Archives

L’honneur perdu d’une institution – hommage à Brigitte Lainé

Historienne

Pour avoir témoigné en faveur de Jean-Luc Einaudi lors d’un procès intenté par Maurice Papon à propos de son rôle dans le massacre du 18 octobre 1961, et avoir confirmé à la barre l’existence de documents incommunicables attestant des ordres donnés directement par le préfet de police, Brigitte Lainé fut placardisée le restant de sa carrière. Elle est morte le 2 novembre dernier. Hommage à une archiviste héroïque et remarques vives sur son institution, les Archives.

C’était il y a près de vingt ans, mais rien ne semble avoir changé. Le communiqué du Service Interministériel des Archives de France et, peut-être pire encore, celui des Archives de Paris, concernant la disparition de Brigitte Lainé le 2 novembre dernier – pour ne rien dire de celui de l’Ecole des Chartes – en attestent. Le premier se borne à énumérer sèchement les états de service de Brigitte Lainé sans la moindre allusion à la sanction que lui a valu son geste civique. Le second fait mine de louer « son esprit d’indépendance et de liberté, sa conscience politique [qui] l’amènent parfois à tenir des  positions lourdes de conséquences mais qu’elle assume entièrement ». Un éloge à la sincérité suspecte. Une pudibonderie administrative déplacée.

Pour quelles raisons ne pas être plus explicite sur cette « conscience politique » qui amena Brigitte Lainé à déposer en faveur de Jean-Luc Einaudi, attaqué en diffamation par Maurice Papon en 1999 ? Pourquoi passer sous silence ce scandale, à savoir que Brigitte Lainé et son collègue Philippe Grand ont été « placardisés » jusqu’à leur retraite de la façon la plus inique par leur supérieur hiérarchique, le directeur des Archives de Paris, François Gasnault ? Pourquoi omettre la couverture assurée sans faille à ce dernier, des années durant, par les deux administrations de tutelle des Archives de Paris : la Mairie de Paris, de quelque bord qu’elle fût, et les Archives de France ?

Rappelons les faits.

Jean-Luc Einaudi avait consacré un livre à la répression policière de la manifestation des Algériens qui eût lieu à Paris le 17 octobre 1961. Un massacre. Des corps jetés dans la Seine. Officiellement trois ou quatre, sept tout au plus, et encore laissait-on entendre qu’il s’agissait de règlements de compte entre les combattants algériens. En réalité, des centaines. Le grand mérite de Jean-Luc Einaudi fut de sortir de l’oubli un événement sur lequel aucun historien professionnel ne s’était jusque-là penché. Il croisa pour cela quantité de témoignages, puis poursuivit son enquête, fréquenta les Archives de Paris, détentrices des archives judiciaires. Les dossiers de cette période n’étaient pas légalement communicables, sauf dérogation accordée individuellement après instruction du dossier du lecteur. Jean-Luc Einaudi n’essuya que des refus ou pire, ne fut même pas honoré d’une réponse.

Le 20 mai 1998, il parla dans Le Monde du « massacre perpétré par une police aux ordres de Papon », alors préfet de Paris en 1961. Ce dernier, qui venait d’être condamné à Bordeaux pour son rôle dans la déportation des Juifs de la Gironde entre 1942 et 1944, se saisit de l’occasion. Il lui intente un procès en diffamation. Il sait que la loi sur l’accès aux archives le protège dès lors que les archives ne sont pas communicables : que Jean-Luc Einaudi apporte la preuve que la police a agi sous ses ordres ! C’est alors que l’avocat du chercheur va demander à Brigitte Lainé et Philippe Grand de venir corroborer, en tant que conservateurs de ces documents dont ils connaissent le contenu, les propos de Jean-Luc Einaudi. Le témoignage de Brigitte Lainé (Philippe Grand en fera un par écrit) sera décisif. Les centaines de morts, ils les ont sous les yeux. Papon sera débouté. Le soir même Brigitte Lainé et Philippe Grand seront accusés par leur hiérarchie de manquement au « devoir de réserve ». Ils encourent pour cela un an de prison et une lourde amende. Mais voilà : quiconque est régulièrement cité par un magistrat en qualité de témoin est relevé ipso facto de l’obligation au secret professionnel. Privée de poursuite pénale, l’administration n’a d’autres moyens de sévir que la persécution administrative. Alertés, les inspecteurs généraux des Archives de France déclenchent l’enquête administrative avec la perspective d’un conseil de discipline et de toute une série de sanctions allant jusqu’à la révocation. En attendant, Brigitte Lainé et Philippe Grand sont « placardisés ».

Pour être discret, le lobby des archivistes n’en est pas moins puissant. Très puissant.

Un an auparavant, Philippe Grand avait déjà encouru des sanctions pour avoir informé un journaliste du contenu de documents relatifs au 17 octobre 1961. J’avais alors fait signer aussi vite que possible une pétition en sa défense par des personnalités que je pouvais contacter directement. Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Serge Klarsfeld, Claude Lanzmann et Benjamin Stora avaient immédiatement signé. Pierre Vidal-Naquet me dit qu’il interviendrait auprès du ministère. Il m’envoya par la suite le double de sa lettre.

Pour être discret, le lobby des archivistes n’en est pas moins puissant. Très puissant. Comme un ordre clandestin qui agit en sous main. Si la ministre de la culture du moment, Catherine Trautmann, ne donna pas suite, en revanche elle laissa faire. Une pétition émanant de conservateurs généraux – grade le plus élevé, qui ne fut jamais attribué à Brigitte Lainé et Philippe Grand – circula, exigeant des sanctions exemplaires. Le directeur des Archives de Paris, F. Gasnault avait les mains libres.

Dans un premier temps, nous ne fûmes guère nombreux, ne représentant que nous-mêmes, à aller frapper aux différentes portes souvent déjà prévenues contre nous pour alerter du sort fait à Brigitte Lainé et Philippe Grand. Ce n’est que plus tard que la mobilisation s’élargit, grâce notamment à une pétition d’historiens étrangers. Je n’ai pas souvenir d’un appui syndical affirmé, mais de celui, indéfectible, de François Nadiras qui ne représentait (malheureusement) que la section toulonnaise de la Ligue des droits de l’homme. Du côté de la presse, la prudence était observée. Il fallut attendre le retour de Moscou, où il avait été correspondant de Libération, de Jean-Pierre Thibaudat, pour que l’injustice soit portée à la connaissance du grand public. C’est lui qui annoncera le 18 avril 2003 que le tribunal administratif qu’avait saisi Brigitte Lainé avait enfin condamné, après 4 ans de mise au placard, le comportement du directeur des Archives de Paris. Lequel, entre temps, avait été promu « par le haut », comme il se doit.

Etre « placardisé », cela ne signifie pas seulement être interdit de contact avec le public, ne pas être invité aux réunions de service, se voir retirer tous ses dossiers et toutes ses attributions, cela signifie aussi des brimades psychologiques. Ainsi les collègues qui passent sans vous voir, les plus courageux esquissant un sourire gêné, de rares téméraires venant vous serrer la main. Certains vous assurent même de leur soutien… mais vous demandent de n’en surtout rien dire. Toute une gamme de comportements qui sera et reste la honte de la corporation des archivistes et que n’effacera pas le courage de quelques isolés.

La corporation des archivistes, de même que celle des agents de l’Etat d’une manière générale, ne pourra faire longtemps l’économie d’un retour sur ses pratiques.

J’en veux pour preuve le déroulement mémorable de cette excellente émission qu’est La Fabrique de l’histoire (France-Culture), qui se déroula, si ma mémoire est bonne, dans l’enceinte même des Archives nationales, sise rue des Francs Bourgeois. S’y retrouvaient devant un parterre d’archivistes, Madame de Boisdeffre, alors directrice des Archives de France, le conseiller d’Etat Guy Braibant, auteur d’un rapport sévère sur les archives dont il n’a jamais été tenu compte, l’historienne Annette Wieviorka, devenue présidente de l’association nouvellement crée « Une cité pour les archives » et moi-même qui n’avais accepté l’invitation que dans le but de dénoncer l’injustice subie par Brigitte Lainé et Philippe Grand depuis près de deux ans. C’était se faire bien des illusions. À peine avais-je prononcé leurs deux noms que l’auditoire s’agita, faute de pouvoir s’exprimer car l’émission était en direct, on se levait d’indignation, on frémissait de rage. A la tribune, Annette Wieviorka déclarait n’avoir jamais entendu parler du dossier, Madame de Boisdeffre éludait diplomatiquement, Guy Braibant se taisait et Emmanuel Laurentin essayait (timidement) de me redonner la parole qu’on n’avait cesse de me couper. Triste spectacle. Je crois me souvenir de l’embarras d’Emmanuel Laurentin à ne serait-ce que prononcer devant ce parterre remonté à bloc le nom de l’auteure d’Archives interdites. L’histoire confisquée, livre que j’avais publié quelques années auparavant (et qui sortit de l’ombre l’institution des Archives qui ne m’en a jamais rendu grâce.)

Si je mentionne cet épisode, c’est pour rappeler le climat qui entoura Brigitte Lainé et Philippe Grand. Car leur geste avait frappé juste. Il avait touché là ou le bât blessait. Il leur renvoyait en miroir le refus de la corporation à affronter ses responsabilités. Il les invitait à cesser de se retrancher derrière une neutralité proclamée, tandis que la vérité historique, fût-elle désagréable à entendre, était en jeu.

Pour autant, rétive à la pensée réflexive, la corporation des archivistes, de même que celle des agents de l’Etat d’une manière générale, ne pourra faire longtemps l’économie d’un retour sur ses pratiques. Les scandales, qu’on transforme en « affaires » pour mieux les étouffer, ne cessent de s’accumuler. À la découverte du Fichier juif, par Serge Klarsfeld, en novembre 1991, a succédé celle de l’élimination d’archives concernant des biens juifs sous l’Occupation par les Archives de Paris en 1998 puis, comme le soulignèrent dans une lettre ouverte le 29 mai 2001 à Lionel Jospin, alors Premier ministre, Brigitte Lainé et Philippe Grand, la disparition de documents (toujours aux Archives de Paris) qui auraient permis l’enquête sur le massacre du 17 octobre 1961 (il n’existe plus un seul exemplaire du rapport du Préfet de police). On se demande encore où sont les rapports de la brigade fluviale qui pourraient contenir le nombre de manifestants noyés le soir du 17 octobre 1961. La « sale guerre » a du mal à émerger des archives lorsqu’elles existent encore. C’est seulement aujourd’hui que resurgit un fichier de mille et plus combattants algériens morts sous la torture à l’instar de Maurice Audin, alors que l’enquête sur la disparition de ce dernier n’a jamais été close !

Dans chaque cas, on s’interroge sur la responsabilité de l’institution des Archives. Avec la découverte du fichier des Juifs a été mise à nu une pratique consistant à ne pas inscrire dans un inventaire un document dès lors qu’il n’était pas communicable. Il existait de tels fichiers dans pratiquement tous les départements, mais aux demandes de la CNIL, commission chargée de localiser les fichiers nominatifs, on répondait par la négative. Parfois en toute « innocence », tant la pratique avait été intériorisée, mieux, naturalisée, sans même comprendre qu’au lieu de respecter la loi, on outrepassait ses droits. Il n’a jamais été spécifié qu’un document non communicable ne devait pas figurer dans un inventaire. Cela reviendrait à priver de la possibilité de faire une demande de dérogation. Comment expliquer cet abus de pouvoir d’une institution républicaine dans un Etat de droit ? Lorsque fut découverte l’élimination de 20 mètres linéaires d’archives concernant l’îlot 16 dans le Marais sous l’Occupation par les Archives de Paris, on prétendit qu’il y aurait eu une « erreur de formulation », il se serait agi d’archives sans intérêt – ce qui n’est pas sans rappeler l’historien René Rémond proclamant, peu après la découverte du fichier juif, qu’il y avait eu erreur sur l’identité du document, que Serge Klarsfeld se serait trompé. A l’époque j’avais qualifié cela de « manipulation politicienne ». Rien de tel pour introduire la brouille dans les esprits que de semer le doute. L’historien Laurent Joly parlera plus tard de « dérive de l’expertise historienne ». Sans doute n’y eut-il même pas d’expertise.

La France a mis 50 ans à admettre, par le discours de son président, Jacques Chirac, la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs. Elle vient de reconnaître aujourd’hui, 50 ans après également, le meurtre sous la torture de Maurice Audin et de quelques milliers d’autres dont la liste est enfin connue. Ce silence de l’Etat ne veut pas dire qu’il fut général. Mais qu’il s’agisse de la collaboration de la France dans la déportation des Juifs ou du comportement de l’armée française qui tortura et assassina en Algérie, c’est la même logique qui est à l’œuvre, la même volonté de retarder l’établissement de la vérité, de ne pas cibler les responsabilités. Et pour cela,  il convient de freiner aussi longtemps que possible l’accès aux traces des crimes d’Etat.

Tant que le système dérogatoire existera, il constituera une entrave à la connaissance du passé, un abus de pouvoir de l’Etat.

Dans leur lettre ouverte à Lionel Jospin, Brigitte Lainé et Philippe Grand remettaient en question la pratique de la dérogation qui fait qu’il y a des usagers des archives plus égaux que d’autres. Outre que ce système est en lui-même dissuasif, il décourage notamment les chercheurs étrangers, les étudiants ou encore les journalistes qui ont un rapport au temps différent des historiens institutionnels et, bien évidemment les « curieux » comme l’ancien directeur des Archives de France, Jean Favier, appelait les chercheurs indépendants, il rend l’administration des Archives toute-puissante puisque c’est elle qui décide, dans un premier temps, de la recevabilité de la demande de dérogation auprès du service qui a produit le document (d’où les lenteurs). Dans le cas de Jean-Luc Einaudi, chercheur sans titre scolaire, comme aimait à ironiser Bourdieu pour se moquer de ceux qui les arboraient, cette demande avait été assortie d’un avis négatif du directeur des Archives de Paris. Les archivistes se retranchent souvent derrière la loi, ou bien affirment que la quasi totalité des dérogations reçoit une réponse positive. Peut-être. Mais pourquoi alors conserver cette disposition ? Qu’est-ce qui garantit que demain un émule de François Gasnault ne se prévaudra pas du même droit que ce dernier et ne bloquera pas l’accès à des documents qu’il ou elle  jugerait « compromettants » pour l’élaboration du récit national ? Du seul fait de son existence, la dérogation revient à donner un droit de regard sur le bien-fondé des recherches. La raison d’Etat a ses raisons que ni les archivistes, ni les historiens, ne devraient partager.

On peut multiplier les vœux d’ouverture des archives publiques, nos gouvernements successifs ne cessent d’en émettre depuis près de 20 ans comme pour mieux se dédouaner, tant que ce système dérogatoire existera, il constituera une entrave à la connaissance du passé, un abus de pouvoir de l’Etat via l’administration des Archives sur l’écriture de l’histoire. En attendant, il reste non seulement à espérer que le geste civique de Brigitte Lainé et de Philippe Grand, agents de l’Etat qui ont pris leur responsabilité, serve d’exemple à la corporation des archivistes, mais aussi que cette dernière exige de sa hiérarchie la reconnaissance de l’injustice qui leur a été faite. Si le geste de Brigitte Lainé et de Philippe Grand a sauvé l’honneur des archivistes, celui de François Gasnault (et de ceux qui l’ont protégé) a déshonoré l’institution des Archives.


Sonia Combe

Historienne, chercheuse à l'Institut des Sciences sociales du politique (ISP-CNRS)