Rediffusion

Tous urbains !

Géographe

Après le lancement, en février, du mouvement des « Territoires en colère » qui entendait dénoncer l’abandon de la « France périphérique », c’est la Conférence nationale des territoires qui a été boycottée le 12 juillet dernier. Mais quelle est réellement la situation de l’espace français ? Pour mieux appréhender ces débats, il s’agit de comprendre que la géographie nationale n’a rien à voir ni avec l’image d’Épinal d’antan ni avec son avatar catastrophiste d’aujourd’hui. Rediffusion d’été.

Il faut admettre le talent de storyteller de Christophe Guilluy qui, depuis son livre Fracture françaises en 2010, a su imposer un nouveau récit mélancolique à la mode, jusqu’à devenir la nouvelle coqueluche des élus de droite comme de gauche. Si les ouvrages de Christophe Guilluy apportent peu à la connaissance, tant ils déforment à longueur de pages les réalités spatiales qu’on peut observer à l’envi, en revanche ils apparaissent comme des symptômes d’une cristallisation efficace d’un imaginaire qui a triomphé sur l’objectivation des réalités par les sciences sociales.

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Il a rencontré un large écho parce que ses sombres descriptions d’une fracture territoriale due à la croissance urbaine contemporaine ont fixé la douleur de la disparition d’une trame géographique bien aimée. La mélancolie est ici celle de la France d’antan, celle des campagnes, des villages, des bourgs, des petites villes, celle qui résiste au cosmopolitisme mondialisé dans ses communes dites « rurales » qu’on magnifie comme des conservatoires menacés d’une singularité nationale. Celle des élus locaux aussi, ces élus de terroir qui proclament qu’ils sont toujours bien aimés des Français dont ils seraient « naturellement » proches, car enracinés et non point éloignés du « terrain » comme les élites métropolitaines. Samedi 2 février 2018, au Sénat (lieu emblématique s’il en fut pour les tenants de cet imaginaire) 80 élus de gauche réunis à l’initiative du socialiste François Kalfon, directeur de la campagne d’Arnaud Montebourg pour la primaire de 2017, ont voulu manifester sous la bannière « Les territoires en colère ». Ils dénoncèrent un exécutif « technocratique » et plus attaché aux grandes métropoles qu’à la « France périphérique », reprenant au passage le titre d’un best seller de notre consultant géographe. CQFD.

Or les faits sont têtus et il se trouve que la géographie nationale n’a rien à voir ni avec l’image d’Épinal d’antan ni avec son avatar catastrophiste d’aujourd’hui. Et ce parce que l’on peut affirmer que le territoire français est totalement inséré dans le processus d’urbanisation du monde qui l’a puissamment modifié. En la matière, l’INSEE livre depuis longtemps des analyses très détaillées des « aires urbaines » et le Commissariat général à l’égalité des territoires met, quant à lui, en ligne un observatoire des territoires qui s’appuie sur ces données et offre la possibilité d’appréhender à quel point l’espace français a muté en un demi-siècle.

Ces ensembles urbains constituent sans doute plus des nébuleuses que des aires, mais qu’on les appelle comme on voudra, il existe des configurations spatiales complexes qui expriment la puissance de l’urbanisation et des nouvelles relations qu’elle installe. La géographie d’antan en est bouleversée, à toutes les échelles en même temps. La France connaît donc une « urbanisation en profondeur » – qui est trop peu souvent mise en avant dans ce pays dont la culture territoriale classique magnifie la campagne et exprime un scepticisme récurrent par rapport aux villes, qui se transforme même parfois en « urbanophobie ».

Rien n’échappe à l’urbain

Cette expression renvoie à deux phénomènes. Tout d’abord, rien n’échappe à l’urbain : le mouvement d’urbanisation est si accompli qu’on pourrait estimer que le territoire rural n’existe plus à l’heure actuelle en tant que modalité spécifique d’organisation et de fonctionnement d’une société. Bien sûr, le rural et la ruralité sont toujours présents, mais comme des catégories de discours – politique, patrimonial, culturel. Le renouveau du rural, et les néoruraux qui en sont les acteurs, constituent des manifestations de l’évolution du déploiement des logiques urbaines dans de nouvelles configurations de société. Les espaces jadis ruraux, en déshérence, s’urbanisent avec l’introduction des formes spatiales, des pratiques, des valeurs et des références qui procèdent de l’urbanisation mais contribuent aussi à enrichir et complexifier celle-ci.

De même que les valeurs et références sociales et culturelles sont désormais étalonnées par le fait urbain, la vitalité économique du pays est directement dépendante du fonctionnement des organisations urbaines. C’est le second phénomène remarquable : les différentes aires urbaines tirent l’économie française vers le haut. Elles ne sont pas prédatrices, comme on l’entend encore trop souvent. On recense, hors outre-mer, 47 aires urbaines de plus de 200 000 habitants (Paris inclus), la plupart en développement significatif (3 seulement ont décru – modérément – depuis 2009 : Douai-Lens, Le Havre et Dunkerque), qui rassemblent aujourd‘hui plus 37 millions d’habitants, soit plus de 50% de la population et presque 70% des emplois, 80% des emplois dits de « fonctions métropolitaines » et 85% des emplois dits de « cadres des fonctions métropolitaines » (ou quaternaires). On notera qu’il s’agit aussi des pôles universitaires et culturels majeurs. C’est dire leur importance dans les dynamiques de l’espace français contemporain et la redistribution des richesses.

Les aires constituent à la fois des diffuseurs des formes de vie urbaines et des connecteurs de la France au monde. Ces connecteurs fonctionnent dans les deux sens : ils mondialisent les territoires français, ils insèrent dans les espaces mondiaux des composants des sociétés territoriales françaises. Mais les aires urbaines sont aussi les territoires où se cristallisent les questions sociales : inégalités, logement, mobilité, migrations, durabilité, etc. En effet, les espaces urbains nationaux ne sont pas homogènes mais composites, articulant des périmètres très différents, aux logiques spécifiques. Ils sont à la fois sous-tendus par des tensions centre-périphérie, mais aussi marqués par d’importantes fragmentations qui procèdent du triomphe des zonages (fonctionnels et sociaux), qui a abouti, notamment, à produire des espaces résidentiels très ségrégués. N’oublions pas aussi que l’urbain est sensible aux effets de taille. Si toutes les aires urbaines participent du même mouvement d’urbanisation, seules les plus importantes précipitent l’ensemble des principes de ce que l’on peut nommer la métropolisation. Quatre dynamiques géographiques principales ont contribué à façonner les espaces français depuis les années 1960-70 : la mégapolisation parisienne, la métropolisation régionale, la périurbanisation et enfin l’évolution contrastée des espaces de plus faible densité.

La mégapolisation parisienne

Paris n’est pas une métropole européenne mais une mégapole globale, avec ce que cela comporte de conséquences comme le brain drain (attractivité parisienne pour les personnes les plus qualifiées), la mondialisation de tous les fonctionnements urbains, la production très importante de valeur ajoutée, l’accueil de gros investissements étrangers, le développement d’une économie tertiaire très qualifiée, la massification du tourisme, la concentration de populations pauvres qui viennent rechercher les ressources d’un marché de l’emploi dynamique, la cosmopolitisation intense du peuplement, etc. Tout cela produit des effets en termes de différenciation intra-urbaine et d’inégalités spatiales criantes, comme celles, par exemples, liées à l’augmentation forte et continue du prix de l’immobilier depuis 25 ans. Les évolutions sont très rapides et spectaculaires : en quelques années, il est possible de voir évoluer un quartier, et même de le faire changer intentionnellement comme c’est le cas par exemple des phénomènes de gentrification observés dans certains périmètres comme le 11e arrondissement.

La métropolisation régionale

Cette métropolisation nouvelle s’est caractérisée par l’apparition de 15 à 20 centres – les métropoles reconnues comme telles et quelques autres. On peut observer désormais une géographie régionale très différente de celle organisée par les anciennes villes de « province », avec une complexification des organisations spatiales concernées par cette métropolisation. La politique de décentralisation a renforcé une évolution en cours depuis les années 1970. Elle a ouvert le champ des possibles, en permettant que le développement urbain et urbanistique ne procède plus seulement de l’État mais devienne un enjeu local et un vecteur de légitimité politique. On installe ainsi, à la suite de la centralisation des Trente Glorieuses, un nouveau champ d’intervention et de performance pour les politiques municipales et intercommunales. Concomitamment, ces politiques sont rendues réalisables grâce à des outils nouveaux : procédures d’appels d’offres, projets urbains, création d’entreprises délégataires de secteurs publics ; des métiers apparaissent, des financements sont proposés pour rendre solvables ces actions.

La périurbanisation

La périurbanisation est un changement fondamental, enclenché dans les années 1960, transversal à toutes les situations territoriales observables : elle concerne Paris, les métropoles régionales mais aussi toutes les unités urbaines. Même les petites communes de moins de 2 000 habitants se péri-urbanisent : en France, cette périurbanisation prend la forme très spécifique d’un espace pavillonnaire desserré, ce qui ne se retrouve pas partout en Europe, qui accueille un grand nombre d’habitants qui le choisissent et ne s’y trouvent pas le plus souvent relégués et marginalisés.

Les espaces de faible densité

Les espaces souvent qualifiés de « ruraux » par les acteurs publics sont plutôt des espaces urbains, car inscrits dans le processus de différenciation lié à l’urbanisation intégrale de la société française, mais à faible densité. Certains connaissent un véritable regain démographique lié à leur bonne et efficace insertion, fût-ce à distance, dans des systèmes métropolisés : on trouve dans ce groupe les communes dites « rurales sous influence urbaine », connectées aux logiques périurbaines, notamment dans le cas de la présence d’un « nœud » routier, ferroviaire ou commercial. Un deuxième type d’espaces à faible densité, qualifié de « rural isolé », correspond à ce que j’appelle l’« hypo-urbain », à faible densité de population et avec plus faible entraînement de l’urbanisation – en raison de l’éloignement ou/et de la faiblesse relative de la ville principale la plus proche.

La plupart des espaces ruraux, mêmes hypo-urbains, sont connectés à deux dynamiques : une première liée à l’arrivée des retraités et à la présence des résidences secondaires, et une autre touristique. En France, très peu de communes ne sont pas, d’une manière ou d’une autre, concernées par la rente touristique. Ce qui nuance la notion d’isolement : le tourisme suppose un minimum de connexion au réseau urbain. Il existe cependant des communes, souvent peu peuplées et avec peu d’équipements qui restent de facto assez à l’écart.

Enfin, certains espaces pourraient être qualifiés de « non-urbains », qui ne sont pas des espaces agricoles (ceux-ci ne peuvent pas subsister sans relations à l’urbain), mais plutôt des campagnes en friche, comme on en trouve en Lozère par exemple, soumises à un phénomène de reprise forestière. Jadis très occupés, ils ne sont plus exploités, et alors que, par exemple, des chemins entretenus assuraient autrefois un accès direct aux ruisseaux des vallées pour abreuver des bêtes, certains fonds de vallée sont désormais inaccessibles en raison du développement d’une végétation qui paraît même manifester un processus de ré-ensauvagement.

L’urbanisation n’a donc pas uniformisé la géographie, mais l’a différenciée et complexifiée pour former des configurations composites qui résistent aux simplifications abusives du type de celles proposées par Christophe Guilluy et récupérées politiquement par des élus de droite comme de gauche. Ainsi, il n’existe pas de partage net entre une France nantie et choyée des villes et des zones périurbaines et rurales à l’écart, mais une « fractalité » de répartition des inégalités sociales : chaque territoire comporte des contrastes sociaux très accusés entre périmètres dotés et périmètres démunis. On va donc y trouver une répartition subtile de la richesse et des pauvretés, de la connexion et de l’enclavement, de la mixité et de la ségrégation. Du coup l’exigence de justice spatiale doit se décliner partout et à toutes les échelles, à partir d’une question fondamentale : que souhaitons-nous, concitoyens français, construire comme territoire(s) commun(s) ?

Cet article a été publié pour la première fois le 7 février 2018 sur AOC. 


Michel Lussault

Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon