Politique

La France à l’horizontale

Économiste

Symbole d’une démocratie trop verticale, le mouvement des gilets jaunes résulte de l’exclusion sociale, économique et politique d’une part de la population. Et le sujet est suffisamment grave pour que le débat mérite de dépasser – sans les nier – les menaces populistes. Une conviction demeure : de nouveaux outils démocratiques doivent être déployés pour apporter une réponse juste et pérenne au mouvement et remettre la France à l’horizontale.

De quoi les « gilets jaunes » sont-ils le nom ? Cette question n’a eu de cesse d’agiter le débat français au cours des derniers mois. Le plus souvent suivie, du moins chez certains, d’une autre interrogation, inquiète : verra-t-on bientôt la fin de ce mouvement ? Question mal posée selon moi, car il faudrait bien plutôt s’enquérir de : ne vois-tu rien venir ? Or ce que je vois venir n’a rien de réjouissant : ni le soleil qui poudroie, ni l’herbe qui verdoie, mais une double vague marquée par l’abstention et le vote Rassemblement national aux élections européennes du mois de mai. En attendant la suite, qui pourrait être pire.

Non que les « gilets jaunes » soient un mouvement d’extrême droite, loin de là. Ceux qui dessinent une comparaison hâtive avec le Mouvement 5 Étoiles italien, argument facile pour délégitimer cette nouveauté française d’un revers de main, sont, quand ce n’est dans le déni, du moins victimes d’un manque évident de clairvoyance. D’autant que le Mouvement 5 Étoiles lui-même, opportunément allié à une Ligue dont le programme économique est en contradiction avec ses propres revendications (comment financer un revenu universel tout en réduisant l’ensemble des impôts, y compris des plus favorisés ?), reste difficilement classable sur le traditionnel axe gauche-droite duquel il va falloir apprendre à nous déshabituer ; le conflit politique est aujourd’hui pluridimensionnel. De même que le monde est devenu bien plus complexe que la pensée de notre Président qui se limite à la théorisation d’un soi-disant affrontement entre des « progressistes éclairés » (essentiellement lui-même et ceux qui l’entourent ou le flattent) et des « bouseux moyenâgeux » (les autres).

Ce n’est pas en pointant du doigt les racines de l’explosion des populismes qu’on les conduit vers la victoire.

J’ai eu, au cours des dernières semaines, de nombreuses discussions avec toutes sortes d’incarnations de la pensée conservatrice. Brandissant le Mouvement 5 Étoiles comme épouvantail, et accusant ceux qui prenaient le parti des revendications des « gilets jaunes » – ce qui est mon cas sur les questions du pouvoir d’achat, de la réduction des inégalités, de la démocratie représentative, etc. – de faire le lit des populismes. Certes, nous pouvons nous entendre sur un point : il existe aujourd’hui en France une menace populiste (terme lui-même bien trop flou pour être opérationnel), et les événements récents en Hongrie, en Italie, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis nous rappellent que notre pays n’est pas un cas isolé. Mais ce n’est pas en pointant du doigt les racines de cette explosion des populismes – et notamment la montée des inégalités économiques et politiques – qu’on les conduit vers la victoire ; c’est en niant la réalité de la montée des inégalités, en n’apportant à la crise actuelle que des solutions en pointillés. Nommer n’est pas créer, c’est ouvrir la possibilité d’une réponse appropriée. Certes il y a des racistes, des antisémites, des homophobes, des misogynes parmi les « gilets jaunes », il y a des cons aussi, comme partout. Voilà qui est dit. Je ne ferme pas les yeux et, comme la très large majorité des Français, je dénonce chacune des dérives et chacune des violences – en particulier envers les journalistes –, car ces violences viennent heurter notre démocratie et abîment la qualité de notre débat public.

Mais il y a aussi une erreur de la part de certains médias, et en particulier de certaines chaînes d’information en continu, qui ont fait le choix de diffuser en boucle certaines images de ces dérives, images importantes mais dérives « anecdotiques » au vue de la réalité du mouvement et de ses milliers de ronds-points, comme pour mieux le délégitimer. Comme si ces violences, c’étaient les « gilets jaunes », leur caractéristique première, leur signe de rassemblement. Or les « gilets jaunes », ce n’est pas cela. C’est un mouvement de fond qui témoigne d’une colère légitime et d’un désarroi profond après des années d’exclusion – exclusion de la société de consommation pour ceux qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois, exclusion du jeu démocratique poussée à son apogée depuis les premiers jours de la présidence Macron. Et tant pis pour les chaînes d’information qui préfèrent nier cette réalité et faire le choix d’« effrayer les bourgeois ».

Il a fallu ce symbole, il a fallu cette couleur, pour que les classes populaires puissent faire entendre leur voix.

Certes l’extrême droite – comme de nombreux autres partis – s’est mise à courir après les « gilets jaunes ». Florian Philippot n’en a-t-il pas déposé la marque ? Il est d’ailleurs réjouissant de voir certains leaders politiques trébucher, pris dans leurs propres contradictions. À ce jeu-là, les Républicains font de très loin la course en tête, qui se retrouvent à batailler sur les plateaux pour le pouvoir d’achat des plus modestes, alors même que leur candidat François Fillon prévoyait comme Emmanuel Macron la suppression de l’ISF, mais également l’augmentation de la TVA, l’un des impôts les plus anti-redistributifs. Si les « gilets jaunes » ont bénéficié d’un très large soutien populaire, s’attirant la bienveillance de plus de 80 % des Français – et ce malgré les blocages et certains dérapages –, c’est que leurs revendications et la forme même de leur mouvement reflètent la frustration – quand ce n’est pas la colère – légitime d’une majorité de Français. Frustration face à la baisse de leur pouvoir d’achat qui est la conséquence directe des politiques économiques choisies et assumées par le gouvernement Philippe, frustration face à la montée – plus visible que jamais dans ce monde nouveau de la macronie – des inégalités, frustration enfin face à leur manque de visibilité. Jusqu’aux « gilets jaunes ». Il a fallu ce symbole, il a fallu cette couleur, pour que les classes populaires puissent faire entendre leur voix. Car cette crise est non seulement une crise du pouvoir d’achat, mais également – et c’est lié – une crise de notre démocratie qui, petit à petit, a oublié d’être représentative.

Pourquoi ? Dans Le Prix de la démocratie – livre dont j’avais commencé l’écriture trois ans avant l’élection d’Emmanuel Macron et dont les conclusions demeureraient si François Fillon, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Benoît Hamon étaient présidents de la République, mais qui prend une résonance toute particulière au vu des événements actuels –, je montre que la crise des démocraties occidentales, et en particulier le déficit de représentation dont souffrent les classes populaires, est en grande partie liée à leurs modalités de financement.

Les partis politiques et les campagnes électorales reposent en effet beaucoup trop fortement sur les dons privés, dons qui sont un phénomène de classe : alors que seuls 0,79 % des foyers français font en moyenne chaque année un don aux partis politiques, ils sont plus de 10 % parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés. Et alors que le don moyen de la très large majorité des Français est de 120 euros – pour une raison très simple : ils n’ont pas les moyens de donner davantage –, celui d’un donateur parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés est de 5 245 euros, soit 44 fois plus. Sans compter que ces généreux mécènes politiques se voient rembourser les deux tiers de leurs dons par le contribuable (par vous et moi, donc), au nom d’un invraisemblable mécanisme de réduction d’impôt coûtant aussi cher à la collectivité que le mécanisme officiel de financement public direct des partis politiques (qui pour sa part représente l’équivalent d’un euro par citoyen par an). C’est ainsi que l’on a laissé l’argent – et les intérêts privés – rentrer en politique et investir les élections, y compris dans un pays comme la France où l’on s’en croyait protégé. Aujourd’hui les dons privés – des individus mais parfois aussi des entreprises dans les pays, comme l’Allemagne, où ils sont autorisés – représentent 70 % des ressources du Parti conservateur au Royaume-Uni, 40 % de celles de Forza Italia et près de 22 % pour Les Républicains en France.

Les clivages partisans ont laissé place au conflit de classe « culturel » à compter du jour où les partis à gauche de l’échiquier politique ont à leur tour fait le choix de démarcher des donateurs privés.

Avec comme conséquence directe la fin d’une certaine forme de division, celle de la lutte des classes. Les clivages partisans, au fondement des grandes batailles pour les conquêtes sociales, ont laissé place au conflit de classe « culturel » à compter du jour où les partis à gauche de l’échiquier politique ont à leur tour fait le choix de démarcher des donateurs privés. Le cas d’Hillary Clinton aux États-Unis – et la victoire de Donald Trump – en sont une illustration frappante. La défaite de Clinton est tout à la fois la défaite de la candidate à qui ses discours auprès de Goldman Sachs ou de Citibank ont coûté très cher ; mais également celle du Parti démocrate américain qui au cours des dernières années a abandonné le conflit de classe afin de lever plus de contributions – auprès des plus aisés – pour ses campagnes électorales.

Or l’abandon par les partis politiques du combat de classe sur le terrain économique signifie que c’est la courroie de transmission de leurs protestations qui est aujourd’hui brisée. D’où les « gilets jaunes », reflet de cette absence de courroie. D’où la nécessité de limiter beaucoup plus fortement qu’elles ne le sont actuellement les contributions aux partis et aux campagnes. En France, on pourrait par exemple introduire un plafond de 200 euros par citoyen et par an afin d’égaliser le poids politique de chacun, tout en supprimant le système de réduction d’impôt. Et remplacer le tout par un système égalitaire où chaque citoyen pourrait allouer chaque année 7 euros d’argent public au mouvement politique de son choix (les « Bons pour l’égalité démocratique »). Car si l’on ne limite pas le poids de l’argent privé dans le jeu politique, alors les femmes et les hommes politiques continueront à courir derrière les chéquiers et ce sont, demain comme aujourd’hui, les seules préférences des plus favorisés qui seront représentées.

Mais le déficit de représentation dont souffrent les « gilets jaunes » va plus loin – d’où leur demande d’un référendum d’initiative citoyenne. Il me semble important de donner la possibilité aux citoyens de s’exprimer concrètement en dehors des temps électoraux. Mais cela ne saurait être une solution suffisante dans l’état actuel de nos institutions. Car lorsqu’un tel référendum est organisé il est précédé d’une campagne en faveur des différentes options soumises au vote, et cette campagne peut coûter très cher. Et lorsqu’une campagne coûte cher, en moyenne et statistiquement parlant, la victoire va le plus souvent à ceux qui ont dépensé davantage. Avec quelles conséquences ? Imaginons que l’opposition soit bien organisée, prête à dépenser autant que nécessaire, à mobiliser les lobbys comme elle a l’habitude de le faire – eh bien, au final, le plus probable, c’est hélas qu’il ne se passe rien. Pour ne prendre qu’un exemple – mais il est frappant –, dans le cadre de l’initiative populaire suisse « contre l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques » rejetée en 1984 par 73 % des votants, la seule banque UBS a dépensé dix fois plus pour des publicités dans les journaux contre cette votation que le montant des ressources à disposition du comité d’initiative.

Aujourd’hui, employés et ouvriers représentent moins de 5 % des parlementaires au Royaume-Uni, moins de 2 % aux États-Unis (alors qu’ils sont 54 % de la population active), et l’Assemblée nationale française ne compte aucun ouvrier et moins de 3 % d’employés (alors qu’ouvriers et employés représentent en France un peu plus de 48 % de la population active). Un niveau historiquement bas, alors même que la représentativité des catégories populaires à l’Assemblée nationale n’a jamais été très élevée dans notre pays. Certains voudraient nous faire croire que jamais l’Assemblée n’a été aussi renouvelée, avec l’entrée en force de la société civile. Certes, il n’y a jamais eu aussi peu de sortants parmi les élus en 2017. Et il n’y a jamais eu non plus autant de cadres supérieurs. Pense-t-on fondamentalement pour autant qu’une caissière de supermarché qui a du mal à boucler ses fins de mois se sente bien représentée par un dentiste ou un avocat qui proclament sur les plateaux télévisés que l’on peut sans difficulté se passer de 5 euros par mois et ne connaissent parfois même pas la valeur du SMIC ? Décidément trop intelligent, trop subtil, trop technique.

C’est l’idée d’une Assemblée mixte que je défends : réserver un tiers des sièges à l’Assemblée nationale à des « représentants sociaux », élus à la proportionnelle sur des listes représentatives de la réalité socio-professionnelle de la population.

Il est urgent de répondre à la double crise inégalitaire qui ne cesse de se renforcer : les inégalités économiques alimentent les inégalités politiques à travers les financements privés des partis, des partis qui une fois au pouvoir mettent en œuvre des politiques qui augmentent encore un peu plus les inégalités économiques. Et d’introduire une dose de parité sociale à l’Assemblée nationale. C’est l’idée d’une Assemblée mixte que je défends dans Le Prix de la démocratie : réserver un tiers des sièges à l’Assemblée nationale à des « représentants sociaux », élus à la proportionnelle sur des listes représentatives de la réalité socio-professionnelle de la population. Avec comme implication immédiate le fait que les classes populaires seront nettement plus présentes demain qu’elles ne le sont aujourd’hui sur les bancs de l’Assemblée. Ce qui aura des conséquences très concrètes sur les politiques qui seront mises en œuvre car, comme l’a très bien documenté Nicholas Carnes dans le cas des États-Unis, l’origine socio-professionnelle des parlementaires influence très directement la façon dont ils votent.

La solution de l’Assemblée mixte me semble préférable à celle du tirage au sort car elle permet de s’appuyer sur notre capacité collective à écouter les différents candidats, à les voir débattre, et à choisir ceux qui nous paraissent les plus à même de nous représenter et de participer utilement à des délibérations collectives et à la prise de décision dans le cadre parlementaire. Choisir des représentants, ce n’est pas seulement – ni même principalement – choisir les plus compétents : c’est avant tout choisir ceux qui sauront le mieux participer à des débats complexes sur des questions extrêmement variées, et souvent largement imprévisibles à la date de l’élection. C’est cette capacité d’écoute et de débat que les candidats à la députation doivent démontrer dans une campagne législative, et il me semble que remplacer tout cela par un jeu de dés relève d’un certain nihilisme démocratique.

On nous a habitués aux tragédies en cinq actes : unité de temps, de lieu et d’action. Les « gilets jaunes », dont l’action manque malheureusement parfois d’unité, en ont déjà eu six à la date où nous écrivons. Six actes, comme dans L’Aiglon d’Edmond Rostand, drame qui nous raconte l’histoire du fils de Napoléon Ier, duc de Reichstadt cherchant à marcher dans les traces de son père. Plutôt que de se rêver empereur, il est urgent que Jupiter redescende de son Olympe, car la farce du pouvoir actuel est en train de se transformer en tragi-comédie.

Pour commencer, arrêtons de parler de la France d’en haut et de la France d’en bas. La France d’en bas ne vaut pas moins que la France d’en haut. En bas de quoi d’ailleurs ? Pourquoi constate-t-on un tel niveau de défiance envers les politiques, les énarques, les intellectuels ou les journalistes ? Non parce qu’il y aurait une forme de jalousie envers ceux qui auraient « mieux réussi », mais parce que ce que perçoit la très large majorité des Français, c’est le verrouillage de toutes les possibilités d’accès, pour eux comme pour leurs enfants, aux milieux économiquement les plus aisés et culturellement les plus favorisés. Parce qu’au cours des dernières années on a tué toute possibilité d’ascension sociale.

Il est plus que jamais urgent aujourd’hui de remettre la France à l’horizontale. De comprendre, enfin, que l’on ne pourra jamais faire société tant que l’on considérera qu’il y a ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas ». Ceux qui ont plusieurs voix et ceux que l’on a rendus aphones. Qui se retrouvent à brûler des pneus pour qu’enfin « on » – et en particulier les journalistes et les politiques – les voit. Redonner de la visibilité à ceux qui n’en ont pas – par une refonte de nos institutions. Redonner du pouvoir – d’achat et politique – à ceux qui n’en ont plus, et qui le plus souvent n’en ont jamais eu. Leur redonner de l’espoir, si ce n’est pour eux, du moins pour leurs enfants – par une réforme de fond de notre système scolaire et par une véritable politique de justice économique et sociale, qui passe pour commencer par une fiscalité plus redistributive. Pas par un discours – aussi inaudible qu’inopérant – sur les premiers de cordée. Remettre la France à l’horizontale. Retendre des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile. Pas une illumination. Mais une urgence sociale, politique, et démocratique.

 

NDLR : Julia Cagé a publié en août 2018 Le Prix de la Démocratie, Fayard


Julia Cagé

Économiste, Professeure à Sciences Po Paris