment encore, Frank Castorf, le dernier directeur est-allemand d’un grand théâtre de la capitale (la Volksbühne), a dû quitter ses fonctions, malgré de vives et longues protestations. Il a été remplacé par Chris Dercon, un Belge féru d’art contemporain (mais pas de théâtre), qui n’a pas jugé opportun de maintenir la troupe, et depuis le théâtre est vide. Chris Dercon a d’ailleurs été remercié en avril 2018. Sur l’avenue emblématique de l’ex-Berlin Est, la Karl-Marx-Allee, les très rares cafés présents, lieux-cultes faisant office de points de rendez-vous pour les vieux locataires de l’Est « survivants », ont été vendus à des investisseurs privés (café Moskau), ou sont en passe de l’être (café Sybille, Die Bar), à l’image des légendaires clubs de Prenzlauer Berg (dernière victime en date : le club Bassy, qui a fermé ses portes en mai 2018) et de Friedrichshain.

Face aux esprits chagrins de l’Est, la nouvelle Allemagne a longtemps brandi un argument massue, celui du porte-monnaie : jamais un pays n’a investi autant d’argent dans la remise à niveau de sa partie la plus pauvre. Le coût astronomique de la réunification, estimé à 2000 milliards d’euros, a d’ailleurs fait grincer bien des dents dans la partie occidentale de l’Allemagne. Mais on n’unifie pas les gens à coût de milliards, quelle que fût la nécessité de la remise à niveau des infrastructures désuètes de l’ex-RDA.

Dure limite

La domination sans partage des Allemands de l’Ouest aux postes clés du pays, jointe au sentiment d’humiliation de nombreux Allemands de l’Est de voir leur histoire niée et leur identité bafouée, a eu et a encore des conséquences fâcheuses sur le sentiment d’appartenance des Allemands. Même si on entend moins souvent aujourd’hui l’expression « Wir sind Bürger zweiter Klasse » (« nous sommes des citoyens de seconde zone ») dans la bouche des Ossis, toutes les enquêtes d’opinion sérieuses montrent que les valeurs de l’Allemagne réunifiée, le capitalisme, l’économie sociale de marché (devenue dans les faits moins sociale et plus néolibérale), l’esprit d’entreprise, sont moins partagées par les Ossis que par les Wessis. Comment pourrait-il en être autrement ? Sur le terrain politique, cette inadéquation est palpable et elle a de quoi inquiéter.

A chaque scrutin électoral national depuis presque trente ans, l’Allemagne est coupée en deux entre une partie Ouest qui accorde massivement ses suffrages aux partis de gouvernement (CDU et SPD, secondairement Verts et Libéraux), et une partie Est qui au contraire s’en détourne de plus en plus, votant pour les deux partis contestataires, Die Linke à gauche et l’AfD (Alternative für Deutschland) à l’extrême-droite. Comment s’étonner que les Allemands de l’Est se détournent de la politique, en tous cas des partis traditionnels, qui les ont si souvent utilisés, trahis ou simplement ignorés ? De quel droit celles et ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui et qui n’ont rien fait pour leur tendre la main hier se permettent-ils de les juger ? Comment s’étonner de la percée du parti d’extrême-droite aux dernières élections législatives de 2017, où l’AfD a dépassé la barre des 20% dans presque tous les Länder de l’Est, a devancé Die Linke et, seulement quatre ans sa fondation, forme la deuxième force politique d’Allemagne de l’Est ? Comment ne pas y voir l’expression d’une grande frustration voire d’un rejet du système politique si bien huilé de l’Allemagne ? A l’inverse, le vrai étonnement est venu des résultats des Länder riches de l’Ouest, Bavière et Bade-Würtemberg en tête, qui accordèrent respectivement 12,4% et 12,2% des voix à l’AfD, pourtant partie de rien. Bien que les Allemands de l’Est ne composent qu’un quart des électeurs de l’AfD, ce parti d’extrême-droite continue à être présenté par les médias comme le parti de l’Est – raciste et associé au mouvement « Pegida » –, contribuant encore un peu plus à stigmatiser aux yeux de l’opinion publique « les Ossis», jamais contents, contestataires, nationalistes voire racistes.

Si les élites politiques, économiques, financières et culturelles (ouest-)allemandes continuent à pratiquer leur douillet entre-soi et à exclure de fait 16% de la population des postes à responsabilité, si elles persistent à écrire d’une seule main le récit national, il y a de fortes chances pour qu’une partie de ces 16% s’en sente exclue – à commencer par les plus fragiles d’entre eux : chômeurs, bénéficiaires de l’aide sociale, hommes seuls et désoeuvrés, petits retraités craignant pour leur avenir, personnes se sentant menacées par le « flux de réfugiés »… – et que leur sentiment d’humiliation se mue soit en résignation mortifère soit, comme en France avec le Front national, en vote protestataire (pour l’AfD), avec ses franges violentes et ouvertement racistes. Comme l’affirme Carole Thibaut, « quiconque a fait l’expérience de l’humiliation culturelle peut comprendre le vote pour des partis populistes, la haine de « l’intello », du « bobo » (…). Rien de pire que l’expérience répétée du mépris et de l’humiliation culturelle pour générer un lent pourrissement de l’âme humaine » [2].

Lorsqu’on veut réellement réunifier un pays, on commence par réunir toutes les parties concernées autour de la table. Que ni l’ex-chancelier Helmut Kohl, ce « grand visionnaire », ni sa successeure Angela Merkel, Ossie dépourvue de vision, ne l’aient compris en dit long sur leur aveuglement et celui de leurs conseillers – originaires de l’Ouest dans leur très grande majorité. Quand une des parties, en l’occurrence la partie orientale, n’est jamais invitée à la table des discussions parce qu’on juge que ce n’est pas nécessaire, on s’interdit de prendre en compte, et donc de comprendre, une position autre que la sienne et à terme, on affaiblit son pays au lieu de le renforcer. C’est exactement la leçon de l’AfD.

Alors que faire ? Comment faire sauter cet autre « plafond de verre » ? Faut-il aller jusqu’à introduire des quotas de gens de l’Est pour les postes haut placés, comme l’Allemagne a introduit un quota de femmes, de personnes handicapées et, sans doute bientôt, d’étrangers intégrés et de migrants qualifiés ? C’est ce que soutient ardemment Naika Foroukan, professeur de sociologie à l’Université Humboldt de Berlin et vice-directrice de l’Institut de recherche sur l’intégration. Elle plaide pour une «politique de quotas radicale», seule à même selon elle d’entamer la domination des hommes blancs ouest-allemands de plus de 50 ans. Mais cette politique de quota radicale, si elle était appliquée aux Allemands originaires de l’Est, reviendrait à les présenter justement comme ne faisant pas partie des « Allemands normaux » et ne ferait qu’aggraver leur stigmatisation. De plus, elle serait très difficile à mettre en place ; sur la base de quels critères ? Serait considéré comme Allemand de l’Est celui qui y est né, même s’il a ensuite grandi à l’Ouest ? Celui, à l’inverse, qui n’y est pas né mais qui y a fait ses études ? Celui qui a été socialisé dans un milieu est-allemand ? Presque trente ans après la chute du Mur, ce n’est certainement pas de quotas dont les Allemands de l’Est ont besoin. Ils ont besoin d’une main tendue et d’une forme de reconnaissance officielle de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils sont, afin qu’ils puissent définitivement trouver leur place dans la société allemande. Quand sonnera enfin l’heure de la réconciliation, de l’écoute réciproque et de la justice sociale ?


[1] Plus généralement, près de trente ans après la chute du Mur, les disparités économiques entre Länder riches de l’Ouest et Länder pauvres de l’Est ne se sont pas estompées. Ainsi, le différentiel de richesse qui sépare le Land le plus riche d’Allemagne (Hambourg) du Land le plus pauvre (Mecklembourg-Poméranie) est presque du même ordre que celui qui sépare la Vénétie italienne de la Calabre.

[2] Carole Thibaut, auteure et metteure en scène,  directrice du Centre dramatique national de Montluçon, in Nectart, n° 6, 1-2018, p. 23-24. J’ajouterais, à titre de commentaire, que c’est justement le drame de « ceux-d’en-bas »… et de « ceux-d’en-haut » : en effet, les élites, quelles qu’elles soient, n’ont jamais fait l’expérience de « l’humiliation culturelle ». Elles sont donc incapables de comprendre réellement ce qui se joue de tragique dans la tête des laissés-pour-compte de la société. Pour ces élites, bien nées, bien formées et prédestinées à exercer de hautes fonctions, tous ceux qui le veulent vraiment, même ceux qui sont issus du peuple, peuvent réussir – n’y-a-t-il pas des exemples qui l’attestent (de fait, de moins en moins) ? Et ceux qui ne parviennent pas à s’élever sur l’échelle de la société sont donc, que ce soit dit ou non, considérés comme des « losers ». On aurait tort de sous-estimer la violence symbolique de telles assignations valant condamnation, « perdants », « laissés-pour-compte », « pauvres », « Jammer-Ossi » (c’est-à-dire les « Ossis qui se plaignent tout le temps »), « Hartz 4 » (c’est-à-dire les bénéficiaires – sic – des minima sociaux, relevés de 409 à 416,- euros en 2018). Reprises sans distinction et répercutées à l’envi par les médias dans leurs pseudo-analyses, elles achèvent de convaincre tout ce petit peuple de précaires, à l’Est mais aussi à l’Ouest, de son inutilité sociale voire de son caractère socialement néfaste. À partir de là, les laissés-pour-compte ou qui se considèrent comme tels n’ont en général que deux solutions : la résignation ou la révolte. Et c’est là que le vote protestataire prend racine.

Boris Grésillon

Géographe, Professeur à l'Université Aix-Marseille, Senior Fellow de la fondation Alexander-von-Humboldt (Berlin)

Notes

[1] Plus généralement, près de trente ans après la chute du Mur, les disparités économiques entre Länder riches de l’Ouest et Länder pauvres de l’Est ne se sont pas estompées. Ainsi, le différentiel de richesse qui sépare le Land le plus riche d’Allemagne (Hambourg) du Land le plus pauvre (Mecklembourg-Poméranie) est presque du même ordre que celui qui sépare la Vénétie italienne de la Calabre.

[2] Carole Thibaut, auteure et metteure en scène,  directrice du Centre dramatique national de Montluçon, in Nectart, n° 6, 1-2018, p. 23-24. J’ajouterais, à titre de commentaire, que c’est justement le drame de « ceux-d’en-bas »… et de « ceux-d’en-haut » : en effet, les élites, quelles qu’elles soient, n’ont jamais fait l’expérience de « l’humiliation culturelle ». Elles sont donc incapables de comprendre réellement ce qui se joue de tragique dans la tête des laissés-pour-compte de la société. Pour ces élites, bien nées, bien formées et prédestinées à exercer de hautes fonctions, tous ceux qui le veulent vraiment, même ceux qui sont issus du peuple, peuvent réussir – n’y-a-t-il pas des exemples qui l’attestent (de fait, de moins en moins) ? Et ceux qui ne parviennent pas à s’élever sur l’échelle de la société sont donc, que ce soit dit ou non, considérés comme des « losers ». On aurait tort de sous-estimer la violence symbolique de telles assignations valant condamnation, « perdants », « laissés-pour-compte », « pauvres », « Jammer-Ossi » (c’est-à-dire les « Ossis qui se plaignent tout le temps »), « Hartz 4 » (c’est-à-dire les bénéficiaires – sic – des minima sociaux, relevés de 409 à 416,- euros en 2018). Reprises sans distinction et répercutées à l’envi par les médias dans leurs pseudo-analyses, elles achèvent de convaincre tout ce petit peuple de précaires, à l’Est mais aussi à l’Ouest, de son inutilité sociale voire de son caractère socialement néfaste. À partir de là, les laissés-pour-compte ou qui se considèrent comme tels n’ont en général que deux solutions : la résignation ou la révolte. Et c’est là que le vote protestataire prend racine.