Politique

L’ordre, le retour

Écrivain

On aurait tort de ne pas analyser dans le mouvement des « gilets jaunes » ce qui ressemble à une fête : une dynamique d’euphorie collective dans laquelle les interdits sont bravés et la communauté nationale ressoudée. Si l’aspect carnavalesque du mouvement rappelle les festivités de mai 68, ces deux périodes divergent néanmoins par l’« air du temps » qu’elles épousent : le fond de cet air, rouge en 1968, s’est depuis considérablement bruni.

Mardi 4 décembre au matin : le Premier ministre vient de répondre au mouvement social en cours par un moratoire sur trois mesures fiscales. Cette annonce qui aurait sans doute suffi à éteindre l’incendie au soir du 17 novembre n’aura désormais qu’une portée limitée, et pourrait même et tout aussi bien nourrir le mouvement, vécu comme une victoire d’étape. Depuis un mois, le gouvernement court après son ombre, avec un train de retard ; son refus d’entendre, qui relève de la surdité volontariste, est en soi un fait d’une extrême violence. Les revendications se sont multipliées, la parole s’est libérée sur tous les fronts : sur une scène qui est également symbolique, il faut désormais un perdant ; ce que réclament les manifestants, c’est l’humiliation d’un président humiliant et du gouvernement façonné à sa botte.

Le pouvoir est brutalement mis à nu dans ce moment de dépense collective d’une puissance rare qui a d’ores et déjà provoqué une convergence en soi sidérante, allant de la gauche radicale aux extrêmes droites, du comité Adama aux grands lycées de province. Il y a du sacrifice dans l’air – le sacrifice de l’orgueil présidentiel. Soutenus par une majorité de Français, si l’on en croit les sondages, les « gilets jaunes » réclament désormais la mortification publique d’un président qui s’est cru jupitérien : au point d’esquisser comme sortie de crise possible le symbole que serait le rétablissement de l’ISF, devenu en quelques jours l’enjeu central d’un mouvement déclenché au motif d’une libre utilisation de l’automobile, cet autre puissant symbole.

Inutile de revenir ici sur les bévues d’une présidence qui ne cesse de trébucher sur son arrogance et l’inconsistance politique de ses troupes. M’intéresse en revanche cette dimension symbolique, centrale et manifeste. Elle rend le mouvement potentiellement explosif, tout à la fois angoissant et joyeux, parce qu’elle soulève subitement chez les participants et leurs soutiens anonymes ce qui au quotidien des jours enferme la parole et les gestes au nom de la décence ordinaire. Ce faisant, elle fédère les énergies, libère les interdits au mépris de ce à quoi l’habitude et la raison, en temps normal, exigent de se tenir (le confort et la sécurité au premier chef, l’interdiction de brûler des voitures ou de les laisser brûler au nom de ses convictions tout aussi bien). Cette dimension symbolique fait très littéralement du mouvement des gilets jaunes un mai 68 à l’envers – ce qui sera l’aboutissement hélas inévitable d’un article que j’ai hésité à écrire, n’ayant pas d’autre légitimité à le faire que ma sensibilité d’écrivain et mes compétences de lecteur [1].

Je reprends. Ce qui est notable et de toute façon réjouissant dans les moments de grande dépense collectifs, c’est d’abord et avant tout la libération de la parole individuelle. Ce qui d’ordinaire se tait sous les propos de routine, ce qui est littéralement inter-dit dans la parole quotidienne sous peine d’humiliation, s’affirme subitement haut et fort, n’est plus de l’ordre de la honte mais au contraire d’une revendication qui relève d’un partage d’une réalité des conditions de vie : et en l’occurrence le manque d’argent en fins de mois, les restrictions imposées aux enfants (ou ce qui est vécu comme tel), la course perpétuelle pour ne pas chuter dans le cercle vicieux des impayés, bref, le sentiment de ne pas savoir tenir un train de vie décent, de n’avoir aucune valeur, et dès lors de mener une vie dépourvue de sens entre travail et privations (ou ce qui est vécu comme tel dans un univers voué à la surconsommation) – sentiment que vient renforcer la pauvreté spirituelle des temps qui sont les nôtres (où l’art et la poésie, derniers espaces collectifs susceptibles d’exprimer cette dimension spirituelle, sont ouvertement renvoyés au divertissement culturel et donc au commerce à leur tour).

Lorsqu’elle advient au niveau collectif, la libération de la parole est toujours exponentielle, immédiatement politique : ce qui se partage, c’est la transformation du sentiment d’être méprisé et peut-être bien méprisable au regard de son entourage en humiliation collective, ce qui dévoile aux yeux de tous un mépris de classe contre lequel, ayant les mots pour le dire, on peut enfin réagir – et cela même qui condamnait au silence impose au contraire de s’exprimer. Qu’elle soit agréable ou désagréable à entendre (ainsi lorsqu’elle révèle des élans tout bonnement racistes ou misogynes), cette libération exponentielle provoque une griserie, une ivresse qui entraînent au désordre et à la dépense : et l’on voit les automobilistes qui se disent étranglés par la hausse du prix des carburants multiplier les kilomètres pour se rendre sur les lieux de la contestation, poser des jours de congés, investir temps et argent dans une action de blocage de l’économie que l’on pensait relever du tabou pour une bonne partie des populations concernées (petits entrepreneurs, professions libérales, retraités…).

Libérée, partagée, la parole convoque du même mouvement une intelligence collective que l’on voit à l’œuvre dans la manière dont les revendications explosent tout en s’ordonnant spontanément (visant désormais, encore une fois, à une victoire dans l’ordre symbolique, c’est-à-dire une victoire réelle et durable), dans la manière dont s’analysent clairement des mécanismes de gouvernement resserrant l’étau économique au prétexte pour une trop grande part fallacieux de la transition écologique.

Que la voiture, qui aura été le symbole de l’émancipation sociale et son marqueur principal, ait été le déclencheur de ce mouvement est spectaculaire.

La sphère politique a atteint ces derniers mois au comble du cynisme, au point de s’autoriser à formuler sinon des mensonges éhontés à tout le moins des informations mensongères et ridicules (qu’un ministre en exercice s’autorise à affirmer que les taxes sur le carburant et le budget du « ministère de la transition écologique et solidaire » ne font qu’un est assurément digne de Trump). Ce jeu méprisant avec la vérité qui d’ordinaire est ingurgité comme une soupe amère seul face à son écran de télévision vient, dans un moment de parole collective, alimenter aussitôt le brasier de la colère : le pouvoir est nu, la donne s’inverse, les rapports de force également, ne serait-ce que quelques jours qui se savourent (tourne en boucle ce matin, sur les réseaux sociaux, une séquence télévisuelle durant laquelle une députée LREM doit confesser face à deux « gilets jaunes » qu’elle est incapable de situer même approximativement le montant du SMIC).

Que la voiture, qui aura été dans la seconde moitié du XXe siècle le symbole même de l’émancipation sociale et son marqueur principal, ait été le déclencheur de ce mouvement est spectaculaire. Mais la voiture n’est plus, aujourd’hui, que le déclencheur d’un mouvement qui excède ceux-là même qui le portent, et les excède à tous les sens du terme : au point de les mettre hors d’eux-même, entre rage et euphorie – et ce sont d’ailleurs des voitures qui sont brûlées en premier lieu, les voitures des riches, à ce grand bûcher des vanités politiques.

Cette mécanique festive (au sens ancien et tragique du mot de fête, moment de transgression et d’inversion des interdits qui permet de ressouder une communauté – relire Marcel Mauss ou L’homme et le sacré, de Roger Caillois) est présente depuis le départ, et l’une des questions que, personnellement, je ne peux que me poser, c’est comment les sphères gouvernementales, mais aussi la grande presse, qui auraient quelques raisons de s’interroger, ont pu n’en pas prendre la mesure.

À la toute fin octobre, lorsqu’a été publié le premier sondage sur le mouvement à venir (dont j’entendais parler pour la première fois, je crois bien, tout lecteur de journaux que je sois), deux choses mettaient immédiatement en alerte à écouter France Info : un soutien spontané des trois quarts de la population, chiffre plus qu’exceptionnel quand bien même on ne parle ici que de sondages, et, d’emblée, à l’occasion d’une rapide table ronde radiophonique, la libération d’une parole littéralement décomplexée face aux impératifs climatiques, une parole que l’on sentait vibrer d’une colère qui ne pouvait déjà plus être individuelle, manifestement portée au nom de beaucoup – en l’occurrence celle du patron d’un petit syndicat de transporteurs qui avait choisi d’affirmer en son nom propre et avec une virulence sensible que ce n’était pas à lui, Français moyen peinant à boucler ses fins de mois, de faire les frais de l’accord de Paris à la place de Trump ou de trusts financiers n’ayant pas le moindre scrupule à ce sujet.

Ces périodes de désordre organisées au nom de l’ordre qui s’y ressource permettent de revitaliser le lieu commun, rendant du sens et de la valeur à la vie quotidienne dont chacun retrouve les normes et la tranquillité avec bonheur.

Il est tout aussi impressionnant de constater, un mois plus tard, qu’au lendemain de l’épisode insurrectionnel du 1er décembre les sondages sont toujours aussi favorables au mouvement. C’est pour la plus grande partie de la population française un renversement des valeurs revendiquées d’ordinaire, ce qui montre une fois encore la puissance symbolique de ce mouvement, puissance intuitivement ressentie par la population. De même, il était a priori inattendu mais profondément logique d’entendre, au soir des premières manifestations, le 17 novembre, nombre d’acteurs évoquer mai 68 : ils savaient déjà, intuitivement là encore, que ce moment de libération de la parole aurait la force de les entraîner beaucoup plus loin qu’un simple épisode de protestation.

Ils sentaient que la foule ou les foules de manifestants, et au-delà le large public des spectateurs reconnaissants, étaient portés par cela même qu’ils libéraient : une angoisse et une joie profonde (auxquelles il aura été aussi méprisable que méprisant d’opposer une fin de non-recevoir hautaine), un élan pulsionnel suffisant pour renverser le couvercle anxiogène sous lequel se recroqueville d’ordinaire la recherche d’un bonheur rationnel, matériel. J’ai parlé plus haut de L’homme et le sacré, de Roger Caillois (livre paru en 1939 et encore aujourd’hui fascinant d’être gros de la guerre qui s’annonce comme une immense dépense), et c’est à cela que l’on touche ici : de toujours, le maintien d’un lieu commun ordonné et vivable implique au nom de l’ordre des moments de grand désordre, de levée temporaire des interdits et de libération sinon de déchaînement des pulsions (les carnavals sud-américains en conservent nombre de traits).

Ces périodes de désordre organisées au nom de l’ordre qui s’y ressource permettent de revitaliser le lieu commun, rendant du sens et de la valeur à la vie quotidienne dont chacun retrouve les normes et la tranquillité avec bonheur, au plan individuel autant que collectif (pour le dire autrement : ces temps de désordre ouverts à la joie sont dangereux et potentiellement mortels mais l’ordre social propice au petit bonheur est anxiogène et profondément mortifère si rien ne vient l’oxygéner).

C’est uniquement cela, qui est essentiel et implique d’épouser spontanément l’air du temps, d’aller « dans le sens du vent », que le mouvement dit des gilets jaune et mai 68 partagent, ayant par ailleurs des causes, des acteurs et des attentes radicalement différentes – et, personnellement, n’imaginant pas une seconde être le seul dans ce cas, j’éprouve par instants de l’envie pour cet élan collectif et pulsionnel dans lequel cependant je ne me reconnais en rien et dont je redoute qu’à son insu il participe à tout autre chose que le combat qu’il revendique. C’est là que je voulais en venir, si c’est là également que j’espère vivement me tromper : ces deux mouvements divergent avant tout par l’époque où ils se produisent, « l’air du temps » qu’ils épousent spontanément.

Vécu comme subversif, Mai 68 a été un moment joyeusement libérateur dans une époque qui de toute façon voyait s’effondrer l’ordre patriarcal : un moment d’accélération foudroyante du processus de libération des moeurs et de l’économie qui emportait alors l’ensemble du monde occidental. Détruisant une logique paternaliste devenue étouffante, ce processus a également ouvert la voie au libéralisme triomphant et cynique qui domine l’actualité mondiale et atteint partout ses limites. Les gilets jaunes connaissent une ivresse collective comparable mais ils l’éprouvent dans une époque qui est, exactement à l’inverse, en quête d’un retour à l’ordre dont nul ne sait ce qu’il nous destine – si l’on voit bien s’exprimer, de la Grande-Bretagne du Brexit à l’Italie de Salvini (sans même parler du Brésil, des États-Unis, de la Hongrie ou de l’Autriche…)  ce désir illusoire de se ré-approprier l’ordre économique et marchand à l’échelle nationale et, plus fondamentalement, l’attente d’un retour à l’ordre qui se joue avant tout dans la langue commune via l’information.

On peut craindre que ce mouvement, là encore à l’image de mai 68, soit avant tout, à son insu, un accélérateur capable d’épouser intuitivement un air du temps dont le moins que l’on puisse dire est qu’il dégage des relents fétides. Ce qui est plus qu’inquiétant, et invite avant tout à ouvrir, au-delà du champ de ruines qu’est le monde politique contemporain, une réflexion véritable sur l’impérieuse nécessité de ré-insuffler de la spiritualité dans un système de représentations collectives plus anxiogène que jamais. Le seul espace qui puisse s’y prêter est celui de l’art et de la poésie.

 


[1] Un lecteur convaincu que la littérature a pour première fonction de nous ré-apprendre à lire : incessamment réapprendre à lire les livres, bien sûr, mais aussi le monde, les paysages, les visages ou les attitudes.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Notes

[1] Un lecteur convaincu que la littérature a pour première fonction de nous ré-apprendre à lire : incessamment réapprendre à lire les livres, bien sûr, mais aussi le monde, les paysages, les visages ou les attitudes.