Les générations perdues de Rachid Taha ?
Rachid Taha, né à Sig près d’Oran en 1958, est arrivé en France avec sa famille en 1968 à Sainte-Marie-aux-Mines en Alsace, et décédé aux Lilas près de Paris. Il a été enterré dans sa ville natale, où sont retournés vivre ses parents, le 14 septembre 2018. Rachid Taha, après avoir travaillé à l’usine Thermix à Rillieux-la-Pape près de Lyon, sera le chanteur du groupe Carte de Séjour à partir de 1981. C’est le début d’autres pérégrinations, musicales cette fois: les tournées mondiales, les détournements des « tubes » de Trenet, de Dahmane El Harrachi ou les aller retours avec The Clash. Une biographie semée de dates « historiques » (1958, 1968, 1981). Et un parcours complexe qui n’entre pas dans les typologies des chercheurs de l’immigration, y compris celle du sociologue algérien Adelmayek Sayad.
En 1978, Rachid Taha a 20 ans. Difficile de pas écouter The Clash qui chante devant des foules en délire à Victoria Park au festival « Rock against racism ». En 1978, en France, le président de la République a une idée assez claire sur les familles comme celle de Rachid Taha : ne pas renouveler leur titre de séjour. Finalement, l’expulsion massive des Algériens n’aura pas lieu, comme l’a relaté Patrick Weil. Mais c’est une période dure pour les premières et deuxièmes générations : meurtres racistes, violences policières et émeutes, expulsions et grèves de la faim des sans-papiers, chantage au chômage et grèves des travailleurs étrangers, notamment dans l’automobile.
Rachid Taha ne passera pas à côté de l’histoire. Il en sera un acteur, en incarnant au sens fort un moment particulier.
Les initiatives se multiplient dans les « quartiers », les concerts de « Rock Against Police » et les radios associatives, auxquelles Rachid Taha a contribué. Mais la situation est compliquée à gauche, avec Gilbert-Jules, ancien ministre de l’Intérieur de Guy Mollet entre 1956 et 1957 en pleine guerre d’Algérie, comme candidat PS ; et le dirigeant du PCF qui fustige les « immigrés » qui « viennent grossir le flot des chômeurs ». Il valait mieux écouter des rockers anglais que Georges Marchais.
Rachid Taha fait du rock. Cela ne fait aucun doute pour les musiciens ou producteurs anglais qu’il admirait quand il était jeune et qui le lui rendront bien : Mick Jones, Brian Eno, Robert Plant. Et si Rachid Taha fait du « rock n’rai », beaucoup de ses collègues anglais ont fait du ska punk et joué avec des groupes de reggae rock. Il y a, contrairement à la France, une longue histoire outre-Manche d’empathies musicales et d’échanges de pratiques culturelles où un jeune peut s’identifier à ses congénères jamaïcains, unis contre l’ordre établi qui frappe les classes populaires et les anciens colonisés – analysée notamment par Dick Hebdige.
Au début des années 1980, Rachid Taha a des choses à dire et les moyens pour le faire. Des choses à dire de par son propre itinéraire qui l’a confronté à la réalité sociale conflictuelle de l’époque, notamment quand il était ouvrier à Lyon, et les moyens, l’art majeur et le plus plastique de la culture populaire, la musique.
Rachid Taha c’est l’anti Fabrice del Dongo. Il ne passera pas à côté de l’histoire. En réalité, il en sera un acteur, en incarnant au sens fort un moment particulier. Et c’est le propre de la culture populaire. Il suffit d’entendre les trois premières notes de Douce France pour être téléporté de 2018 dans les années 1980.
Il faut sans doute rappeler que ce « tube » sorti en 1986 sera d’abord porté par d’autres acteurs de l’effervescence culturelle du moment. Carte de séjour n’est pas joué sur RTL ou Europe 1 mais sur Nova, radio libre de la « sono mondiale ». Actuel les soutient. Cyril Collard tourne le clip de « Douce France ». Il joue au festival de la Zulu nation avec Africa Bambaataa à Maneval. C’est un moment pour Taha and co. de décloisonnement social et de rencontre des luttes via la musique.
Cette faillite politique de la gauche n’est toujours pas actée.
Mais cette plongée dans les années 1980 se fait « pour le meilleur et pour le pire » comme on dit dans les mariages, qu’on y danse sur du Chaâbi ou non. Pour le meilleur, un moment d’ouverture après 1981 et les 101 propositions du candidat Mitterrand. Pour le pire car les désillusions viendront vite.
La gauche du premier septennat de Mitterrand a trahi la plupart de ses promesses sur les étrangers et donné de faux espoirs aux minorités ethno-raciales et aux enfants des classes populaires. C’est le constat de ceux qui ont participé à la marche des Beurs de 1983 et 1984. Rachid Taha qui a participé à l’un des concerts de la marche n’aura pas de mots assez durs pour qualifier la condescendance de ceux qui iront badger chez Mitterrand alias « Tonton », les entristes de SOS Racisme – et les travaux scientifiques comme ceux de Philippe Juhem ne lui ont pas donné tort. On pourrait y rajouter les leaders du mouvement contre la loi Devaquet de 1986, lors duquel était mort Malek Oussekine, qui sont aujourd’hui sénateur ou député.e.
Cette faillite politique de la gauche n’est toujours pas actée. Laissant seuls en 2018 les premiers concernés, sans débouché politique national – au mieux un effet Larsen dans l’opposition actuelle. Et c’est un ancien chiraquien très eighties, Jacques Toubon, qui doit défendre les droits des migrants, des noirs ou des arabes. La génération Taha est perdue.
D’autant plus que les discriminations dénoncées par Rachid Taha sont toujours prégnantes. En réécoutant ses entretiens, on s’aperçoit qu’on lui parle toujours de « racisme », et il est forcé à chaque fois de reformuler la question. Il ne cherche pas à minimiser les discriminations à l’emploi ou au logement et le racisme ordinaire et quotidien – ce que Patrick Simon et ses co-auteur.e.s appellent le « déni de francité ». Pour lui c’est une donnée. Faire des testings pour savoir que les boîtes de nuit lyonnaises n’acceptent pas les Noirs et les arabes ? Rachid Taha en avait ouvert une à la Croix-Rousse qui s’appelait « Au refoulé ». Rachid Taha a dit à plusieurs reprises ne pas avoir demandé la nationalité française. À quoi bon ? Être français mais toujours être considéré comme « un arabe qui chante en arabe ».
Toujours avec ironie, l’air de dire « on attend quoi ? » pour tirer les leçons des espoirs déçus des années 1980.
Mais à chaque occasion, dans les médias, il insiste sur leurs responsabilités et plus largement sur les représentations de l’immigration et des cultures qu’ils portent. À la télévision en 2005, on lui parle (déjà) de « communautarisme », ce mot qui sert à disqualifier toute une partie de la population comme l’ont démontré dans un récent article d’AOC Julien Talpin et Marwan Mohammed. Rachid Taha esquive la question et esquisse la solution.
Adolescent, scolarisé dans une dans une école de « bonnes sœurs », il avait voulu apprendre l’arabe littéraire et découvert des grands artistes comme Oum Khalsoum. Il ne faisait aucun doute pour lui qu’il devait comprendre la langue et la culture arabes. En réalité, peu de jeunes aujourd’hui les connaissent. En septembre 2018, un rapport remis au Ministre de l’Éducation suggérait de relancer l’apprentissage de l’arabe qui reste très marginal (2 pour 1000 élèves dans le secondaire en 2017). Outre la langue, Rachid Taha évoquait aussi l’histoire et la transmission de la culture. Dans une archive de l’INA de 1987, il évoque une émission sur le flamenco qui n’évoque à aucun moment la présence arabe en Andalousie au Moyen-âge : « on prend une grosse gomme » et on efface tout, et surtout le meilleur.
« Douce France », c’est à première vue un détournement carnavalesque, comme quand les Sex pistols chantent « God save the queen » (1977). Un moment jubilatoire mais on n’est pas dupes. On ne mettra pas le monde sens dessus dessous en une chanson. Il y en aura donc d’autres. Y compris sur un rythme techno rai et un phrasé rap « Voilà, voilà, que ça recommence dans toute la Douce France… ils ont préféré l’oubli ». Voilà, voilà. Toujours avec ironie, l’air de dire « on attend quoi ? » pour tirer les leçons des espoirs déçus des années 1980. Et se mettre au travail… de mémoire.