Société

L’univers Lego, miroir de l’obsession sécuritaire

Historien

Autrefois exempt de violence, l’univers Lego se focalise désormais sur la criminalité et sa répression. Ce monde imaginaire apparaît en miroir du monde occidental contemporain, ou plutôt de l’image qui en est souvent véhiculée : des villes rongées par la violence, justifiant une inflation sécuritaire et militariste.

À la veille de Noël et avant l’arrivée des nouvelles collections d’hiver 2019, le catalogue du site internet Lego propose une rubrique City. Il s’agit de la plus ancienne ligne Lego ; elle trouve ses origines dans les premières boîtes dans les années 1950 et 1960 après le dépôt du brevet de la fameuse brique à tenons en 1958. Dès cette année-là, les briques, avant tout blanches, jaunes et rouges, ont vocation à construire des villes. Sur la boîte numéro 220, dans sa version allemande, quatre petits-enfants construisent une ville faite de maisons individuelles bordées d’arbres dans un style résolument danois. Au-dessus d’eux, les guidant dans leurs travaux, un policier en uniforme semble déjà protéger la ville.

La collection City, aussi importante que les très anciennes Pirates ou Espace qui ont marqué les générations d’enfants et souvent d’adultes des années 1980 et 1990, a pour projet de construire une métropole. Les catalogues Lego publiés année après année ont d’ailleurs donné des images de cette ville imaginaire. Se plonger dans cette ville est d’autant plus intéressant que la firme danoise de Billund est très soucieuse de son image et ses imaginaires qui sont maintenant globaux alors même que Playmobil, rival allemand malheureux, offre un monde resté profondément germanique jusque dans l’uniforme de ses policiers.

La ville dessinée par les créateurs Lego se veut donc une sorte de miroir du monde occidental contemporain, or ce miroir nous renvoie aujourd’hui l’image d’un monde sécuritaire et militarisé.

Sur le territoire Lego, la sécurité de la population a pris le pas sur la simple vie.

La ville Lego est en évolution profonde. Si les paysages des années 1960 aux années 1990 restent résolument marqués par les maisons individuelles, les loisirs et le commerce, ces dimensions sont moins prégnantes au tournant des années 2000. À partir de cette période et jusqu’à maintenant, la sécurité, sous toutes ses formes, est devenue l’objet principal des activités urbaines. Pour l’année 1986, on compte 26 boites de la série Legoland – un des nombreux noms de la série de la ville – mais seulement deux boites policières et deux autres de pompiers. L’année suivante, le nombre de boites liées à la sécurité tombe à deux, une boîte policière et une boîte de pompiers.

Aux premiers jours de décembre 2018, le catalogue en ligne annonce pour la série City plusieurs dizaines de boites. Sur 74 boites visibles, la sécurité est omniprésente : les coast guards, les pompiers et la police représentent 30 boites. Il faut ajouter 11 boites consacrées à des expéditions exotiques dans la jungle ou en arctique, quatre boites pour l’exploitation d’une mine et 12 consacrées aux moyens de transport, il en reste 14 seulement consacrées à la vie urbaine proprement dite et encore, pour obtenir ce nombre, il faut compter des boites d’accessoires floraux. Ainsi, un grand nombre de sous-séries se télescopent pour créer une accumulation de boîtes sur le thème du contrôle du territoire. Sur son site Lego affirme en anglais : « city is a realistic Lego world ». Force est alors de constater que, sur le territoire, la sécurité de la population a pris le pas sur la simple vie.

Sans doute, le Noël 2018 est exceptionnel : cette accumulation est le reflet d’une stratégie commerciale. Certaines boites policières sont traditionnelles, comme le centre de commandement mobile qui est la reprise d’une ancienne boîte remontant aux débuts des années 1980 ; elles sont vendues pendant plusieurs années, une durée largement supérieure à la norme actuelle de 18 à 24 mois en rayon. Cette faible longévité des boîtes de Lego au service d’une rotation accélérée ne correspond pas tant à un choix idéologique qu’à un choix commercial. Si Lego produit autant de boites de police ou de pompier – le plus souvent les mêmes avec quelques variantes comme un hélicoptère, un véhicule lourd, une grande échelle ou un avion à hélice – c’est qu’il existe une demande. Lego est une entreprise réputée pouvoir couper rapidement dans une série quand elle estime qu’elle ne correspond plus à une norme de rentabilité acceptable.

La configuration sécuritaire de l’espace de la ville Lego est renforcée par des sous-séries spécifiques. Ainsi la boîte 60130 connue sous la terminologie anglaise de Prison Island permet de construire un pénitencier de haute sécurité sur une île isolée qui n’est pas sans ressemblance avec la prison d’Alcatraz dans la baie de San Francisco. S’il y a un pénitencier dans la ville Lego, c’est que la délinquance y est présente et qu’un travail de répression de la criminalité y est fait. En rupture avec les décennies précédentes, les années 1990 ont vu l’arrivée de figurines de délinquants. Cette dimension a même été renforcée dans les années 2000 et surtout 2010, où bon nombre de boites proposent dans leur intitulé une situation criminelle : depuis 2012, il n’y a pas une année sans au moins une boîte consacrée à une course poursuite entre policiers et gangsters et une autre représentant un repaire de délinquants.

La ville Lego se fait donc au tournant du siècle le reflet d’une inquiétude sécuritaire justifiant sans doute l’augmentation des moyens répressifs.

L’augmentation des moyens répressifs de la police Lego s’accompagne aussi de sa transformation en une forme de plus en plus paramilitaire. Ainsi, l’hélicoptère lourd sorti avec la référence 4439 en 2012 est en fait un hélicoptère à deux rotors, plus connu sous le nom de chinook ou CH 47. Cet hélicoptère a été développé dans les années 1960 pour fournir des capacités de transport lourd, particulièrement d’hommes, à l’armée américaine engagée au Vietnam. Il est en service dans toutes les branches des armées américaines et dans de nombreuses armées occidentales. L’année suivante, sous la référence 60046, une boîte propose un hélicoptère de surveillance. Il s’agit pourtant de l’un des plus gros hélicoptères jamais produit par Lego. Ses formes renvoient elles aussi précisément à un célèbre modèle réel, le Super Stallion ou CH 53 qui est depuis les années 1960 l’un des hélicoptères préférés du corps des marines américains. Enfin, le Cargo heliplane, sorti lui aussi en 2013 sous la référence 60021, est un appareil de transport dit tiltrotor. Cet engin existe dans la réalité, il est désigné sous le nom de V22 Osprey et il est en usage comme principal moyen de transport logistique dans le corps des marines.

En deux ans, on trouve dans les catalogues Lego des engins présentés comme civiles et policiers qui sont, en réalité, de pures machines de guerre jamais vue ailleurs que dans des armées. Sur le plan des hommes des forces de sécurité, le tournant a lieu en 2013 avec trois boites de la série 60007 à 60009 qui introduisent des figurines en tenue de combat et des unités d’interventions de type anti-gang pour prendre une terminologie française ou bien des SWAT pour utiliser celle américaine. La transformation se poursuit en 2015 : la boîte 60140 présente un braquage dans une banque qui nécessite l’intervention d’un véhicule lourd et d’une autre équipe d’intervention munie de casques lourds. Pour l’hiver 2018-2019, on pourra acquérir les premiers parachutistes paramilitaires Lego.

Ces véhicules militaires et ces unités d’intervention témoignent d’une évolution profonde des dispositifs policiers Lego. Ils se militarisent et se tournent vers l’intervention. Les figurines se trouvent dotées des équipements idoines, gilets tactiques et casques lourds à visière pare-balles. La police de cette ville-monde suit les évolutions constatées dans toutes les polices du monde et particulièrement aux États-Unis. En 2013, le journaliste libertarien Radley Balko met en évidence les racines de la militarisation de la police américaine, phénomène qu’il perçoit comme liberticide. Elle se traduit par le développement y compris à l’échelle locale, les sherifs departements, d’unités dites SWAT pour special weapons and tactics. Ces unités trouvent leur origine dans la lutte contre les gangs en particulier à Los Angeles.

Mais c’est la présidence de Ronald Reagan qui constitue l’inflexion majeure d’un rapprochement entre logiques policières et logiques militaires sous les auspices de la guerre contre la drogue (Rise of the warrior cop. The militarization of america’s police forces, 2013, édition de 2014, p. 145-146). Ce processus de militarisation a connu une inflexion nouvelle, ainsi que l’analysent Eliav Lieblicj et Adam Shinar dans un article du Michigan Journal of Race and Law de 2018. La guerre contre la terreur lancée à la suite du 11 septembre 2001 a permis d’alimenter en armes et équipements de guerre toutes les forces de police américaines désireuses de le faire. En effet, dans le cadre de programmes de recyclage d’équipements militaires préexistants dits « program 1122 » et « program 1033 », le ministère de la sécurité intérieure, créé par l’administration à la suite des attentats, a pu transférer entre 2001 et 2011 pour 34 milliards de dollars de matériels depuis le département de La Défense (Eliav Lieblich & Adam Shinar, « The Case Against Police Militarization », Mich. J. Race & L. 23/105, 2018, p. 120).

S’il y a une militarisation, il faut alors s’interroger sur les armes dans l’univers de la ville Lego. En effet, celles-ci sont absentes. Lego est une firme particulièrement soucieuse de son image. Ainsi, les boites Lego sont toutes mixtes depuis plusieurs années. Ce souci se poursuit dans une parité rigoureuse qui va jusque dans la répartition des activités puisque les concepteurs Lego s’assurent qu’il n’y a pas d’activités genrées : ainsi les fonctions de pilotes d’avion ou d’hélicoptères sont régulièrement attribués à des figurines identifiées comme étant des femmes. Le souci de la réputation publique se poursuit encore dans la publicité. En novembre 2016, alors que le Brexit n’en est qu’à ses premières crises, le tabloïd britannique le Daily Mail, particulièrement europhobe, insulte et menace en une du journal les trois juges de la haute cour de Londres ayant estimé nécéssaire un vote du Parlement sur le Brexit après le référendum. Ces attaques particulièrement odieuses, certaines homophobes, avaient conduit à une interpellation sur Facebook de Lego par un père britannique soucieux de ne pas associer le jouet familial à un tel journal. Lego avait répondu sur Twitter quelques jours après, le 12 novembre 2016, que la firme cessait toute publicité dans ce journal.

On constate une porosité de la violence de la guerre des étoiles dans l’espace urbain Lego.

Le souci de la bonne réputation est constant et  explique l’absence d’armes dans la ville. Cependant les mondes de Lego ne sont pas sans armes, bien au contraire, certains en regorgent. Ainsi, dès son introduction la gamme pirates se passant dans un monde ancien – aux Caraïbes entre les XVIe et XVIIIe siècle – propose des pistolets et des fusils dans le genre de ceux de l’époque. La rupture se fait avec l’introduction d’une gamme Star Wars en 1999. Ce changement s’est traduit dans des données consolidées par des chercheurs néo-zélandais de l’Université de Canterbury dans un article publié le 20 mai 2016 (Bartneck C, Min Ser Q, Moltchanova E, Smithies J, Harrington E, « Have LEGO Products Become More Violent? », PLoS ONE 11(5), 2016). Leurs données restent approximatives puisqu’un sabre pirate ou un tromblon a le même statut statistique qu’un fusil d’assaut. Malgré tout, leurs données démontrent la fulgurante ascension des boites et des pièces violentes. L’augmentation du nombre de boites dans les années 2000 et surtout 2010 est bien portée par Star Wars qui est un des thèmes Lego les plus populaires. Son introduction a même porté une croissance économique exceptionnelle de la firme danoise pourtant en mauvaise posture à la fin des années 1990.

Du fait de la standardisation des briques et des figurines, la porosité d’un monde à l’autre dans l’univers Lego, qui fut au cœur des moments les plus poétiques du film Lego la Grande Aventure (2014), permet le passage des armes d’un monde à l’autre et particulièrement à celui de la ville. Ainsi, les analyses néo-zélandaises sont probablement en dessous de la réalité de la brutalisation du monde Lego et principalement de la ville. En effet, avec la game Star Wars, tout une série de figurines armées a été développée. Ces figurines avaient ce que dans le vocabulaire des mondes de George Lucas on appelle des blasters mais qui deviennent autant d’armes et particulièrement de fusils d’assaut dans les Lego de villes. On constate une porosité de la violence de la guerre des étoiles dans l’espace urbain Lego.

Les armes Lego issues de l’univers Star Wars ne sont pas d’abord le fait de boites issues des films mais de celles inspirées par deux séries successives. L’une est produite entre 2003 et 2005 sur trois saisons et l’autre, la plus importante, entre 2008 et 2013 sur six saisons. Ces deux séries se concentrent sur un événement évoqué dans les films de la deuxième trilogie Star Wars : les guerres des clones (The Clones Wars). Cette guerre est majeure puisque c’est elle qui en dix ans de conflits précipite la République dans le chaos et puis l’Empire dictatorial. Or, c’est le propos de George Lucas, c’est l’aveuglement des généraux de la République sur les effets mêmes de la guerre qu’ils dirigent qui conduit la République à sa perte. Ces deux séries racontent cette guerre et ses errements du point de vue des soldats. Dans le même temps, cette série était développée et produite pendant toute la période de la guerre contre la Terreur lancée par George W Bush, celle-là même qui a alimenté les polices américaines en armes de guerre. En cela, la militarisation et la brutalisation de la ville globale que Lego donne à voir est avant tout la notre.


Ramon Epstein

Historien