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Démocratiser les institutions et les politiques de l’Union Européenne

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Économistes, juristes et politistes, sept chercheuses et chercheurs viennent de rédiger un projet de Traité de démocratisation des institutions et des politiques de l’Union Européenne. Ce texte désormais ouvert à la signature de toutes et tous préfigure une Assemblée européenne souveraine capable tout à la fois de débattre des priorités de cette puissance publique européenne et de demander des comptes aux institutions économiques et financières qui gouvernent aujourd’hui l’Union. Exposé des motifs et considérants.

Le 10 décembre est paru dans neuf titres de la presse quotidienne européenne un « Manifeste pour la démocratisation de l’Europe ». Le texte soutenu par plus de 120 intellectuels, militants et responsables politiques de toute l’Europe et ouvert à la signature de tous les citoyennes et citoyens européens sur le site www.tdem.eu jette les bases d’une double démocratisation des institutions et des politiques de l’Union, seule à même d’arracher l’Europe à l’immobilisme auquel celle-ci semble aujourd’hui condamnée.

Il part du constat que, pour faire face à la crise économique et financière qui a commencé il y a plus de dix ans, et à ses conséquences sociales, l’Union européenne n’a eu à offrir qu’un durcissement des mécanismes de surveillance et de sanction des politiques budgétaires, fiscales et in fine sociales des États membres et un renforcement de la pente technocratique d’un gouvernement de l’euro largement soustrait à toute forme de contrôle démocratique.

Dans ce cadre extrêmement contraint, on ne s’étonnera pas que l’Union européenne ait été incapable de répondre aux urgences et aux défis multiples auxquels sont confrontés l’ensemble des États : croissance des inégalités sociales et des formes de précarité, sous-investissement public structurel notamment dans les domaines de la recherche et des universités, accélération de la crise climatique, crise de l’accueil des migrants, etc.

Faisant le constant des impasses politiques et économiques actuelles de l’Union, le Manifeste propose les voies d’une double démocratisation : des politiques, par une proposition de Budget des biens publics d’échelle européenne financée sur la base d’une solidarité fiscale demandée à ceux qui ont bénéficié le plus des politiques du Grand Marché et des processus de globalisation (très hauts revenus, gros patrimoines, principales entreprises polluantes, mais aussi multinationales type Gafa ayant bénéficié le plus des stratégies dites « d’optimisation fiscale ») ; des institutions ensuite, par un projet de Traité de démocratisation préfigurant une Assemblée européenne souveraine capable tout à la fois de débattre des priorités de cette puissance publique européenne et de demander des comptes aux institutions économiques et financières (Eurogroupe, Commission européenne, BCE, etc.) qui gouvernent aujourd’hui l’Union.

On pourra dire que le projet tient de « l’utopie concrète » au sens qu’un Erik Olin Wright donne à cette expression : un projet qui, en faisant voir un autre possible européen, jette une lumière crue sur l’écart qui existe entre les « gros mots » de la démocratie européenne (gouvernance démocratique, objectif d’égalisation des conditions de vie, etc.) et la réalité des pratiques du gouvernement économique de l’Europe. Mais c’est aussi un projet qui pourra s’avérer extrêmement « réaliste » au cas, malheureusement probable, où une crise économique et financière ferait définitivement exploser les contradictions actuelles d’une politique européenne prise entre le statu quo austéritaire bruxellois et un repli national défensif.

Exposé des motifs

Pour faire face à la crise financière ouverte en 2008, les États membres de l’Union, la Commission et la Banque centrale européenne ont échafaudé dans l’urgence un puissant gouvernement européen des politiques économiques et sociales nationales (ci-après « gouvernement économique et social de l’Union »). Par une succession de traités (traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance, dit TSCG, traité créant le Mécanisme européen de stabilité, dit MES) et de paquets législatifs (les directives Six-Pack et Two-Pack qui forment le « Semestre européen »), ce gouvernement s’est doté d’instruments (de surveillance, de contrôle, de conditionnalité) lui permettant d’entrer au cœur des pactes démocratiques, fiscaux, sociaux des États membres de l’Union. L’Eurogroupe, structure informelle réunissant les ministres des finances des États ayant l’euro pour monnaie, est devenu le pivot de cette nouvelle Europe née de la crise.

Tout à ses objectifs financiers et budgétaires (le triptyque : stabilité financière, consolidation budgétaire, « réformes structurelles »), ce nouveau gouvernement européen a fait l’impasse sur la lutte contre les inégalités et la construction d’un modèle de développement social, équitable et durable pour l’Europe. Sans surprise, il s’est montré incapable de répondre aux urgences européennes qui sont pourtant criantes au terme d’une décennie de crise économique et financière : l’accélération du réchauffement climatique, la précarité sociale, l’accueil des réfugiés, l’intégration des nouveaux migrants, la fraude fiscale, le sous-investissement public structurel notamment dans les universités et la recherche, etc.

Fait aggravant, ce renforcement considérable des capacités exécutives des institutions européennes en matière économique, budgétaire, fiscale, et sociale s’est opéré sans que les parlements puissent participer à son orientation et à son contrôle. Le Parlement européen a été largement exclu de ce gouvernement économique : de manière emblématique, tandis que le TSCG prévoit que « le président de la Banque Centrale Européenne est invité à participer aux réunions » des chefs d’État ou de gouvernement de la zone euro (art. 12§1), il dispose que « le président du Parlement européen peut être invité à être entendu » (art. 12§5). Quant aux parlements nationaux, ils ne se sont vus accorder qu’un maigre pouvoir consultatif à l’article 13 du TSCG – lequel renvoie au Protocole sur le rôle des Parlements nationaux dans l’Union européenne, annexé aux traités relatifs à l’Union européenne. Ce déséquilibre contrevient profondément à l’engagement au « respect et au maintien de la démocratie représentative » dont les chefs d’État et de gouvernement ont fait solennellement un « élément essentiel de l’appartenance » à l’Union européenne depuis la déclaration de Copenhague du Conseil européen du 8 avril 1978, engagement sans cesse réaffirmé depuis lors. Il entre également en contradiction avec le fait que la démocratie constitue, au titre des articles 2 et 13 du Traité sur l’Union Européenne (TUE), une des « valeurs » que les institutions de l’Union se doivent de « promouvoir ».

Parce qu’ils ont pour conséquence une désaffection profonde des citoyens vis-à-vis du projet européen, ce déficit de légitimité démocratique comme cette incapacité à répondre aux défis auxquels l’Europe fait face, portent le risque d’un démantèlement de l’Union européenne et d’un repli défensif national. A ce titre, si l’on a pu, au cœur de la crise financière, évoquer une situation d’urgence pour justifier le renforcement des capacités coercitives de ce gouvernement économique et social de l’Union, on peut sans difficulté parler aujourd’hui d’une véritable urgence démocratique et sociale.

L’Europe ne se réconciliera avec ses citoyens que si elle apporte la preuve concrète qu’elle est capable d’établir une solidarité entre Européens en faisant contribuer, de manière équitable, les gagnants de la mondialisation au financement des biens publics dont l’Europe a aujourd’hui cruellement besoin : c’est-à-dire de faire contribuer les grandes sociétés davantage que les petites et moyennes entreprises, et les contribuables les plus riches davantage que les plus modestes. Aussi : l’Europe n’élargira sa base sociale et politique que si elle est capable d’offrir à ses citoyens les biens publics d’échelle européenne qui sont les marqueurs concrets de son modèle de développement social, équitable et durable.

Seule une révision générale des traités européens permettrait d’offrir le cadre institutionnel capable de corriger les défauts d’origine de l’Union Economique et Monétaire. Cependant, étant donné le caractère peu probable à court terme d’une telle option, on propose ici d’adopter, dans des délais courts, un traité international dit de « démocratisation du gouvernement économique et social de l’Union » (ci-après « T-Dem ») permettant la création d’un budget dit « de démocratisation » discuté et voté par une Assemblée européenne.

Ce budget européen est dit « de démocratisation » car il doit permettre, par des impôt communs et par l’investissement dans les biens publics, de lutter contre les inégalités sociales à l’échelle européenne et de garantir sur le long terme un modèle politique original de développement social, équitable et durable. Ainsi, les quatre impôts communs (sur les bénéfices des grandes sociétés, sur les hauts revenus, sur les hauts patrimoines et sur les émissions carbone), dont l’assiette et le niveau seront votés par l’Assemblée européenne, marquent concrètement l’existence d’une solidarité européenne. De même, en créant enfin une puissance publique européenne capable de produire des biens publics d’échelle européenne, le « budget de démocratisation » remet la question des inégalités et du climat, de la recherche et de la protection sociale au cœur du régime de croissance européen. En somme, contre le tout économique et l’ultralibéralisme qui ont démantelé les services publics et les protections sociales élaborés en Europe dans les compromis d’après-guerre, il s’agit donc de permettre à une Europe politique d’éclore là où la faible capacité budgétaire de l’Union européenne n’a jamais permis d’aller au-delà de l’Europe du tout économique.

L’Assemblée européenne constitue le cadre démocratique de cette transformation. Elle propose, débat et vote le budget ; elle dispose d’une capacité législative qui lui permet de favoriser la coordination des politiques économiques et fiscales comme la croissance durable et l’emploi ; elle pèse sur l’agenda politique en participant à la préparation de l’ordre du jour des « Sommets de la zone euro » et du programme semestriel de travail de l’Eurogroupe ; elle est dotée d’instruments de contrôle des politiques de convergence et conditionnalité qui se sont développées depuis une décennie à l’échelle de l’Union ; en cas de désaccord avec l’Eurogroupe, c’est elle qui a le dernier mot sur le vote du budget de démocratisation, l’assiette et le taux des impôts à prélever pour le financer, ainsi que les autres actes législatifs prévus par le présent traité.

Compte tenu des incidences fiscales, budgétaires, et sociales multiples du gouvernement économique et social de l’Union sur les pactes sociaux et les politiques économiques des États membres, seule une Assemblée européenne composée de parlementaires nationaux et européens élus au suffrage universel a aujourd’hui la légitimité démocratique nécessaire pour en assurer l’orientation et le contrôle.

Le présent projet de traité propose enfin une stratégie pour cette transformation. Plutôt qu’une refonte complète des traités, plus qu’improbable en l’état, il exploite les marges de manœuvre juridique qui ont permis de faire exister un gouvernement économique en complément et à la marge des traités de l’Union européenne. Ce faisant, le « T-Dem » reprend le modus operandi des traités TSCG et MES (validé par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt Pringle de novembre 2012) pour faire face à la crise financière, cherchant cette fois à faire œuvre de démocratisation. Il s’agit de montrer que le projet européen n’est pas inscrit « dans le marbre » – pour peu qu’il existe une volonté politique d’en ré-orienter les termes –, et que la voie d’une démocratisation du gouvernement économique et social de l’Union mérite d’être enfin empruntée.

Considérants

Résolus à réaffirmer, face à une succession de crises économique, politique et sociale, l’importance du processus d’intégration européenne engagé, il y a 60 ans, par la création des Communautés européennes,

Constatant que les bouleversements politiques et institutionnels induits par la crise financière ont fait naître un gouvernement européen des politiques économiques et sociales nationales des 28 États membres, gouvernement qui a pour centre de gravité les institutions créées pour les États ayant l’euro pour monnaie, notamment l’Eurogroupe et les Sommets de la zone euro,

Conscients que l’irresponsabilité démocratique et l’immobilisme politique propres à ce gouvernement économique de l’Union placent aujourd’hui l’Union européenne face à une urgence démocratique et sociale,

Rappelant le Rapport des cinq présidents pour « Compléter l’Union économique et monétaire européenne » du 22 juin 2015, et sa partie V sur « Responsabilité démocratique, légitimité, et renforcement institutionnel »,

Convaincus de la nécessité de garantir les engagements répétés des États signataires en matière de droits sociaux tels qu’affirmés dans la Charte Sociale Européenne du 18 octobre 1961 (révisée en 1996), la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs du 9 décembre 1989 et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, aujourd’hui partie intégrante du traité de Lisbonne,

Désireux de donner à l’Union les moyens de garantir un modèle de développement social, équitable et durable, et les institutions démocratiques pour en décider,

Résolus à construire les politiques de convergence et de conditionalité propres au gouvernement économique et social de l’Union autour d’institutions démocratiquement responsables au niveau européen comme au niveau national et ce, dans le but de participer pleinement à la réalisation des valeurs sur lesquelles le processus d’intégration européenne est assis,

Conscients que les politiques de coordination économique et budgétaire et de convergence fiscale et sociale propres au gouvernement économique de l’Union interviennent au cœur des prérogatives constitutionnelles des parlements nationaux dont le TUE rappelle en son article 12 qu’ils « contribuent activement au bon fonctionnement de l’UE »,

Tenant compte du fait que l’objectif des Chefs d’État ou de gouvernement des États membres de la zone euro et d’autres États membres de l’Union européenne est d’intégrer le plus rapidement possible les dispositions du présent traité dans les traités sur lesquels l’Union européenne est fondée ;

Dans la perspective des étapes ultérieures à franchir pour jeter les bases durables d’une Union politique, économique et sociale,

Les États membres de l’Union, signataires du présent traité,

Réaffirment leur obligation, en tant qu’États membres de l’Union européenne, de considérer leurs politiques économiques comme une question d’intérêt commun, ainsi que la responsabilité qui leur incombe de construire les mécanismes assurant une solidarité européenne ;

Créent une Assemblée européenne composée des parlementaires nationaux et européens chargée tout à la fois de définir et de voter, le cas échéant en dernier ressort, un budget de démocratisation de l’Union qui dote celle-ci des moyens de lutter contre les inégalités et de garantir un modèle de développement social, équitable et durable, et de contrôler les décisions prises dans le cadre du gouvernement économique de l’Union ;

Sont convenus des dispositions présentes (lire en cliquant ici le projet de Traité).


Manon Bouju

Économiste

Lucas Chancel

Économiste, Vice-président du World Inquality Lab à la Paris School of Economics

Anne-Laure Delatte

Économiste, Chargée de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire d’économie de l’université Dauphine

Thomas Piketty

Économiste, professeur à la Paris School of Economics et à l’EHESS

Guillaume Sacriste

Politiste, Maître de conférence à l’Université Paris 1-Sorbonne

Antoine Vauchez

Politiste, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1 – EHESS)