Politique

Un peuple, deux populaces

Sociologue

La plèbe s’est dédoublée ; incarnée d’un côté par la France « issue de la diversité », de l’autre, par la France « périphérique ». À tour de rôle, ces deux franges de la population ont exprimé leur mécontentement faisant ainsi succéder aux émeutes des banlieues celles des Gilets Jaunes. Si elles s’opposent voire s’effrayent mutuellement parfois, elles se rejoignent pourtant dans une même contestation de la formule républicaine, quitte à effacer la figure patiemment édifiée du citoyen au profit d’un représenté ennemi de toute représentation.

Il est des traditions politiques où l’on ne sait à quel principe se vouer lorsqu’ils entrent en tension. Égalité et liberté étaient destinées à être embrassées d’un seul regard, mais très vite c’est un strabisme qui finit par affecter durablement la vision politique moderne, née en France avec la Révolution, mais appelée à se répandre partout. À ce strabisme partagé, s’ajoute pour les juifs de France, longtemps considérés comme une entité étrangère, un « royaume dans le royaume », une vision politique ancestrale où l’on ne sait trop de qui se méfier le plus, du pouvoir potentiellement malveillant ou de la foule dangereuse – strabisme divergeant, caractéristique d’un groupe dominé, vulnérable.

Traditionnellement, par expérience, les juifs se méfièrent de la populace, de ses violences sporadiques, et cherchaient la protection du pouvoir suprême, seule instance capable de leur garantir une sécurité relative. La nature générale du pouvoir passait pour secondaire, pourvu qu’il les protège. En émancipant les juifs complètement, la Révolution française mit abruptement fin à cette condition subordonnée et à l’incertitude structurelle qui en découlait. Dissout en tant que collectif quasi politique, devenus citoyens, les juifs, désormais appelés « israélites », pénétrèrent subitement, en tant qu’individus, dans la Nation française pour partager avec le tout du peuple la vision politique moderne. Cette dernière suppose que le peuple, source de toute souveraineté, est un sujet ordonné, rationnel, autonome, capable de se gouverner.

Si la méfiance des citoyens juifs ne s’est jamais complètement dissipée en régime démocratique, c’est que le peuple pouvait virtuellement dégénérer en populace hostile. Malgré les signes de réassurance, rien n’était irréversible, comme l’attestait la vague antisémite du dernier quart du XIXe siècle, période de républicanisme pourtant triomphant. Durkheim professa la sociologie du haut de sa chaire, science destinée à convertir les principes de 1789 en pratique politique, mais c’est Drumont qui enthousiasma les foules. L’antisémitisme – le mot et la passion populaire articulée en une doctrine plus ou moins cohérente – trouva sa première élaboration en France. L’ensemble des ouvrages de Durkheim n’atteignirent jamais le tirage de La France juive. L’incomplète résorption de la populace par le peuple demeurait cependant une explication rassurante du phénomène antisémite, suffisante pour continuer d’espérer. L’Affaire Dreyfus en fut un épisode particulièrement marquant parce que l’hostilité à l’égard des juifs semblait, cette fois-ci, émaner directement de l’État. Que la France se divise sur le sort d’un officier juif subalterne tout en acheminant le scandale vers un dénouement heureux, fonctionna là aussi comme un tranquillisant. L’Affaire pouvait passer pour preuve que la République était solidement ancrée en France. Bien entendu, le doute se justifie rétrospectivement, à la lumière des troubles antisémites de l’entre-deux-guerres, puis du régime collaborationniste de Vichy.

« Populace » n’est aucunement une manière de discréditer un peuple agissant et contestant, il est, au contraire, destiné à l’en distinguer.

Ce qui caractérise la vision politique des juifs une fois la République rétablie après-guerre est une méfiance double et redoublée en intensité : à l’égard de la populace, virtuelle, et à l’égard de l’État, dès lors que la populace, en France et ailleurs en Europe, s’en est effectivement emparé – État-nation devenu alors État-populace criminel dont l’Allemagne nazie a livré le paradigme. Israélites, affectés du strabisme républicain qu’ils espéraient, comme tout citoyen, convergeant, divisés entre gaullistes et communistes ou autres, les juifs étaient, de surcroit, hantés par la résurgence de la populace. « Populace » n’est aucunement une manière de discréditer un peuple agissant et contestant, il est, au contraire, destiné à l’en distinguer, puisque, comme la définissait sociologiquement H. Arendt, une populace est composée de fragments désorganisés et désorientés de classes sociales, cherchant un exutoire. Que ce soit dans la théorie classique de la démocratie libérale ou dans la pensée marxiste de la démocratie « populaire », la distinction est fondatrice.

Après-guerre, la longue période de paix en Europe et la construction de l’État-providence semblaient l’avoir sinon éliminé comme virtualité, du moins avoir rendu sa résurgence improbable. Mais avec la construction européenne et l’affaiblissement de l’État-nation, puis avec la chute de l’Union soviétique et de la gauche révolutionnaire en Europe, la donne changea. Le peuple « national », formé par l’éducation du même nom, s’est imperceptiblement fragilisé et le peuple-classe ouvrière, organisé par le parti communiste et les syndicats, s’est rapidement délité en autant de lambeaux qu’aucun principe d’ordonnancement n’était plus à même d’unir et d’orienter. Les théories de l’effondrement du capitalisme et de la révolution triomphante, toujours davantage irréalistes, ont laissé leur place aux ruminations autour de l’aliénation du peuple. Et à l’éducation populaire d’antan s’est substituée une prose simpliste, souvent complotiste, qui abreuve ceux qui cherchent la cause de leur misère. L’échafaudage idéologique qui soutenait et guidait une politique du progrès s’est dérobé sous les pieds du peuple-populaire et sa rechute dans populace devint logiquement une potentialité imminente. L’Abbé Pierre, idole des Français, devint alors le porte-parole héroïque des souffrants et finit par confesser, in extremis, ce qu’il pensait des juifs, avant de quitter la scène.

À l’agitation des milieux populaires « issus de la diversité » s’est superposée celle de couches populaires de la France dite « périphérique ».

Aujourd’hui, la plèbe s’est dédoublée. Ce dédoublement singulier est l’effet direct du délitement simultané des deux peuples qui jusqu’alors étaient réputés n’en former qu’un ; souvent distingués, le clivage idéologique les assemblait pourtant dans cette division-même ; le combat politique ordonné et cadré par le parlementarisme les articulait, tant bien que mal. Aux émeutes des banlieues – expression qu’une gauche révolutionnaire déboussolée et amoindrie, en quête d’un sujet révolutionnaire, percevait comme l’éveil d’un prolétariat de substitution, d’autant plus international et prometteur qu’il était allochtone – a succédé celles des Gilets Jaunes. À l’agitation des milieux populaires « issus de la diversité » s’est superposée celle de couches populaires de la France dite « périphérique ». Que les deux agitations alternent n’étonnera pas : alors que les socialistes au pouvoir, avec Hollande et surtout Valls, scellèrent l’alliance de la bourgeoisie libérale et des classes moyennes républicaines souvent liées à la fonction publique, le pouvoir de Macron semble avoir changé de braquet, alliant cette même bourgeoisie libérale aux classes moyennes libérales et « multiculturelles » entrainant avec elle les classes populaires « issues de la diversité ». Les deux soulèvements ne peuvent donc surgir simultanément ; leurs expressions explosives s’inhibent réciproquement. Peut-être même se font-ils face. Car, à plusieurs égards, les deux foules s’opposent, se contrarient et s’effraient mutuellement : la Marseillaise, entonnée tel un chant guerrier adressé à ce qu’elle s’imagine les ennemis intérieurs et extérieurs de la France tétanise « la France de la diversité », peut-être autant que les révoltes des banlieues apeurent « la France périphérique ». Leur synthèse semble, à l’heure actuelle, hors de portée.

Émane cependant des deux côtés une contestation virulente de la formule républicaine, avec des accents certes distincts, mais toujours au nom de l’égalité. On exige que la République réfracte la composante postcoloniale de la population française, on lui enjoint de cesser d’être le paravent du « racisme d’État » – quitte à rendre la République méconnaissable. On exige que la République représente la population sans médiation, quitte à effacer la figure patiemment édifiée du citoyen au profit d’un représenté ennemi de toute représentation. Les deux foules traquent séparément, tour à tour, le maître qui domine la République, le maître prédateur à abattre, qui accapare, trompe, confisque, corrompt, exploite. Ce maître peut prendre de nombreux visages, celui du président, du député, du journaliste, du banquier, du riche, du lobbyiste, de l’énarque, du technocrate européen. Il prend aussi celui du juif, qui peut tous les subsumer, y compris celle de la victime feinte, celle qui fait écran à toutes les injustices : cela s’exprime dans les « banlieues » au jour le jour, depuis longtemps, et sur les ronds-points, souvent.

Face aux deux peuples-populaces, on hésite. On hésite d’autant plus que le strabisme qui gouverne la vision politique moderne s’accuse, au point de n’être plus que cécité. Ceux qui portent des lunettes à double foyer, ceux qui savent, par expérience, que la plèbe guette potentiellement derrière le peuple et qui scrutent anxieusement ces deux versions, chacune d’un œil, s’interrogent : et si leur strabisme était à présent non pas divergent mais convergent ? Si d’aventure les deux populaces fusionnent pour ne former qu’une seule plèbe, si sa puissance devient alors telle qu’elle force les portes du pouvoir – à la manière dont on défonce le portail d’un ministère avec un engin de chantier – et s’y installe, qu’adviendra-t-il de la République parlementaire ? Et, subsidiairement, qu’adviendra-t-il de ceux pour qui cette dernière n’est pas seulement le meilleur régime politique possible, mais probablement la condition de leur propre maintien en France ?


Danny Trom

Sociologue, Chercheur au CNRS, membre du Laboratoire interdisciplinaire d'études des réflexivités (LIER)  et du Centre d'études juives (CEJ) de l'EHESS

Mots-clés

Gilets jaunes