Politique

L’État face aux Gilets Jaunes : la gestion policière du social

Sociologue

Les méthodes de maintien de l’ordre en vigueur sont aujourd’hui profondément éculées. Garant du droit de manifester, mais soucieux de contenir la contestation à son encontre, l’État se trouve entre le marteau et l’enclume, position inconfortable qui l’oblige à entretenir une certaine peur de la police et de la manifestation. La casse et les bavures policières font ainsi partie des stratégies de maintien de l’ordre républicain.

En matière de maintien de l’ordre, comme plus généralement dans tout ce qui relève des politiques de sécurité, la présidence d’Emmanuel Macron n’a pas constitué de rupture. Elle s’inscrit pleinement dans la voie tracée par ses deux prédécesseurs, tant en ce qui concerne la politique d’utilisation des forces que la mise en œuvre opérationnelle de celles-ci. L’examen de l’utilisation ambiguë qui en est faite révèle les mêmes travers : non seulement les stratégies d’imposition du silence par la peur ne fonctionnent pas, mais de surcroît le gouvernement, en s’appuyant de plus en plus sur la force pour imposer ses vues, légitime le recours à la violence comme outil d’expression et glisse vers une gestion de plus en plus policière des questions politiques et sociales.

Depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 2002, les gouvernements successifs se sont engagés dans des politiques publiques de l’emploi rejetées par une partie croissante de nos concitoyens. Nous ne reviendrons pas ici sur le bien-fondé ou les critiques concernant ces politiques qualifiées de néo-libérales, ni sur le manque de débat public qui accompagne ce déploiement. Nous voudrions examiner les conséquences de ces choix, en constatant l’imbrication croissante entre d’une part la gestion des politiques économiques et sociales et d’autre part l’utilisation des forces de sécurité comme outil de régulation du non-débat qui a été imposé dans le champ public français. L’argument n’est certes pas neuf, mais mérite d’être replacé dans le contexte actuel, car il a pris une envergure inégalée depuis longtemps.

En effet, le modèle de gestion par la force des questions économiques et sociales s’exerce depuis longtemps dans les banlieues dites sensibles. La réponse aux protestations de publics qui se sentent abandonnés par la puissance publique et l’État protecteur a consisté à confier aux forces de sécurité l’encadrement au quotidien, à travers des politiques de contrôle plus que de service aux habitants, des mouvements protestataires, quelles que soient leurs revendications. Ainsi sait-on que les contrôles d’identité tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui servent davantage à faire peser une pression sur les populations jugées séditieuses qu’à résoudre des problèmes d’insécurité. Ces cercles vicieux de violence-répression-exacerbation-vengeance sont désormais bien identifiés et connus par tous ceux qui s’intéressent à cette question. Lorsque la pression devient trop forte, et que surgit l‘émeute, les CRS ou gendarmes mobiles sont envoyés pour « régler » la situation, c’est-à-dire rétablir un ordre qui s’accompagne rarement de la concertation.

Du point de vue des policiers, manifester alors que plane la menace terroriste relève de l’inconscience.

La gestion d’un certain nombre de crises ouvrières qui ont accompagné la désindustrialisation de la France, par les mêmes moyens privilégiant l’intervention de forces en nombre plutôt que la négociation, s’est peu à peu imposée comme un modèle. Certes, ce mouvement n’est pas neuf. Les grandes révoltes ouvrières ayant accompagné la fermeture des usines sidérurgique au début de l’ère Mitterrand ou, il y a encore plus longtemps, la répression contre les grèves de mineurs après la Deuxième Guerre mondiale, montrent la pérennité de ce réflexe gouvernemental.

Il est néanmoins troublant de relever qu’à l’ère des nouveaux moyens de communication et de la numérisation de la société, alors même que les citoyens sont de plus en plus éduqués, alors qu’ils savent de mieux en mieux prendre la parole, ces vieilles habitudes perdurent. Arc-boutés sur des décisions qu’ils estiment, à tort ou à raison, justes, les décideurs s’appuient sur deux instruments pour les imposer à une masse populaire qui n’aurait rien compris : d’un côté, la communication, utilisée pour convaincre du bien-fondé de mesures y compris auprès de leurs victimes, et de l’autre la force publique, destinée à faire rentrer dans le rang ceux qui malgré tout « n’auraient pas compris ». Le dialogue n’a aucune place dans ce modèle, ou de manière seulement « illustrative ».

Appliquant la vieille recette de Charles Pasqua selon lequel « la peur du gendarme est le commencement de la sagesse », les gouvernements successifs ont tout fait pour susciter une peur censée freiner les mouvements sociaux. Cette peur est multiple : peur du gendarme et de son usage légitime de la force, effectivement, mais aussi peur des « violences » engendrées par les « casseurs », les « radicalisés » de toute sorte, les « irresponsables ». L’un des sommets de cette instrumentalisation s’est d’ailleurs manifesté lors des protestations durant la COP21 et plus encore contre les lois « travail ».

Non seulement le gouvernement socialiste a profité du moment de sidération né des attentats pour tenter de faire passer discrètement des lois rejetées par une majorité d’électeurs, mais il a sans cesse rappelé le danger terroriste sous lequel se plaçaient les protestataires, en espérant dissuader ceux-ci d’aller dans la rue. L’échec de cette stratégie de la peur va rendre par la suite nécessaire une surréaction des forces de l’ordre chargées de gérer ces manifestations. Ainsi, les différents cortèges seront assez violemment dispersés par des unités mobiles qui traitent de la même façon les « casseurs » ultraminoritaires, et la majorité des manifestants, dont de nombreux citoyens d’âge mur qui y voient un déchaînement de répression d’une rare violence. Du point de vue des policiers, manifester alors que plane la menace terroriste relève de l’inconscience.

Pourtant, il faut retenir de cette période que la politique de la peur ne fonctionne pas. La sauvagerie des attentats du Bataclan et de l’est parisien n’a pas empêché les mouvements contre la loi travail, ou l’organisation des « Nuit debout » dans le même quartier. De même, la violence utilisée par les gendarmes à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes n’a pas éteint la mobilisation, bien au contraire. Les opposants aux politiques menées ne sont pas dupes. Ils savent faire la part des choses et comprennent l’instrumentalisation de la peur par les gouvernants. On peut penser que leur colère, face au manque d’écoute d’une élite mal à l’aise avec la notion de dialogue et de partage de la décision, leur fait de toute façon surmonter leur peur.

Faut-il que la société dans son ensemble s’en remette à la vision policière des choses pour définir ses lois ?

Dès lors, on comprend mal que cette stratégie éculée domine toujours, le gouvernement actuel continuant à fonctionner avec les vieilles recettes de la gestion de l’ordre public : autorisation de la manifestation pour montrer son ouverture, mais simultanément avertissement sur les risques encourus par les manifestants « honnêtes », encadrement serré de celle-ci par des forces en nombre, relative tolérance de certains débordements afin de discréditer le mouvement et d’alimenter la peur, et enfin répression assez large touchant tout autant, voire plus, les protestataires pacifiques que les casseurs identifiés.

Car, tout comme ses prédécesseurs, le gouvernement actuel se trouve prisonnier de contradictions structurelles dans ses objectifs, qu’il gère plus ou moins bien. Il doit trouver des équilibres, forcément fragiles et instables. Tout d’abord, il doit répondre aux impératifs contradictoires que représentent le droit de manifester en sécurité, droit fondamental en démocratie, et le désir de ne pas laisser se développer trop fortement la critique ostensible contre lui. Cette opposition ne se surmonte qu’en recourant massivement au discours sur la peur que nous venons d’évoquer. Mais cette utilisation de la peur génère elle-même ses propres contradictions.

Pour qu’elle soit crédible, il est nécessaire de laisser aller certains débordements, voire certaines violences, qu’elles émanent des casseurs ou des policiers, pour montrer que manifester est un acte en soi risqué. Parallèlement, un gouvernement qui tolère trop de débordements se voit taxé d’inefficacité ou de laxisme. Il ne peut donc pas accepter trop de désordres, y compris parmi ses propres troupes. Ici, l’opposition se traduit par des allers-retours entre période d’autoritarisme et moments de laisser-aller, qui au final, brouillent encore davantage l’image que veut donner de lui-même le pouvoir central.

Mais le résultat le plus manifeste de la gestion du débat politique par la force est l’émergence de plus en plus affirmée des policiers comme acteurs importants, voire à terme essentiels, dans ce débat. Sommés d’être les artisans opérationnels des stratégies contradictoires que nous décrivons ici, ils s’immiscent de plus en plus hors de leur champ de compétence pour donner leur point de vue et leurs directives. Déjà, depuis longtemps, responsables et syndicalistes policiers sont devenus des références quasi incontournables lors de l’élaboration ou des réformes de la loi pénale. Certes, ils sont l’un des instruments incontournables pour la mise en œuvre de cette loi. Mais faut-il pour autant leur donner une place primordiale dans la définition de ce qui est acceptable et de ce qu’il ne l’est pas en matière de comportement ? Faut-il que la société dans son ensemble s’en remette à la vision policière des choses pour définir ses lois ? Faut-il accepter que, sous prétexte d’efficacité, des pans entiers des droits soient remis en cause ?

Il ne faudrait surtout pas que le gouvernement imagine que l’attentat de Strasbourg, qui remettra en tête des priorités policières la lutte contre le terrorisme, annihilera comme par magie les préoccupations sociales.

En ce qui concerne les manifestations des gilets jaunes, comme lors de celle entourant la loi travail ou la protestation contre Parcoursup, la simple détention de collyre ou de lunettes de piscine pour protéger ses yeux, est devenue un indice de culpabilité. En posséder est assimilé à une volonté de rester sur place lors de jet de grenade lacrymogène et donc de refuser la logique du maintien de l’ordre. La police, suivie en cela par un appareil judiciaire souvent dépourvu de sens critique en ce domaine, définit donc ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. L’omniprésence des représentants policiers dans les médias, et leur discours dissuadant de se rendre dans les manifestations représente une autre expression de cet entrisme policier hors de son champ de compétence traditionnel.

Le pire est – et cela aussi le gouvernement actuel ne l’a pas compris – que l’appareil policier n’est absolument pas prêt ni apte à assumer ce rôle qu’il revendique pour lui-même. En assumant, qu’il le veuille ou non, ce rôle politique, ou plus exactement en assumant ce rôle d’étouffoir de l’expression d’une opposition politique, le policier se trouve confronté à la colère croissante d’une population qui ne se sent plus entendue, et qui trouve dans la violence la seule façon de s’exprimer. Or, le policier, dans son institution, n’est pas loin de ressentir les mêmes symptômes que les gilets jaunes face à leur gouvernement.

Il n’est pas sûr que les policiers de terrain acceptent longtemps cette position inconfortable, difficilement tenable lorsqu’ils font face à des populations pauvres de banlieues auxquelles ils ne s’identifient pas, mais insupportable face à des gilets jaunes en qui ils voient des semblables. Que ce soit dans un cas ou dans l’autre, ce n’est certainement pas le rapport de force qui suffira à résoudre les tensions, mais bien le dialogue constructif, avec une vraie prise en compte des attentes des uns et des autres. Il ne faudrait surtout pas que le gouvernement imagine que l’attentat de Strasbourg, qui remettra en tête des priorités policières la lutte contre le terrorisme, annihilera comme par magie les préoccupations sociales. Tout au plus parviendra-t-il à les étouffer très provisoirement. Mais l’idée, très répandue dans l’imaginaire policier, selon laquelle la peur du terrorisme s’accompagne d’une mise entre parenthèses des autres soucis des français, ne résiste pas à l’examen des expériences précédentes.

 


Christian Mouhanna

Sociologue, chargé de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherches sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)