Politique

Pourquoi les gilets jaunes sont « sages » – et vont sans doute le rester

Philosophe

Des révolutions arabes aux Gilets Jaunes, certains observateurs soulignent l’intelligence ou la sagesse des foules quand d’autres pointent à l’inverse leur danger – ainsi Emmanuel Macron évoquant dans ses vœux une « foule haineuse ». Qu’en penser ? Ces appréciations sont-elles uniquement dépendantes de parti-pris politiques ? Non, des critères peuvent être mis en avant pour montrer que les foules peuvent être intelligentes ou dangereuses, suivant les cas, et que le passage de l’un à l’autre peut être brutal. Et, de là, que les Gilets Jaunes sont plutôt une foule sage, fortement susceptible de le rester.

Après bien d’autres, Yves Cohen a récemment souligné ce que les événements tels que les révolutions arabes ou le « mouvement des places » peuvent avoir de surprenant, dans la mesure où ils mettent en action des quantités considérables d’individus, sans coordination apparente et sans leader. Dans Réenchanter le monde (2017), ouvrage dans lequel nous interrogeons les conditions de l’émancipation, à l’époque de l’anthropocène et du postmarxisme, nous sommes revenus sur la question, entre autres choses, autour de quatre auteurs principaux : Gustave Le Bon, et plus secondairement Gabriel Tarde, Serge Moscovici, Jean-Paul Sartre et James Surowiecki.

Les deux (ou trois) premiers posent la question sous l’angle psychologique, aboutissant à des conclusions très opposées, tandis que le second apporte la matérialité des structures, humaines ou naturelles, et que le dernier dégage des conditions plus précises « d’intelligence » ou de « sagesse » des foules. Dans l’espace disponible les travaux d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ne seront pas évoqués, mais ils participent évidemment de la réflexion, en sous-main.

Deux visions très tranchées en psychologie sociale

Qui s’intéresse à la foule est renvoyé aux travaux considérés comme pionniers de Gustave Le Bon et de Gabriel Tarde qui font encore référence même s’il est de bon ton d’affirmer que les thèses du premier sont de qualité médiocre, tournées contre le socialisme (il écrivait contre les leaders syndicaux) et irrémédiablement entachées de leur usage fasciste (ses travaux furent largement mobilisés par les régimes totalitaires). Pour résumer très rapidement, Gustave Le Bon estime que l’individu est un être instable incapable de s’organiser et donc demandeur d’ordre et de normes, d’où un inévitable « despotisme des meneurs ». « Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la force de l’autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses sen


[1]Gustave Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 2003 [1895], Livre 1, chapitre 2, §4.

[2]Ibid., Livre 1, chapitre 3, §3 – Livre 2, chapitre 3, §1.

[3]Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Kimé, 1993 [1890], chapitre 3.

[4]Serge Moscovici, L’âge des foules – un traité historique de psychologie des masses, PUF, 1985, p. 216.

[5]Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1996 [1979], p. 60.

[6]Ibid., p. 351.

[7] Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, 1976 [1943], p. 73.

[8]Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, Gallimard, 1985 [1960], p. 160, 162,193, 289, 295, 363.

[9] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, FNSP, 2009 [1986].

[10]Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1960, p. 60.

[11]Radu Dobrescu, La distinction rousseauiste entre volonté de tous et volonté générale : une reconstruction  mathématique et ses implications pour la théorie démocratique, Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, 42:2 (June/juin 2009) 467–490

[12]Michel Dobry, Op. Cit., 2009 [1986].

[13]Ibid., p. 244.

[14] Poutine a adopté semble-t-il la même stratégie, comme le soulignent des dissidents ayant connu le stalinisme. Voir le reportage de Jean-Michel Carré, Poutine pour toujours ? 2007. Voir également 1984, d’Orwell

[15] Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, Fayard, 1988, p. 244

[16]En France un individu qui gagne 1000 euros par mois est considéré comme pauvre par ses concitoyens, alors qu’à l’échelle mondiale il fait largement partie de la classe moyenne, laquelle démarre à 6000 euros par an. La raison est que la pauvreté est relative à un mode de vie, comme le suggérait Amartya Sen. La richesse est partiellement « positionnelle » c’est-à-dire relative à la position des autres. Voir https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[17] Observations personnelles sur les Champs-Elysées et aux alentours, les week-ends de décembre 2018.

Fabrice Flipo

Philosophe, Professeur à l'Institut Mines-Télécom Business School, chercheur au LCSP (Université Paris-Cité)

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1]Gustave Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 2003 [1895], Livre 1, chapitre 2, §4.

[2]Ibid., Livre 1, chapitre 3, §3 – Livre 2, chapitre 3, §1.

[3]Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Kimé, 1993 [1890], chapitre 3.

[4]Serge Moscovici, L’âge des foules – un traité historique de psychologie des masses, PUF, 1985, p. 216.

[5]Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1996 [1979], p. 60.

[6]Ibid., p. 351.

[7] Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, 1976 [1943], p. 73.

[8]Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, Gallimard, 1985 [1960], p. 160, 162,193, 289, 295, 363.

[9] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, FNSP, 2009 [1986].

[10]Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1960, p. 60.

[11]Radu Dobrescu, La distinction rousseauiste entre volonté de tous et volonté générale : une reconstruction  mathématique et ses implications pour la théorie démocratique, Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, 42:2 (June/juin 2009) 467–490

[12]Michel Dobry, Op. Cit., 2009 [1986].

[13]Ibid., p. 244.

[14] Poutine a adopté semble-t-il la même stratégie, comme le soulignent des dissidents ayant connu le stalinisme. Voir le reportage de Jean-Michel Carré, Poutine pour toujours ? 2007. Voir également 1984, d’Orwell

[15] Serge Moscovici, La machine à faire des dieux, Fayard, 1988, p. 244

[16]En France un individu qui gagne 1000 euros par mois est considéré comme pauvre par ses concitoyens, alors qu’à l’échelle mondiale il fait largement partie de la classe moyenne, laquelle démarre à 6000 euros par an. La raison est que la pauvreté est relative à un mode de vie, comme le suggérait Amartya Sen. La richesse est partiellement « positionnelle » c’est-à-dire relative à la position des autres. Voir https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[17] Observations personnelles sur les Champs-Elysées et aux alentours, les week-ends de décembre 2018.