Economie

Le revenu de base : une nécessaire utopie démocratique

Historien

Fait trop rare : une proposition de loi d’expérimentation sera débattue à l’Assemblée Nationale en début d’année. Elle concerne le revenu de base et s’appuie sur deux années de travaux menés par dix-huit départements. Son adoption serait l’occasion d’enfin passer d’une culture philanthropique à une véritable démocratie et de considérer les individus comme des ayants droit dont l’autonomie doit être garantie.

Une proposition de loi d’expérimentation du revenu de base sera débattue à l’Assemblée nationale à partir du 17 janvier prochain. Profitant d’une niche socialiste, elle a été préparée après plus de deux ans de travaux par 18 départements, [1] emmenés par le président girondin Jean-Luc Gleyze, en lien avec la Fondation Jean-Jaurès.

Le revenu de base est une idée simple, c’est une garantie inconditionnelle de ressources. À rebours des réformes habituelles, conçues par la noblesse d’État et imposées d’en haut par le gouvernement, cette initiative émane des territoires, au plus près des réalités vécues, elle a associé des milliers de citoyens à sa conception, à travers des outils numériques et des réunions publiques, et s’est appuyée sur l’expertise reconnue des meilleurs économistes.

L’expérimentation législative est un instrument sous-utilisé dans notre pays fortement centralisé. Si elle a connu récemment un regain d’intérêt à la faveur de la réussite du dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée », elle a été auparavant dévoyée quand le RSA a été généralisé avant d’être évalué, ce qui conduit aujourd’hui à sa remise en cause. Le Président de la République a d’ailleurs annoncé le 13 septembre dernier sa volonté de le dépasser dans un revenu universel d’activité (RUA) qui, s’il reprend la structure de la proposition des départements – c’est-à-dire une fusion du RSA, de la prime d’activité et des allocations logement –, le conditionne à une recherche d’emploi, au risque d’entamer le droit au logement et de multiplier le nombre de travailleurs pauvres faiblement protégés.

L’expérimentation est donc le préalable indispensable de toute réforme d’ampleur des prestations sociales, ce d’autant que le RUA est prévu « au plus tôt à partir de 2022 ». Et cinq raisons plaident en faveur de l’expérimentation du revenu de base en France.

  • Fonder un véritable droit au revenu

L’inconditionnalité est le point central du revenu de base. Les politiques sociales dites d’activation tendent partout à accentuer les contreparties exigées des allocataires pour favoriser leur retour à l’emploi. Or leur bilan est plus que contrasté dans un contexte d’érosion du régime du salariat et des protections collectives qui lui sont attachées. D’un côté l’offre d’emplois se contracte, notamment en raison des politiques d’austérité et de l’automatisation, de l’autre l’emploi se précarise avec l’essor des contrats à temps partiel ou à durée déterminée et du travail indépendant. Renforcer la pression sur les chômeurs ne peut dès lors avoir que trois conséquences, une angoisse psychique, une stigmatisation sociale et l’augmentation du nombre de travailleurs pauvres, sans parvenir à réduire significativement ni la pauvreté ni le chômage, ce qui entraîne un accroissement des tensions sociales.

Le revenu de base vise à passer d’une culture philanthropique qui, au nom de l’aide qu’elle dispense, légitime le recours à des sanctions quand le comportement du pauvre est jugé inapproprié, à une culture démocratique qui considère les allocataires comme des ayants droit dont l’autonomie est pleinement reconnue. Le revenu de base supprime ainsi les tutelles pour créer un véritable droit au revenu, en complément des autres droits fondamentaux au logement, à la santé, à l’éducation… C’est la meilleure réponse au non recours aux droits, toujours dénoncé, rarement combattu.

  • Traiter ensemble le préventif et le curatif

Le revenu de base intervient sur les deux dimensions de l’action sociale, le préventif et le curatif. Le plan pauvreté du gouvernement est centré sur la pauvreté des enfants et des jeunes, mais ce prisme, utile pour répondre à l’enjeu d’une réelle égalité des possibles, ne doit pas conduire à négliger les foyers. Si les enfants sont pauvres, c’est parce que leurs parents sont pauvres. Or le « pognon de dingue » alloué aux aides sociales – somme toute relative, puisque les minima sociaux ne représentent que 2.6% du PIB – est autant un filet de sécurité qu’un outil de prévention vis-à-vis de la spirale des exclusions qu’engendre une succession de ruptures. Si les allocations ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’action sociale, elles en sont le socle indispensable.

Le revenu de base est donc automatisé pour résorber le non recours aux droits, estimé à 35% aujourd’hui pour le RSA. Le versement inconditionnel et automatique du revenu de base doit par ailleurs se doubler d’une offre d’accompagnement social et professionnel reformulée pour l’inscrire dans une véritable dynamique de développement social. À la logique de guichet, dans laquelle le travail social se retrouve trop souvent enfermé du fait d’une bureaucratisation des politiques sociales, doivent se substituer des modes d’accompagnement axés sur le développement du pouvoir d’agir, permis par le temps dégagé sur le contrôle et l’accès aux droits. Symétriquement, ce temps peut être réinvesti par les allocataires pour ne plus subir la pression de la survie au quotidien et se projeter dans l’avenir.

  • Reconnaître la pluriactivité

Le revenu de base est souvent accusé de mettre en péril la « valeur travail ». Cela repose sur le préjugé selon lequel les pauvres ne veulent pas travailler. Pire ! Qu’ils profitent du travail des autres pour cultiver le poil qu’ils ont dans la main. C’est surtout oublier qu’en intégrant la prime d’activité, le revenu de base bénéficiera aux travailleurs à bas revenus : agriculteurs, artisans, smicards, temps partiels subis… C’est aussi méconnaître l’aspiration au travail de tous les chômeurs qui subissent leur situation et n’ont accès à aucun des avantages matériels et symboliques que procure le travail : rémunération, estime de soi, reconnaissance sociale… C’est enfin oublier la valeur du travail au nom de la valeur travail. Le travail est ambivalent, il peut être source d’émancipation ou d’aliénation, selon ses conditions.

Surtout, il ne suffit pas d’affirmer comme Hegel que le travail est l’essence de l’homme. Si l’emploi reste central dans l’organisation de la société, le rapport au travail tend à changer sous la pression des mutations socio-démographiques. L’émancipation des femmes incite d’abord à repenser les solidarités familiales. Le vieillissement de la population ouvre à un nouvel âge de la vie consacré aux loisirs, mais aussi à la famille ou à l’engagement bénévole. L’évolution vers des valeurs post-matérielles accroît le désir d’épanouissement individuel et collectif. C’est pourquoi le revenu de base s’inscrit dans les parcours de vie et reconnaît la pluriactivité.

  • Créer un revenu d’autonomie pour les jeunes

Le revenu de base est donc un revenu d’autonomie. Alors que les jeunes de 18 à 24 ans sont aujourd’hui pour l’essentiel exclus du RSA et vivent pour un quart d’entre eux sous le seuil de pauvreté, le revenu de base vise à accompagner leur entrée dans la citoyenneté. Les solidarités familiales ne suffisent plus à assurer la protection sociale des jeunes, notamment alors qu’explose le nombre de familles monoparentales. Le revenu de base donne enfin satisfaction à une très ancienne revendication des mouvements de jeunesse en faveur d’une allocation d’autonomie pour construire librement leurs projets de vie.

Le revenu de base permet de répondre aux besoins tant des jeunes qui sortent de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qu’à ceux qui sont obligés de prendre un petit boulot pour financer leurs études. En plus de réduire la pauvreté au sein de la catégorie d’âge la plus touchée par la pauvreté, c’est un pari sur l’avenir pour enrayer la reproduction des inégalités et développer une société des savoirs.

  • Expérimenter les utopies

Le revenu de base est souvent taxé d’utopie pour le discréditer. L’utopie est pourtant, selon Ricoeur, l’indispensable ressort du changement social. L’utopie est exigeante, elle interroge l’ordre existant en imaginant d’autres possibles. Le défi est de conduire la transition d’un ailleurs qui n’existe pas à un agir ici et maintenant, c’est-à-dire de traiter ensemble la projection vers un autre monde et sa mise en pratique sociale pour penser global et agir local.

La stratégie consiste dès lors à expérimenter les utopies pour retrouver le chemin du progrès social et régénérer la société démocratique. L’expérimentation locale est contre-hégémonique, elle ouvre une brèche pour tester d’autres modèles avant de les essaimer ou de les généraliser en vue de changer de paradigme. De cette brèche ouverte par l’expérimentation pourra alors jaillir la réforme sociale attendue. Alors que le vieux monde se meurt, le revenu de base est assurément l’une des utopies à expérimenter du nouveau monde qui tarde à naître.

 

NDLR : Thimothée Duverger vient de faire paraitre L’Invention Du Revenu De Base. La fabrique d’une utopie démocratique aux éditions du Bord de l’eau.


[1] Alpes-de-Haute-Provence, Ardèche, Ariège, Aude, Dordogne, Finistère, Gers, Haute-Garonne, Hérault, Ille-et-Vilaine, Landes, Loire-Atlantique, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe-et-Moselle, Nièvre et Seine-Saint-Denis.

Timothée Duverger

Historien, Maitre de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, directeur de la Chaire TerrESS

Notes

[1] Alpes-de-Haute-Provence, Ardèche, Ariège, Aude, Dordogne, Finistère, Gers, Haute-Garonne, Hérault, Ille-et-Vilaine, Landes, Loire-Atlantique, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe-et-Moselle, Nièvre et Seine-Saint-Denis.