Politique

Crise du macronisme et épuisement de la Cinquième République

Juriste

Les différents rebondissements de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Affaire Benalla » n’ont fait que rappeler les maux rampants qui rongent la Cinquième République : croyance en la verticalité inébranlable du pouvoir présidentiel, domination de l’exécutif en dépit du principe de séparation des pouvoirs… Des déséquilibres institutionnels qu’aucune réforme ne semble devoir corriger.

Alors que la Cinquième République s’apprête à commémorer en sourdine le soixantième anniversaire de sa naissance, la multiplication des dysfonctionnements dans la pratique macroniste du pouvoir appelle une réforme profonde de nos institutions. Sans rappeler les faits, on peut néanmoins, avec quelque recul à présent, souligner deux éléments qui interrogent le sens et la portée de l’affaire Benalla du point de vue de l’équilibre des institutions.

Premier élément remarquable, l’affaire Benalla a mis au jour l’impossibilité, par quelque organe ou contre-pouvoir que ce soit, d’obtenir du président de la République de devoir rendre des comptes et de répondre aux nombreuses et légitimes questions qui ont suivi le déclenchement des faits. Loin de répondre aux divers appels qui lui étaient lancés pour s’expliquer, le président Macron a en effet choisi, le 24 juillet dernier, de ne s’exprimer que devant les députés de son parti-relai La République en Marche. Alors même qu’il manifestait par là combien la verticalité de sa fonction le rend irresponsable dans le cadre de nos institutions, ne rendant de comptes à personne, il affirmait : « S’ils veulent un responsable, il est devant vous : qu’ils viennent le chercher ! » [1]. Jamais déclaration présidentielle, peut-être, n’avait été aussi contradictoire avec les conditions mêmes dans lesquelles elle était énoncée. Convoqués pour entendre cette bravade, les proches et les fidèles, loin de s’en offusquer, applaudirent avec satisfaction.

L’affaire Benalla et le retour de la « Constitution du mépris »

Rien n’indiquait pourtant a priori que le président de la République, confronté aux premiers développements d’une « affaire d’État » politiquement si désastreuse, ne pouvait rendre de comptes que devant ses fidèles et encore, à huis clos. Comme le rappelait alors Dominique Rousseau, l’article 67 de la Constitution, qui prévoit que « le président n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité » et interdit par conséquent qu’il soit « requis de témoigner devant aucune juridiction ou autorité administrative », n’exclut en aucun cas qu’il puisse paraître et s’expliquer devant une commission d’enquête parlementaire [2]. Plus simplement encore, le président de la République pouvait, une fois l’affaire Benalla déclenchée et s’inspirant d’une pratique gaullienne par excellence, s’en expliquer directement devant des journalistes.

En excluant l’une comme l’autre de ces deux solutions, Emmanuel Macron manifestait que sa fonction le place à bonne distance de tout contrôle : ni le Parlement, ni la presse ne purent l’entendre, alors qu’ils étaient si nombreux à demander des comptes. Sans qu’il s’agisse d’un fait nouveau ou même inattendu, cette irresponsabilité présidentielle, inscrite dans la logique profonde de nos institutions, est ainsi apparue confortée par la pratique macroniste, verticale du pouvoir.

Plus récemment et plus insidieusement, l’intervention inopinée de la garde des Sceaux a aussi contribué à nous rappeler combien nos institutions sont bancales. Tandis qu’Alexandre Benalla, laissant entendre dans un premier temps qu’il ne répondrait pas à la convocation de la commission d’enquête du Sénat, qualifiait son président Philippe Bas de « petit marquis », affirmait qu’il n’avait « aucun respect » pour les sénateurs et n’hésitait pas à ajouter que cette commission « bafoue les règles fondamentales de la démocratie française [sic] », la Garde des Sceaux se livrait en effet à un exercice périlleux lorsqu’elle se faisait publiquement l’avocate du mis en cause au nom de la séparation des pouvoirs [3].

De fait, non seulement le principe de séparation des pouvoirs ne se heurte pas à ce qu’une commission d’enquête parlementaire entende une personne faisant par ailleurs l’objet d’une information judiciaire – dans la mesure où, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, cette audition et cette information portent sur des faits distincts – mais ce principe est même précisément conçu afin que chaque pouvoir puisse jouer, face aux autres, un rôle de contre-pouvoir. La séparation des pouvoirs signifie donc précisément que le Parlement peut demander des comptes aux gouvernants, dès lors que ces derniers, par leur comportement, ont pu outrepasser le cadre licite de leurs attributions. Dans les termes mêmes de Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

La question de la séparation des pouvoirs avait du reste déjà été posée lorsque la garde des Sceaux était intervenue en renfort du discours du président Macron, au moment où le scandale éclatait. N’hésitant pas à évoquer une « dérive individuelle », anticipant en cela sur le travail des juges et faisant fi de la présomption d’innocence dont bénéficie le principal intéressé, Nicole Belloubet ne pouvait que jeter le doute sur l’objectivité du travail ultérieur des magistrats du parquet de Paris et de la police judiciaire, dont on sait les dépendances organiques vis-à-vis, respectivement, des ministères de la Justice et de l’Intérieur. On se rapportera utilement, sur ce point, à l’analyse de Paul Cassia [4].

Le moment était bien choisi : les soixante ans d’un régime quasi-monarchique

Les déséquilibres dont l’affaire Benalla aura donc constitué, sinon le révélateur, du moins l’une des expressions récentes les plus spectaculaires, se manifestent au moment même où la Constitution de la Cinquième République s’apprête à fêter, dans un silence paradoxal et éloquent, son soixantième anniversaire.

La récente étude de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, qui évoque un « projet rampant de neutralisation par le régime gaulliste naissant », constitue la meilleure analyse du phénomène d’effacement par lequel la monarchie républicaine instituée par le général de Gaulle, s’appuyant au départ sur un coup de force sinon un coup d’État, a rapidement fait oublier ses origines troublées. En dépit de ce « refoulement » sciemment organisé par les premiers gaullistes et par le général lui-même, la Cinquième République demeure profondément marquée par cet épisode fondateur, qui seul rendit possible la forme quasi-monarchique qui persiste aujourd’hui.

De fait, imposée dans un climat de crise parlementaire profonde et plus encore, sous la menace d’un putsch organisé depuis Alger, l’accession au pouvoir du général se fit envers et contre la dignité de l’Assemblée populaire, prise en otage et ne pouvant que consentir à cette humiliation. Dans des termes qui, toutes proportions gardées, ne manquent pas d’évoquer la situation actuelle, Jean-Paul Sartre pouvait alors écrire : « Le rapport du neuf à l’ancien s’est renversé. On a commencé par piétiner nos institutions, rien n’en reste que des miettes ; et puis l’on nous propose cette vieillerie, une charte royale. » [5]

De Gaulle ne fit connaître aucun programme : il fut élu sur son crédit et pour l’autorité qu’il pouvait exercer sur l’armée, dont on craignait, à juste titre, qu’elle ne se décide à renverser un régime accusé d’avoir laissé l’État s’affaiblir par de trop nombreuses concessions. Le Parlement, déjà discrédité, capitula, et le nouveau régime dit de « parlementarisme rationalisé »fut adopté dans des conditions plébiscitaires le 28 septembre 1958. Soixante ans plus tard, tandis que la commémoration de ces origines troublées apparaît impossible, les déséquilibres profonds de la Cinquième République demeurent plus que jamais et l’affaire Benalla nous les met sous les yeux.

Une « réforme constitutionnelle » en trompe-l’œil et mort-née

Il n’apparaît que moins souhaitable, dans ces conditions, que le Gouvernement présente une nouvelle fois le projet de réforme constitutionnelle dont l’affaire Benalla a eu pour effet incident de reporter l’examen.

Outre quelques mesures purement symboliques, à l’instar de l’inscription dans la Constitution d’un « impératif de lutte contre le changement climatique » dont la récente actualité a démontré le caractère très volontiers incantatoire, la réforme constitutionnelle que le Gouvernement avait souhaité conduire n’apporterait en effet aucune réponse aux déséquilibres persistants de nos institutions, qu’il s’agisse de l’irresponsabilité présidentielle, de la faiblesse des Assemblées parlementaires ou de la fragile indépendance du pouvoir judiciaire [6].

Pire, ce projet pourrait les aggraver. La diminution de 30% du nombre de parlementaires, dont le président Macron semble estimer, on ne sait trop d’après quelle intuition ou mesure, quelle est « depuis longtemps souhaitée par nos compatriotes », aurait notamment pour conséquence immédiate d’aggraver la distance entre les citoyens et leurs représentants au Parlement et, ce faisant, d’approfondir encore le « paternalisme benoît » (Jean-Paul Sartre [7]) qui est la logique même de notre Constitution.

Alors que la Cinquième République s’apprête à commémorer en sourdine le soixantième anniversaire de sa naissance, la multiplication des dysfonctionnements dans la pratique macroniste du pouvoir appelle une réforme profonde de nos institutions. À défaut, on se rappellera Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».

 


[1] http://www.leparisien.fr/politique/macron-mobilise-ses-troupes-a-la-maison-de-l-amerique-latine-24-07-2018-7832187.php

[2] Voir https://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2018/07/24/dominique-rousseau-la-commission-d-enquete-parlementaire-peut-demander-a-entendre-le-chef-de-l-etat_5335134_823448.html? On doit aussi à Dominique Bourg un texte dans AOC sur « L’Affaire Benalla » : https://aoc.media/analyse/2018/03/06/reviser-constitution-elus-citoyens/

[3] https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/09/15/nicole-belloubet-le-parlement-ne-peut-pas-empieter-sur-le-domaine-judiciaire_5355370_3232.html?

[4] https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/030918/le-moment-benalla-affaire-d-etat-affaire-d-etat-de-droit

[5] Jean-Paul Sartre, « La Constitution du mépris », recueilli dans Situations V : Colonialisme et néo-colonialisme, Gallimard, 1964.

[6] Pour une analyse détaillée et critique du projet de réforme constitutionnelle présenté par le Gouvernement le 4 avril dernier : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/050418/les-apories-de-la-future-reforme-institutionnelle.

[7] Jean-Paul Sartre, « La Constitution du mépris », cf. supra.

François Expert

Juriste, Membre du Groupe d'études géopolitiques de l'École Normale Supérieure

Notes

[1] http://www.leparisien.fr/politique/macron-mobilise-ses-troupes-a-la-maison-de-l-amerique-latine-24-07-2018-7832187.php

[2] Voir https://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2018/07/24/dominique-rousseau-la-commission-d-enquete-parlementaire-peut-demander-a-entendre-le-chef-de-l-etat_5335134_823448.html? On doit aussi à Dominique Bourg un texte dans AOC sur « L’Affaire Benalla » : https://aoc.media/analyse/2018/03/06/reviser-constitution-elus-citoyens/

[3] https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/09/15/nicole-belloubet-le-parlement-ne-peut-pas-empieter-sur-le-domaine-judiciaire_5355370_3232.html?

[4] https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/030918/le-moment-benalla-affaire-d-etat-affaire-d-etat-de-droit

[5] Jean-Paul Sartre, « La Constitution du mépris », recueilli dans Situations V : Colonialisme et néo-colonialisme, Gallimard, 1964.

[6] Pour une analyse détaillée et critique du projet de réforme constitutionnelle présenté par le Gouvernement le 4 avril dernier : https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/050418/les-apories-de-la-future-reforme-institutionnelle.

[7] Jean-Paul Sartre, « La Constitution du mépris », cf. supra.