Une banque pour sauver la démocratie ?
Alors que s’est ouvert en juillet à l’Assemblée nationale le débat sur la révision constitutionnelle, de nombreuses questions restent à trancher, de la limitation du cumul des mandats à la réduction du nombre de parlementaires en passant par l’introduction d’une dose de proportionnelle, pour ne citer que quelques-uns des principaux enjeux de cette réforme. Or, si certain de ces enjeux sont très fortement médiatisés, d’autres aspects semblent passer à l’arrière-plan, relégués à une position de sujets techniques, alors même qu’ils sont cruciaux pour le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques.
Parmi ces sujets dits « techniques » passés à la trappe de l’attention médiatique, et dans ce cas précis passés également à la trappe du débat parlementaire, on trouve la création d’une « banque de la démocratie ». Cette idée avait été portée au début du quinquennat d’Emmanuel Macron par François Bayrou, alors ministre de la Justice, puis « repoussée » lorsque ce dernier avait du démissionner. De quoi s’agissait-il ? De la mise en place d’une structure bancaire publique permettant aux candidats et aux partis de s’affranchir des financements des banques privées. Un détail me direz-vous ? Loin s’en faut, car qui dit absence de financement, dit impossibilité pour un candidat de se présenter à une élection. Autrement dit, l’accès à un financement joue comme une sorte de nouveau cens empêchant ceux qui n’obtiennent pas le graal de participer au jeu électoral.
Cela tient pour partie aux règles encadrant le financement public des campagnes électorales en France. Prenons l’exemple des élections législatives. Un candidat peut dépenser au cours de sa campagne un montant maximum de 38 000 euros, auquel il faut ajouter 0,15 euro par habitant de la circonscription dans laquelle il se présente (ainsi le montant des dépenses autorisées augmente avec la taille de la circonscription : 53 000 euros si la circonscription compte 100 000 habitants, 68 000 euros si elle en compte 200 000, etc.). Cet argent peut être utilisé pour l’organisation de réunions publiques, l’impression d’affiches ou de tracts, la communication du candidat ou encore le financement de ses déplacements. Certes, ces dépenses donnent lieu – pour les candidats ayant obtenu au moins 5% des suffrages exprimés – a un remboursement de la part de l’Etat. Mais ce remboursement, qui ne s’applique qu’à l’apport personnel du candidat et dont le montant ne peut excéder 47,5% du plafond des dépenses électorales, n’a lieu qu’après coup, c’est-à-dire bien après que les dépenses ont été engagées, les résultats proclamés et les comptes de campagne validés par la commission en charge de leur contrôle. Autrement dit, les candidats se voient dans l’obligation d’ « avancer » au cours de leur campagne plusieurs milliers voire plusieurs dizaines de milliers d’euros, un frein très clair pour de nombreux citoyens pourtant prêts à sauter le pas, et ce d’autant plus que les banques se montrent souvent frileuses au moment de prêter à des inconnus dont rien ne garantit qu’ils obtiendront plus de 5% des suffrages exprimés et seront remboursés par l’Etat.
Si l’on considère l’origine sociale des candidats, on s’aperçoit qu’en moyenne ils ne sont absolument pas représentatifs des citoyens français.
Bien sûr, rien n’oblige un candidat à débourser de sa poche un montant équivalent à 47,5% du plafond de dépenses. N’est-il pas possible de se présenter à une élection sans ne rien dépenser ? Pour commencer, non. Cela n’est pas possible. Car si l’Etat – et encore à nouveau uniquement pour les candidats ayant obtenu au moins 5% des suffrages exprimés –, prend à sa charge le coût du papier, de l’impression des bulletins de vote, des affiches et des circulaires, ainsi que les frais d’apposition des affiches – ce que l’on appelle en jargon électoral les dépenses de propagande – ces dépenses ne sont remboursées qu’ex post. Autrement dit, c’est au candidat d’avancer le prix du papier, de l’impression et de la colle. Et quant aux candidats collés par les électeurs, la peine est double, puis qu’à la déconvenue de la retenue il leur faut ajouter celle de l’addition salée.
Mais quand bien même cela ne serait pas le cas et que les candidats puissent faire campagne sans n’avoir rien à avancer, à quoi bon ? A quoi bon se présenter à une élection sans se donner les moyens (financiers) de pouvoir l’emporter ? Car si l’on a mis en place un système de remboursement public des dépenses électorales, et si dans les faits les candidats qui se présentent aux élections engagent des dépenses au cours de leur campagne, c’est qu’en moyenne, et toutes choses égales par ailleurs, plus un candidat dépense au cours d’une élection, plus il obtient de voix par rapport à ses concurrents plus économes. C’est ce que nous avons montré avec Yasmine Bekkouche en étudiant l’ensemble des élections municipales et législatives en France depuis 1993. Et c’est ce dont le lecteur intéressé pourra se rendre compte en se rendant sur le site internet de mon livre, Le prix de la démocratie (à paraître le 29 août chez Fayard), où il trouvera les dépenses engagées et les résultats obtenus par l’ensemble des candidats à ces élections.
En France, il n’y a tout simplement plus aucun ouvrier parmi les députés. Zéro.
Ainsi certes, comme il est possible sur le papier à un candidat de dépenser plusieurs milliers d’euros pour une campagne électorale sans avoir recours à l’emprunt – mais certainement pas à un candidat « normal », dont les revenus et le patrimoine seraient ceux d’un Français moyen –, il est possible à un citoyen de candidater sans faire campagne. Il est possible ; sur le papier. Mais comme les candidatures de témoignage n’ont que peu d’utilité dans le système électoral français, caractérisé par un scrutin majoritaire uninominal pour les élections législatives, cela ne se produit que très peu. Avec une conséquence très visible et sur laquelle, pourtant, on a trop tendance à fermer les yeux : si l’on considère l’origine sociale des candidats, on s’aperçoit qu’en moyenne ils ne sont absolument pas représentatifs des citoyens français. Ce sont les citoyens les plus favorisés – et donc les plus à même de financer leur campagne – qui font le plus souvent acte de candidature. Un ouvrier payé au salaire minimum, lui, n’aura que peu de chance de se présenter ; car quand bien même il le souhaiterait, la difficulté d’accès aux financements jouerait comme un frein puissant.
Et que dire de nos élus ! Aux Etats-Unis, le politologue Nicholas Carnes a montré que les employés et ouvriers, qui constituent pourtant 54% de la population active, n’ont jamais représenté plus de 2% des membres du Congrès depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Au Royaume-Uni aujourd’hui, moins de 5% des députés ont occupé un poste d’employé ou d’ouvrier avant d’entrer au Parlement. Et en France, il n’y a tout simplement plus aucun ouvrier parmi les députés. Zéro, cela n’est vraiment pas beaucoup, même à considérer que le mot représentation dans démocratie représentative ne renvoie pas à l’idée d’une ressemblance entre élus et citoyens, mais plutôt à celle de la prise en compte des préférences de la majorité par nos représentants. Qui se satisferait aujourd’hui qu’il n’y ait absolument aucune femme dans l’hémicycle ? Personne, d’autant que, comme de nombreux travaux de recherche l’ont montré, pas plus que les femmes ne votent comme les hommes, les travailleurs précaires ne votent comme les cadres dirigeants. Un exemple, tiré des travaux de Nicholas Carnes : si la part des ouvriers au Congrès américain avait reflété leur part dans la population active, cela aurait réduit le soutien du Congrès aux réductions fiscales de l’administration Bush de 62 à 28%. On voit facilement que, de même que cet énorme cadeau aux plus riches n’aurait pas eu lieu aux Etats-Unis du fait d’une meilleure représentation des classes populaires, une Assemblée plus représentative de la population active en France n’aurait sans doute pas voté la suppression de l’Impôt sur la fortune voulue par Emmanuel Macron.
Il est urgent de repenser le financement public du jeu démocratique, à l’heure où celui-ci est de plus en plus menacé dans de nombreux pays par un déversement illimité d’argent privé.
Ainsi, d’une question a priori technique – pour ou contre la mise en place d’une banque de la démocratie – découle des conséquences extrêmement importantes pour le bon fonctionnement de nos démocraties, car celui-ci dépend de la représentation des préférences des classes moyennes et populaires. Si celles-ci ne se sentent plus représentées – souvent à juste titre – comment s’étonner qu’elles se tournent vers les partis populistes ou choisissent l’abstention ? Mettre en place un système de financement public et de régulation des élections permettant à tous de se présenter et de pouvoir être élu est une condition sine qua non à une sortie par le haut de la crise actuelle à laquelle sont confrontées nos démocraties. Dans Le prix de la démocratie, je propose la création de Bons pour l’Egalité Démocratique (BED), un système de financement public des mouvements politiques égalitaire, transparent et adapté au XXIe siècle. L’objectif est de remplacer à la fois le financement public actuel des partis politiques et les scandaleuses réductions d’impôts ouvertes aux dons privés aux partis et aux campagnes, qui permettent à une petite minorité de bénéficier de plusieurs milliers d’euros d’argent public pour subventionner leurs préférences politiques, alors que le tout-venant n’a droit qu’à quelques euros de financement public. La discussion sur les réformes les plus adaptées à mettre en œuvre est ouverte ! Ce qui est sûr, c’est qu’il est urgent de repenser le financement public du jeu démocratique, à l’heure où celui-ci est de plus en plus menacé dans de nombreux pays par un déversement illimité d’argent privé.
Bien sûr, cela ne sera pas suffisant. Le déficit de représentation dont souffre aujourd’hui une majorité de citoyens est trop grave et trop profond. Il faut aller plus loin qu’une seule réforme des financements. Tirons profit de la révision constitutionnelle qui s’annonce pour avoir un véritable débat de fond sur ces questions ! En particulier, plutôt que de discuter de la réduction du nombre de parlementaires – un débat mal posé et mal pensé – ou de l’introduction à la marge d’une dose de proportionnelle, repensons en profondeur les modalités de l’élection des parlementaires. Je défends pour ma part l’idée d’une « Assemblée mixte » : pour deux tiers des candidats, les règles électorales resteraient inchangées ; mais pour le dernier tiers, le scrutin deviendrait une représentation proportionnelle à scrutin de liste nationale avec – et c’est ce qui est clef – des listes paritaires d’un point de vue socioprofessionnel. Autrement dit, chaque liste devra compter au minimum une moitié de candidats exerçant au moment de l’élection la profession d’employé, d’ouvrier, ou de travailleurs précaires. Afin que demain les classes populaires soient nettement plus présentes qu’elles ne le sont aujourd’hui sur les bancs de l’Assemblée. Discutons enfin d’une véritable réforme sociale et démocratique de la Constitution !