« Égoïstes, imbéciles, illuminés, poujadistes, vulgaires » : les Gilets Jaunes vus depuis une certaine haute fonction publique
Après plusieurs semaines d’une mobilisation qui a plongé notre pays dans une crise dont l’ampleur n’a d’égale que l’incertitude qui prévaut s’agissant de ses débouchés possibles, il n’est pas sans intérêt d’observer l’énergie employée par certains observateurs pour discréditer le mouvement des Gilets Jaunes. La virulence de certains discours tenus dans le monde feutré de la haute fonction publique est particulièrement notable, parce qu’elle vient de certains de ceux qui revendiquent habituellement, à l’appui de leur bonne conscience, leur souci de l’intérêt général et du service des citoyens.
Parmi eux, nombreux sont ceux qui s’empressent de partager sur les réseaux sociaux et auprès de leurs collègues leur analyse d’une aveuglante clarté. Égoïstes, imbéciles, marginaux, brutaux, voyous, violents, fascistes, anarchistes, réactionnaires, illuminés, passéistes, poujadistes, amateurs, naïfs, primaires, vulgaires, et voici les Gilets Jaunes rhabillés pour l’hiver qui vient. De la diversité de leurs parcours, de leurs situations, de leurs motivations et de leurs revendications, ces analystes improvisés n’ont cure : armés d’une vue aussi courte que leur carrière est longue, ils entendent démontrer que cette masse sauvage ne serait composée que de barbares ignorants des réalités économiques, dont il vaudrait mieux pour le bien de tout le monde et en particulier du leur qu’ils laissent les sachants raisonnables gouverner sereinement.
Alors, fermez le ban ? Il ne suffit pas de mépriser la réalité pour la faire disparaître. Ceux qui prétendent réduire à l’insignifiance cet événement qu’ils n’étaient capables ni de prévoir, ni d’imaginer feignent d’ignorer ses causes profondes. N’en déplaise à ces demi-habiles qui prétendent régler le compte du mouvement en deux coups de mépris de classe, cette éruption de colère s’inscrit dans le temps long, celui d’évolutions économiques et sociales profondes qui se traduisent, pour une part importante des habitants de ce pays, par une précarisation croissante des emplois qu’ils occupent en sacrifiant du temps et de l’énergie pour le profit d’autres qu’eux-mêmes. Mais pour certains, la messe serait dite : ceux qui se mobilisent aujourd’hui ne voudraient « que du pognon ».
Egoïstes, matérialistes et court-termistes, ils seraient incapables de voir plus loin que leur petit intérêt personnel et seraient aisément achetables par quelques mesures ponctuelles. Le mépris de ceux qui tiennent ces discours les empêche de voir qu’à travers ces revendications bien concrètes, la question posée est celle du système économique et de son fonctionnement, du partage de la valeur ajoutée et des mécanismes de redistribution. Cette précarisation de millions d’existences individuelles n’est que renforcée par la hausse des prélèvements pesant sur les ménages et la consommation [1], et ce alors même que les mesures de réduction du « train de vie de l’État » sapent les fondements des services publics de proximité qui forment – formaient ? – une part essentielle de la vie et du tissu social de nos territoires.
Il y a longtemps déjà que nous ignorons les signes avant-coureurs qui annonçaient l’éruption actuelle.
Notre système de gouvernement s’est fondé sur un pacte tacite, celui par lequel la grande majorité des citoyens acceptait de ne pas participer activement au processus de décision politique, lequel était de facto la chasse gardée des catégories sociales les plus favorisées, en échange de quoi ces dernières s’engageaient à agir pour accroître le confort matériel de ces citoyens passifs tout en créant les conditions d’une mobilité sociale qui permettrait à leurs enfants d’être mieux lotis qu’eux-mêmes. Ce pacte est aujourd’hui brisé. Lorsque les conditions de travail et d’existence se dégradent, lorsque la mobilité sociale se grippe, la remise en cause de la légitimité des gouvernants survient rapidement puisqu’il devient évident aux yeux de tous que ces derniers ne sont pas capables de respecter les termes de ce contrat qui exigeait qu’ils œuvrent pour améliorer la condition de tous ceux qui n’ont pas le droit à la parole.
Lorsqu’à cette promesse trahie s’ajoute la manifestation trop fréquente d’un mépris de classe mal dissimulé, les revendications économiques s’enveniment et s’adjoignent d’une haine symbolique à l’égard de ceux qui incarnent ce monde d’« en haut ». Cette haine se cristallise aujourd’hui sur la figure d’un président de la République qui focalise de nombreuses choses aux yeux de ceux qui manifestent dans ce froid déjà hivernal : la réussite facile des privilégiés, l’arrogance des parvenus, le mépris pour les difficultés vécues au quotidien par des millions de personnes, l’inconscience même de ces difficultés et de ce qu’elles signifient. Le procès qui est fait au chef de l’État n’est-il pas injuste ? Ses prédécesseurs ne portent-ils pas une responsabilité bien plus grande que la sienne ? Sans doute.
On répondra cependant à ces beaux esprits ce qu’ils savent bien répondre à d’autres qui se plaignent du sort défavorable qui leur est fait : que la vie est injuste, et que s’interroger sur la justice de telle ou telle situation ne nous fait guère avancer. La réalité de cette colère demeure, et elle est bien ce qui doit concentrer notre attention. Il y a longtemps déjà que nous ignorons les signes avant-coureurs qui annonçaient l’éruption actuelle, parmi lesquels la croissance de l’abstention, arbitrairement réduite à un désintérêt pour la chose politique, et la montée de votes protestataires rapidement évacués en renvoyant ces électeurs à leur stupidité supposée. Les institutions continuaient à fonctionner sans que ces piquantes interférences ne les affectent : pourquoi réfléchir plus loin ? Il y a fort à parier, d’ailleurs, que ce qui se passe aujourd’hui serait arrivé bien plus tôt si d’innombrables associations de toutes sortes n’avaient permis de maintenir un maillage d’actions de solidarité et de vie collective partout dans le pays, amortissant ainsi les conséquences sociales de ces dynamiques économiques.
Ceux qui voudraient que cette colère soit un gentil mouvement, soigneusement défini, bien élevé et bien rangé, dont les membres n’insulteraient ni ne crieraient, ceux-là peuvent retourner se réfugier dans leurs contes et leurs illusions.
La longue période écoulée a ajouté à cette précarisation une terrible dépolitisation, dont les causes exigeraient d’être longuement examinées mais qui résulte notamment du délitement des corps intermédiaires, d’un système économique dont le fonctionnement s’est traduit par l’isolement des individus, la mise en concurrence des uns contre les autres et l’affirmation d’une vision présentant le monde comme un jeu à somme nulle dans lequel ce qu’obtiennent les uns est censé devoir être pris aux autres, ainsi que de l’insuffisant travail de conscientisation par des forces de gauche. Ces organisations, partis comme syndicats, n’ont pas assumé les missions d’éducation populaire par lesquelles elles auraient dû œuvrer au développement d’une conscience critique, au niveau individuel comme à l’échelle de la collectivité.
Certains déplorent aujourd’hui les caractéristiques du mouvement des Gilets Jaunes, évoquant pêle-mêle le manque d’une structure organisée, l’absence de projet de société positif et clair, l’individualisme supposé des manifestants voire leur mépris des contre-pouvoirs. Pourtant, dans le désert politique qui est le résultat de ces évolutions économiques et sociales profondes, l’émergence d’un tel mouvement est en elle-même inattendue et presque inespérée. Ceux qui voudraient que cette colère soit un gentil mouvement, soigneusement défini, bien élevé et bien rangé, dont les membres n’insulteraient ni ne crieraient, ceux-là peuvent retourner se réfugier dans leurs contes et leurs illusions. Ce que nous observons est le produit d’une réalité : il est aussi vain d’espérer qu’il prenne une forme différente qu’il serait vain d’espérer que le soleil se lève à l’ouest.
Nombre de ces discours qui entendent discréditer le mouvement laissent transparaître, en filigrane, leur dimension profondément antidémocratique. La démocratie convenait fort bien à leurs auteurs tant qu’elle était sous contrôle, canalisée par des partis et des syndicats qui assuraient l’intégration de l’expression citoyenne au système institutionnel. La démocratie devient gênante lorsque sa pratique prend une tournure inattendue, comme ce fut le cas à l’occasion du référendum de 2005. Elle devient insupportable lorsqu’elle trouve des voies autonomes d’expression, et il faut sans doute lire à cette aune les propos de ceux qui pointent du doigt, non sans aplomb, les Gilets Jaunes en assurant qu’ils ne sont pas des démocrates – faisant ainsi peu de cas de l’émergence du « référendum d’initiative citoyenne » comme l’une des revendications premières du mouvement. Le couvercle de l’inhibition politique a sauté : les réseaux sociaux ont permis à une part importante de la population de prendre conscience qu’il était encore possible d’agir ensemble, sans s’en remettre à un parti, à une organisation ou à une institution, brisant ainsi le sentiment d’isolement évoqué plus haut. Ce qui s’est ainsi révélé ne disparaîtra pas. Il se passe quelque chose d’important lorsque des personnes qui n’ont jamais manifesté se mobilisent avec une telle force.
Si la situation actuelle porte en elle un risque d’évolution autoritaire, ce n’est pas en raison de cette poussée d’expression démocratique, mais bien en raison du désert politique dans lequel elle se déploie. Si cette exigence de démocratie directe devait s’imposer dans un contexte institutionnel inchangé, si le recours au peuple devait devenir un levier quotidien du gouvernement sans pour autant que soient abandonnés le centralisme d’Etat et la verticale du pouvoir qui fondent nos institutions, alors il est à craindre que cette démocratie directe ne soit utilisée par des gouvernants habiles pour saper les bases des contre-pouvoirs en mobilisant ce principe de légitimité alternatif pour revendiquer un lien direct avec le peuple souverain, à l’image de ce qui peut être observé en Hongrie ou en Turquie.
C’est donc bien le risque d’un aveuglement de ceux qui sont étrangers à la mobilisation des Gilets Jaunes, bien davantage que les caractéristiques du mouvement lui-même, qui exige la plus grande vigilance. Le danger de l’aveuglement existe d’autant plus qu’avec des inégalités économiques et territoriales qui se creusent, une mobilité sociale introuvable et des services publics progressivement rongés, un clivage de plus en plus net s’est installé entre ceux à qui le consensus économique profite et ceux qui le servent sans en bénéficier. Deux nations semblent aujourd’hui se faire face, qui se sont progressivement éloignées au point d’être désormais incapables de se comprendre et de dialoguer. Cette opposition s’incarne dans les deux scènes filmées dans les jardins de l’Elysée lors des journées du patrimoine 2018 : l’un, horticulteur au chômage, se voit répondre qu’il faut s’adapter au « marché du travail » et accepter de travailler dans un café ; l’autre, qui veut passer le concours de l’ENA, est encouragé à prendre le temps de se demander quel métier il veut faire puisque tous les possibles lui sont ouverts.
La faute est d’autant plus grande lorsqu’elle est le fait de ceux qui prétendent servir la collectivité.
Ces inégalités de reconnaissance symbolique et matérielle, de perspectives d’évolution, de conditions d’existence nous empêchent de comprendre le sort de ceux qui sont dans cet autre monde social auquel nous n’appartenons pas – ou plus – et avec lequel nous ne partageons plus rien. L’impossibilité d’entrer en lien avec l’expérience de ces autres construit peu à peu notre indifférence à leur sort. Elle fait de nous des monstres, incapables de la moindre compassion à l’égard de ceux qui s’agenouillent dans les rues des beaux quartiers, face aux forces de l’ordre et à leurs gaz lacrymogènes, en hurlant qu’ils ne bougeront pas parce que les gaz ne sont rien par rapport à leurs conditions quotidiennes de travail et d’existence. Comme seule réponse, les sachants font valoir que les revendications qui s’expriment ne sont « pas très structurées », « confuses » et exigeraient « un minimum d’expertise » avant de s’exprimer. Savent-ils ce que peut ressentir un parent qui n’a pas de quoi acheter de nouvelles chaussures à ses enfants ? Qui n’a pas de quoi leur faire plaisir à Noël ? Certains l’ont su et semblent l’avoir oublié. D’autres ne le sauront jamais.
Cette monstruosité qui se nourrit de l’absence de confrontation avec la réalité du monde et des blessures qu’il inflige à ceux qui en sont les laissés-pour-compte, James Baldwin l’évoquait déjà en 1964 : « Il y a quelque chose de monstrueux à n’avoir jamais été blessé, n’avoir jamais saigné, n’avoir jamais rien perdu, n’avoir jamais rien gagné parce que la vie est belle, et pour qu’elle reste belle vous allez rester juste comme vous êtes et vous n’allez pas confronter vos théories à toutes les possibilités qui existent dehors. […] Notre échec à accepter la réalité de la douleur, de l’angoisse, de l’ambiguïté, de la mort nous a transformés en un peuple très particulier et parfois monstrueux. Cela signifie notamment, et cela est très grave, que les gens qui n’ont aucune expérience n’ont pas de compassion. »
Face à ces réalités, se contenter du cynisme de généralités simplistes et méprisantes qui font d’un événement une anecdote, se satisfaire de mesures conjoncturelles destinées à calmer la colère sans pour autant s’intéresser à ses racines, c’est se montrer non seulement paresseux mais également irresponsable. La faute est d’autant plus grande lorsqu’elle est le fait de ceux qui prétendent servir la collectivité. Personne, et certainement pas l’auteur de ces lignes, ne peut prétendre comprendre pleinement le malaise actuel et savoir comment y remédier. Mais le minimum que les citoyens sont en droit d’exiger de ceux qui font profession de les servir est cet effort de compréhension et – osera-t-on ce mot, si difficile à entendre par ceux qui n’ont dans la tête et dans le cœur que des chiffres ? – d’empathie à l’égard des situations humaines dont la mobilisation actuelle est l’expression, cet effort de lucidité à l’égard de ce qu’elles révèlent du fonctionnement de notre système économique et des injustices dont il est à l’origine.
Servir l’intérêt général, c’est regarder la réalité sociale en face, c’est faire l’effort de s’interroger et de remettre en question ses certitudes pour tenter de comprendre ce que cette réalité révèle et d’imaginer ce qui pourrait être fait pour améliorer les choses. Ce n’est pas se complaire dans un statu quo dont on profite en se contentant de balayer la réalité d’un revers de main méprisant, ce qui revient à dire à toutes celles et tous ceux qui se mobilisent que leurs vies et leurs expériences quotidiennes n’ont aucune valeur. Ce n’est pas s’enfermer dans un déni de réalité qui consiste à discréditer le mouvement pour nier les causes, bien réelles, qui en sont à l’origine. Croit-on donc que tous ces gens n’ont rien d’autre à faire que passer leurs soirées sur des ronds-points ? Qu’ils le font pour le plaisir de réclamer et de se plaindre ? Ceux qui osent tenir ces discours n’ont-ils pas honte de tant d’indécence ?
Aux autres, alors, aux innombrables qui gardent en eux la décence commune dont parlait George Orwell, de dire qu’ils refusent ce cynisme et cette morgue. Il y a quelques mois, le président de la République déclarait aux parlementaires européens ne pas vouloir « appartenir à une génération de somnambules », à une génération « qui refusera de voir les tourments de son propre présent ». Gageons que cette exigence de lucidité l’emportera sur les conservatismes médiocres qui ne savent regarder le monde que les yeux grands fermés. Si ceux qui exercent des responsabilités ne se hissent pas à la hauteur de cette exigence, alors il est à craindre qu’au pays des aveugles à la colère qui s’exprime aujourd’hui, les borgnes qui sauront l’exploiter seront bientôt faits rois.