Vote

Pour un nouveau mode de scrutin : « le jugement majoritaire »

Haut-fonctionnaire

En demandant aux électeurs d’évaluer le mérite de chaque candidature soumise au vote, plutôt que de porter un « choix », parfois forcé, sur l’une d’entre elle, le jugement majoritaire renverse la théorie du choix social et les modalités de la décision collective. S’il était mis en œuvre, ce nouveau mode de scrutin permettrait de rénover l’expression démocratique.

Avec l’avènement de la démocratie libérale, l’élection est devenue l’acte civique fondamental, où l’exercice d’un droit politique individuel contribue à forger la souveraineté collective. Les travaux d’Olivier Christin sur l’histoire du vote [1] nous démontrent que pareille évolution n’avait rien d’inéluctable, et que ce progrès n’est pas irréversible. Dans les sociétés dites primitives, la recherche de l’unanimité ou du consensus prohibait toute forme d’élection, et plus encore d’élection libre régie par la règle majoritaire. Le vote par assentiment, le tirage au sort, la convocation de l’esprit saint, ou encore l’acclamation eurent, au Moyen-âge, la part belle.

L’érudition méticuleuse d’Olivier Christin nous en apprend cependant beaucoup sur le fonctionnement de quelques « sociétés électives » à compter du Moyen-âge central (XII-XIIIème siècles), au sein de communautés comme les villes, les universitas ou encore les conclaves. Ces communautés faisaient un usage du scrutin qui n’avait rien de commun avec celui que nous connaissons aujourd’hui. Pour des raisons qui peuvent être liées aussi bien à la taille et à la composition des communautés qu’à leur philosophie politique, ces élections évoluaient loin de la règle majoritaire, perçue comme un facteur de dissension et de destruction du corps social, de la liberté d’expression des électeurs, et de l’égalité entre les voix. Ces pratiques ont néanmoins représenté un point de départ vers l’élection moderne et ce que Pierre Rosanvallon a appelé le « sacre du citoyen », qui fut enfanté par la philosophie égalitaire, rationnelle et universaliste des lumières. Le scrutin prend alors le dessus sur les autres modes de détermination de la volonté collective. Le suffrage devient universel et secret. Il obéit à la règle majoritaire, celle du « nombre » et de l’égalité entre les voix.

L’histoire du vote nous enseigne que les méthodes d’élections sont, davantage qu’une ingénierie de la décision collective, la traduction d’une philosophie politique. Elles s’inscrivent dans un épistémé. C’est avec la modernité politique que la théorie du choix collectif ou du choix social émerge comme un objet d’étude, inspiré par la philosophie utilitariste. La question posée devient celle de l’agrégation des préférences individuelles librement exprimées et se valant chacune, en une « préférence collective » cohérente. Peu avant la révolution française, Nicolas de Condorcet et le Chevalier de Borda furent les premiers à étudier les procédures de décisions électorales et à tenter de formaliser ce qui deviendra la théorie moderne du choix social. Leurs débats à l’Académie des sciences articulaient deux méthodes de vote concurrentes, la « méthode Condorcet » [2] et la « méthode Borda » [3], qui tentèrent chacune d’échapper aux « paradoxes » ou, pour le dire autrement, au chaos de la votation collective.

C’est à partir de leurs travaux que Kenneth Arrow [4], prix Nobel d’économie, forgea la théorie moderne du social choice et aboutit au résultat « choquant » que l’on connaît, traduit dans son théorème d’impossibilité : il n’existe pas de méthode permettant de traduire fidèlement des préférences individuelles librement exprimées, en une préférence collective cohérente. Cette affirmation reste vraie si l’on prend le parti d’additionner les voix des électeurs sans qu’il ne soit possible de les comparer entre elles, ni d’en mesurer l’intensité. Elle ne l’est plus si l’on fait voter les électeurs avec le jugement majoritaire.

Cette nouvelle théorie et méthode de scrutin présentée par Michel Balinski et Rida Laraki [5] s’inscrit dans la filiation de la théorie du choix social, mais elle s’en émancipe, et la réinvente. Il n’est plus question de chercher à additionner les voix des électeurs pour obtenir, sur chaque candidature, un score numérique qui ne dit rien. Il n’est pas non plus question d’agréger des « utilités individuelles », qui n’existent pas a priori. Comme l’explique Michel Balinski dans un récent article [6], « dans une élection, l’utilité d’un électeur est totalement inconnue et dépend d’un grand nombre de critères : le gagnant, le classement des candidats, les marges entre eux (…) etc ». Le jugement majoritaire ne place plus l’électeur devant un « choix » unique aux accents plébiscitaires porté sur un seul candidat. L’électeur est amené à exprimer son opinion sur chacune des candidatures soumise au vote, à l’aide de « mentions » (par exemple : Très bien, Bien, Passable, Insuffisant, A Rejeter). Le candidat qui remporte l’élection est celui jugé le plus méritant par une majorité de l’électorat.

Cette période est propice à l’apparition d’idées nouvelles et à la reconsidération d’idées moins neuves, mais arrivées à maturité. Considérant nos systèmes d’élection, où en est-on ?

On peut énumérer les qualités techniques qui, du point de vue de la mathématique, favorisent le jugement majoritaire par rapport aux scrutins uninominaux majoritaire ou proportionnel. Elles sont nombreuses : très peu manipulable, le jugement majoritaire évite les paradoxes de Condorcet [7] et d’Arrow [8] souvent observés, comme il rend caduc le théorème d’impossibilité d’Arrow. Autrement dit, avec le jugement majoritaire, les résultats de l’élection ne changent pas selon que l’on ajoute ou que l’on retire une candidature, puisque les candidats ont tous le même nombre de « voix ». Les effets pervers liés à la multiplication des petites candidatures en sont annulés. Par ailleurs, un gagnant est toujours désigné qui traduit fidèlement la volonté de la majorité. Au surplus, le jugement majoritaire ne produit pas « juste » un gagnant. Il donne à chaque candidat la mesure de sa légitimité, autrement que par un chiffre, grâce à un nuancier de mentions qui permet aussi bien d’exprimer les voix « pour » que les voix « contre », et les voix « neutre ». Ce dernier point est fondamental : évaluer la légitimité électorale d’un candidat en additionnant les voix qu’il recueille n’a aucun sens et peut même devenir dangereux. Intuitivement, chacun comprend qu’un candidat qui obtiendrait 5 % d’opinions très favorables mais 95% d’opinions favorables ou indifférentes mériterait d’être mieux traité, du point de vue de la règle majoritaire et de la volonté générale, qu’un candidat qui obtient 20% d’opinion très favorables mais 80% d’opinions absolument hostiles. L’intensité des opinions doit être mesurée.

Les qualités techniques reconnues au jugement majoritaire sont un atout de poids. Cependant, le débat sur les modalités de la décision collective ne peut être réduit à des arguties techno-juridiques, comme il ne peut être détaché de toute philosophie politique et d’une réflexion sur le modèle de société qui découle de la manière dont les choix sont forgés. Justement. Nos démocraties libérales et représentatives sont confrontées à des tentatives de destitution – par les mouvements populistes autoritaires – de dépassement – par la démocratie directe -, ou de contournement – par la démocratie participative. Ces turbulences traduisent aussi l’épuisement de nos institutions, parmi lesquelles le système d’élection.

La période que nous traversons ressemble fortement à une phase de transition, ou rien n’est inéluctable sauf la venue du changement. Cette période est propice à l’apparition d’idées nouvelles et à la reconsidération d’idées moins neuves, mais arrivées à maturité. Considérant nos systèmes d’élection, où en est-on ? La rapidité avec laquelle s’opère la recomposition des clivages politiques ainsi que la demande de participation et d’expression revendiquée par une part croissante de la population implique de considérer ces systèmes sous un nouveau jour. Le scrutin majoritaire uninominal génère des frustrations nombreuses et bien connues, qui peuvent être rangées en deux grands types : les frustrations face à l’expression démocratique nées de l’aporie du vote « blanc » ou « utile » ; les frustrations face aux résultats, lorsqu’ils engendrent des tyrannies de la majorité, voire de la minorité. Les élections présidentielles de 2017 offrent un exemple paroxystique de ces misères électorales. Devant un électorat « coupé en quatre », le scrutin a plongé les électeurs face à des dilemmes stratégiques absurdes à propos d’un « vote utile » dès le premier tour. Le second tour fut marqué par une abstention record (25,4% soit 12 millions d’électeurs), le vote blanc ou nul (4 millions de bulletins), le vote contre, le vote « par défaut ».

Le jugement majoritaire encadre, sans l’annuler, le chaos de l’élection.

Ces problèmes, qui favorisent la démobilisation électorale, doivent être étudiés, et replacés dans un contexte politique plus large. Il y a peut être un problème « d’offre politique », mais les difficultés viennent surtout du fait que nos modes de scrutin limitent l’expression des opinions et, ce faisant, les mesurent mal. Le jugement majoritaire résout ces difficultés. Et, s’il est une idée de notre temps, c’est d’abord parce qu’il rénove les modalités de l’expression démocratique. Plus de vote utile, puisque l’électeur doit porter un jugement sur tous les candidats, et qu’il peut tous les juger positivement. Plus de vote  blanc ou de vote « par défaut », puisque l’électeur est libre de juger négativement tous les candidats. La procédure élective qui mène au choix collectif est bouleversée, et présente la vertu d’impliquer un « langage » commun. Ce sont les mentions, avec lesquelles l’électeur évalue, juge, pressent un candidat. Elles doivent lui permettre de traduire une opinion que l’on sait complexe et hétérogène, rationnelle et affective. En votant selon le jugement majoritaire, on peut tout à la fois choisir, comparer, évaluer. Voter pour, ou voter contre. On exprime alors une préférence complète, qui peut être à la fois jugement, désir et choix souverain. Le langage commun des mentions a ceci de puissant qu’il permet aux opinions individuelles d’entrer en cohérence et en dialogue, là où le suffrage numérique, porté forcément sur un choix, ne traduit rien et ne parle pas. Le jugement majoritaire encadre, sans l’annuler, le chaos de l’élection.

La démocratie n’est pas si périmée qu’on le croit, et la demande de participation ne faiblit pas, au contraire. La force du jugement majoritaire est d’être, à l’heure actuelle, au point de rencontre entre l’intuition citoyenne, la fonctionnalité démocratique et la demande politique.


[1] Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, 2014.

[2] Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, 1785.

[3 ]Mémoire sur les élections au scrutin. Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1781.

[4] Social Choice and Individual Values,John Wiley & Sons, 1951.

[5] Majority Judgment: Measuring, Ranking, and Electing, MIT Press, Cambridge, 2011.

[6] « Réponse à : L’étrange Jugement Majoritaire » dans Revue économique, 2018.

[7] Lors d’une élection ou les électeurs classent chacun les candidats selon leur ordre de préférence, il se peut que les résultats s’avèrent totalement incohérent, et qu’il n’y ait pas de gagnant.

[8] Les résultats d’une élection peuvent être modifiés par l’introduction ou le retrait d’une candidature, et ce même si le candidat concerné n’a aucune chance de gagner.

Chloé Ridel

Haut-fonctionnaire, Co-fondatrice du collectif « Mieux Voter »

Rayonnages

PolitiqueÉlections

Devenir Judy Chicago

Par

Judy Chicago tente de donner une forme au fait d'être femme à travers une œuvre qui exprime la sexualité féminine et la remise en cause de la domination masculine. La Villa Arson expose à Nice ses créations de... lire plus

Notes

[1] Olivier Christin, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Seuil, 2014.

[2] Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, 1785.

[3 ]Mémoire sur les élections au scrutin. Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1781.

[4] Social Choice and Individual Values,John Wiley & Sons, 1951.

[5] Majority Judgment: Measuring, Ranking, and Electing, MIT Press, Cambridge, 2011.

[6] « Réponse à : L’étrange Jugement Majoritaire » dans Revue économique, 2018.

[7] Lors d’une élection ou les électeurs classent chacun les candidats selon leur ordre de préférence, il se peut que les résultats s’avèrent totalement incohérent, et qu’il n’y ait pas de gagnant.

[8] Les résultats d’une élection peuvent être modifiés par l’introduction ou le retrait d’une candidature, et ce même si le candidat concerné n’a aucune chance de gagner.