Macron et les pauvres : une version néo-libérale du solidarisme
Tout a été minutieusement orchestré. Le slogan affiché en toile de fond « faire plus pour ceux qui ont moins » donne le ton de la présentation du Plan pauvreté, le jeudi 13 septembre, dans une salle bondée du musée de l’Homme. L’assemblée composée de ministres, d’élus, de représentants de l’État, de collectivités territoriales et d’associations de toutes les régions de France, a commencé par écouter, en présence du président de la République, des témoignages émouvants de personnes ayant connu la pauvreté et d’acteurs engagés auprès d’elles. Emmanuel Macron a expliqué ensuite la philosophie et les mesures phares de ce plan, préparé depuis plusieurs moins par le gouvernement en concertation avec de nombreuses associations de lutte contre la pauvreté. Aucun président de la République avant lui ne s’était engagé directement pour lancer une action de ce type, tâche dévolue ordinairement au ministre de la Solidarité.
Après le mépris de classe dont il avait fait preuve en usant de façon intempestive d’expressions stigmatisantes pour qualifier les pauvres ou les chômeurs – on se souvient des « fainéants », des « gens qui ne sont rien », des « illettrées » – et les propos sur le « pognon de dingue » que représentent les aides sociales, sa légitimité pour prononcer un discours humaniste sur la pauvreté pouvait paraître assez mince. Après les mesures en faveur des riches prises par son gouvernement au début du quinquennat (suppression de l’ISF…), les mesures impopulaires en défaveur des ménages modestes (baisse des APL, augmentation de la CSG), après l’abandon du Plan banlieue, après la réforme du code du travail remettant en question au moins partiellement des protections durement acquises par les travailleurs, son intervention pouvait sembler même incongrue.
Et pourtant, ce matin-là, ce même président a su prononcer solennellement ce que l’on peut appeler un beau discours, sans fausse note, en réunissant tous les symboles de la République sociale, du solidarisme et de l’humanisme. Sans complexe, il a tout à la fois appelé à une mobilisation de toutes les forces vives de la nation pour éradiquer la pauvreté, souligné l’engagement fort de l’État et encouragé la recherche de solutions adaptées pour permettre à chacun de bénéficier d’un accompagnement personnalisé. Il a surtout fait preuve d’une sensibilité à l’égard des souffrances des plus pauvres, en donnant le sentiment d’avoir compris les mécanismes complexes et très fins de la reproduction de la pauvreté. Et, chose un peu inattendue, il semblait habiter son discours. Lui que rien ne prédispose à une sensibilité sociale – tout au contraire – il réussit, tel un magicien de la parole et de la mise en scène, à susciter un élan de solidarité dans la salle. Enthousiasme, applaudissements et même standing ovation… Mais tout cela est-ce du vent, ou de la poudre de perlimpinpin pour reprendre une de ses expressions ?
Macron veut construire l’État-providence du XXIe siècle sur des bases nouvelles.
En réalité, ce discours n’est pas une façade ou une illusion comme certains ont voulu le croire. Il prend toute sa place dans la stratégie du président : asseoir la solidarité sur un socle de droits en s’inspirant de la doctrine du solidarisme, mais en adaptant cette dernière à l’idéologie néo-libérale à laquelle il n’a jamais cessé d’adhérer. Si, après sa chute de popularité, il lui était nécessaire de donner des gages à l’électorat de gauche, il ne s’agissait pas pour autant de changer de cap ou de souscrire à un quelconque virage social. On pourrait même dire que le plan pauvreté renforce l’ancrage néo-libéral de sa politique, en lui assurant les conditions idéales de sa diffusion et de sa légitimité dans le corps social. Macron veut construire l’État-providence du XXIe siècle sur des bases nouvelles. Décryptons donc ce discours pour y voir les transformations à l’œuvre.
Si l’on se réfère à la doctrine du solidarisme telle qu’elle a été élaborée à la fin du XIXe siècle sous l’influence de Léon Bourgeois, laquelle soulignait le contrat social implicite entre les générations, on ne peut admettre que des enfants puissent naître dans la misère en étant privés de toute possibilité d’améliorer leur situation et de pouvoir prendre ensuite toute leur part dans la marche en avant de l’humanité. Il revient donc à toutes et à tous, d’inverser ce processus au nom de l’interdépendance entre les êtres humains. Éradiquer la pauvreté en s’y attaquant dès l’enfance par des politiques préventives, telle est bien l’orientation essentielle du Plan pauvreté présenté par notre président et, en cela, il rejoint bien une aspiration solidariste. Il reprend ainsi le combat que mène le Mouvement ATD Quart Monde depuis sa fondation.
Cette politique s’inspire par ailleurs de ce qui se pratique dans les pays nordiques et que l’on qualifie habituellement d’investissement social. On pourrait dire également que la philosophie de ce plan admet sans réserve que la nation tout entière a une dette à l’égard des pauvres et qu’elle doit faire plus pour celles et ceux qui ont moins, cumulent les inégalités et sont privés d’avenir, tout particulièrement les jeunes. Enfin, l’autre point fort de ce plan est de prétendre pouvoir offrir un accompagnement social à toutes les personnes en difficulté d’insertion. Le projet de créer un grand service national d’insertion redonne une ambition collective en puisant dans ce qui a fait à la fois l’originalité et l’ambition du RMI, voté le 1er décembre 1988.
Dans cette conception, ce n’est pas le groupe professionnel qui intègre et qui protège, c’est l’individu lui-même qui doit s’intégrer dans un monde flexible, seul face à son destin.
Mais, cette filiation solidariste s’arrête là. Car les choix idéologiques d’Emmanuel Macron confortent une vision individualiste du social. Dans ce plan pauvreté, les collectifs n’existent pas, l’action ne passe pas par l’attachement à un groupe qui pourra défendre les individus et les protéger face aux aléas de la vie. D’ailleurs, le président a horreur de ce qu’il appelle la société des statuts, même lorsqu’ils sont issus des luttes sociales, car ils pénalisent selon lui l’économie et sont responsables du chômage. Ces statuts protecteurs de l’emploi représentent pour lui l’ancien monde, la France des Trente Glorieuses et de la société salariale, qu’il faut oublier. Or, pour réaliser le projet solidariste du XXe siècle, la France s’est toujours appuyée sur les groupes professionnels, sur les conventions collectives.
Notre modèle social est en effet la conjonction de la doctrine du solidarisme et la solidarité organique telle que la concevait Émile Durkheim dans sa thèse sur la division du travail. Une solidarité fondée sur la complémentarité entre les individus au sein de leur groupe professionnel, mais aussi sur la complémentarité entre les groupes professionnels engagés collectivement dans un « tout social ».
Le Plan pauvreté insiste sur le retour à l’emploi qui seul doit permettre la sortie de la pauvreté et de la dépendance à l’égard de la société. Pour notre président, il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Mais de quel emploi s’agit-il ? L’emploi salarié stable ? Pas forcément car, selon lui, nous devons accepter la flexibilité et nous y préparer. Les carrières seront de plus en plus fragmentées. Les travailleurs seront de plus en plus nombreux à ne pas exercer le même emploi toute leur vie, ils devront s’habituer à connaître des séquences différentes dans leur trajectoire où ils alterneront activité, chômage, formation et « précariat ». Dans cette conception, ce n’est pas le groupe professionnel qui intègre et qui protège, c’est l’individu lui-même qui doit s’intégrer dans un monde flexible, seul face à son destin, c’est l’individu qui est responsable et qu’il faut responsabiliser davantage.
Mais cet argument de la sanction n’est-il pas contraire à l’argument solidariste et humaniste auquel se réfère le président ?
Le Plan pauvreté passe sous silence cette réalité de la précarité croissante de l’emploi et du travail. Mais, il est tout de même très significatif que l’autre grande mesure annoncée, le « revenu universel d’activité » – qui n’est dit universel que parce qu’il entend regrouper plusieurs minima sociaux et aides sociales – consacre en réalité non pas la société du plein emploi, mais la société de la pleine activité. Comprenons qu’il s’agit ici tout à fois des emplois désirables et de ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire les emplois pénibles et aliénants, les petits-boulots mal payés, auxquels il faut ajouter les stages de formation et de requalification pour tenter d’y échapper. Chacun est appelé à trouver sa voie dans cette jungle avec la garantie d’un accompagnement social pour celles et ceux qui y sont les moins préparés.
Mais comment encourager des individus au chômage parfois depuis plusieurs années et, par conséquent, très découragés, à accepter des emplois difficiles et dégradants qui n’offrent pas de garantie de sortie de la pauvreté ? Le président a pensé à tout : la sanction. Nul en effet ne pourra refuser de s’engager dans un contrat visant son insertion professionnelle. S’agit-il d’une menace réelle ? Chacun sait qu’il est très difficile de l’appliquer sérieusement. N’oublions pas qu’à l’époque du RMI, seul un allocataire sur deux se voyait proposer un contrat d’insertion en dépit d’une forte mobilisation de recherche de solutions d’insertion.
On comprend que la menace de sanction est l’élément qui saura séduire les forces de droite qui ne cessent de dénoncer l’assistanat. Mais cet argument de la sanction, qui trouve toute sa place dans une politique néo-libérale de dérégulation du marché, n’est-il pas contraire à l’argument solidariste et humaniste auquel se réfère le président ? Imposer par la menace d’une sanction une insertion professionnelle risque d’être contreproductif puisque un individu contraint n’est jamais vraiment associé aux autres de façon sereine. Ne peut-on pas plutôt encourager la recherche de solutions appropriées en diversifiant les formes de l’insertion, en faisant appel à des actions collectives et innovantes, en reconstituant des groupes fondés sur la complémentarité et l’interdépendance, en tissant des liens sociaux qui libèrent et non des liens qui oppressent et disqualifient ?
Enfin, les pays nordiques qui semblent avoir inspiré le président, notamment en termes d’action préventive auprès des enfants et d’accompagnement social vers l’emploi, devraient aussi l’inspirer par les moyens qu’ils mettent en œuvre pour arriver à de bons résultats.
C’est en étant attachés à des groupes et non pas seuls que les individus deviennent des associés solidaires, qu’ils prennent conscience de leur utilité sociale et s’engagent pleinement au service de la collectivité.
Premièrement, en insistant sur les mécanismes qui assurent l’attachement des individus à des collectifs. Pour prévenir la pauvreté des enfants, il faut penser bien entendu aux actions directes qui peuvent être menées auprès d’eux, mais il faut penser aussi à leurs parents en les associant aux programmes de socialisation de leurs enfants et en leur assurant des moyens et des lieux adaptés pour partager ensemble leurs expériences vécues et renforcer ainsi les liens qui les attachent à la communauté plus large, celle du travail et celle qui représente la vie de la Cité.
Les pays nordiques ont par ailleurs toujours pensé le social en se référant à des collectifs de travail puissants et organisés, pleinement engagés dans la recherche de solutions pour limiter le travail précaire, en l’encadrant de façon très stricte afin d’empêcher que les mêmes personnes s’y maintiennent de façon pérenne, mais aussi pour lutter contre les emplois indécents.
Enfin, force est de constater que si l’accompagnement social donne de bons résultats dans ces pays, c’est parce qu’ils lui consacrent des moyens humains et financiers bien plus importants que chez nous. Si le RMI a été une expérience innovante dans ce domaine, il a échoppé précisément sur le manque de moyens. Les travailleurs sociaux ont été très vite débordés et se sont plaints d’être contraints de faire des contrats d’insertion à la chaîne en se limitant très souvent par la force des choses à un simple suivi administratif. Promouvoir l’insertion, ce n’est précisément pas que de la gestion de dossiers individuels, c’est tisser avec les individus des liens sociaux qui engagent la collectivité dans son ensemble.
Pour se rapprocher de la doctrine du solidarisme, telle qu’elle a été à l’origine de notre modèle social, il faut bien entendu mener des actions préventives et concertées en rappelant le rôle de l’État, mais il faut aussi ne pas oublier que c’est en étant attachés à des groupes, et non pas seuls, que les individus deviennent des associés solidaires, qu’ils prennent conscience de leur utilité sociale et s’engagent pleinement au service de la collectivité. Presser l’individu à devenir responsable de lui-même, flexible et pleinement autonome, c’est oublier qu’il est avant tout un être social, qu’il a besoin des autres, et donc du collectif, pour se sentir protégé et reconnu.
À défaut, le solidarisme ne sera au XXIe siècle que la caution d’un néo-libéralisme sans limite, c’est-à-dire une version amoindrie de l’ambition qu’il a portée au XXe siècle. C’est la raison pour laquelle, tout en reconnaissant les points positifs du Plan pauvreté porté le président, il ne faut pas être dupe des orientations qu’il engage et tenter de corriger, tant qu’il est encore temps, dans les arbitrages à venir, les lacunes et les insuffisances notamment en termes de moyens humains et financiers, mais aussi, sur certains aspects au moins, en termes de philosophie d’action.