Politique

La violence du centre

Philosophe

Souvent attribuée en politique aux extrêmes, la violence n’est pourtant pas absente au centre. Plusieurs accusations de violences – sociales, linguistiques et policières – ont ainsi déjà émaillé le mandat d’Emmanuel Macron et s’exacerbent aujourd’hui à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ». Mais ce que révèle également ce dernier, c’est le rôle démesurément centralisateur du centre au niveau national, qui creuse un fossé entre l’État et ses territoires.

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Le centre politique n’est qu’en apparence un modèle de modération situé entre gauche et droite. Les précédents historiques le montrent : celui des Républicains opportunistes puis radicaux au cours de la IIIe République, impliqués dans de vastes scandales financiers (donc celui du canal de Panama), ou dans la répression sans ménagement des grèves ouvrières (en 1906 par Clémenceau) ; celui de la Démocratie chrétienne en Italie, au destin semblable. Ce centre-là absorbe la gauche et la droite, annule leur opposition, si bien qu’il occupe tout le champ de la légitimité politique entre les extrêmes et n’a plus de contre-pouvoirs efficaces. Alors qu’on a pu brièvement penser que la Ve République pouvait favoriser l’alternance gauche-droite, la victoire de Macron marque le grand retour de ce centre hégémonique ou de cet extrême centre (1), qui n’a pas de limites dans l’exercice du pouvoir et s’avère particulièrement dangereux. Voyons ce danger et ses caractéristiques nouvelles avant d’étudier, dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes », comment s’intriquent les aspects politiques et spatiaux de la centralité comme de la résistance qu’elle entraîne.

Les trois dimensions de la violence

Le centre d’aujourd’hui ne se caractérise plus par ses opérations financières dissimulées ; il est plutôt ouvertement en accord avec un protocole financier qui a tendance à devenir la règle première de la politique des États. Il est au service de la richesse sans la détourner, et en même temps asservi par une richesse manquante (la dette publique) ; il en découle qu’il n’est pas corrompu. Sa première particularité est qu’il répercute et accentue politiquement, sans détours, la violence sociale due à l’augmentation sans limite des écarts de richesses.

Ensuite, cette politique ne vise pas du tout à compenser cette violence sociale par un discours conciliant. Son langage même est violent. En déclarant en septembre 2017 « je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes » Macron montre en une phrase comme l’insulte se donne libre cours entre les extrêmes. Deux mois avant, il était question des « gens qui ne sont rien », un mois après des grévistes qui « foutent le bordel », puis du « pognon de dingue » dépensé dans les minimas sociaux, etc. Le centre une fois encore ne rompt pas avec les scandales, mais avec leur dissimulation. Sa pratique est bien plutôt celle de la transgression ouverte, exprimée telle quelle.

Enfin la violence manifeste, à la différence du scandale caché, vise tout aussi ouvertement à provoquer des réactions à la fois défensives et offensives. Le centre s’avère alors provocant. « Qu’ils viennent me chercher », déclare Macron à ceux qui demandent des explications sur la trouble fonction à l’Elysée de Benalla. Macron se dit ici « le seul responsable », mais la logique de la provocation est toujours celle d’une abdication de la responsabilité : elle transfère à celui qui réagit l’initiative de la violence. Elle est toujours la marque d’un État visant à exacerber son conflit avec sa population (comme avec un autre État), de façon à faciliter le recours à la force. Ainsi les violences sociale et linguistique s’accordent avec l’usage de la violence policière. Celle-ci n’est pas déterminée par les policiers, mais par les ordres qu’ils reçoivent et les moyens qu’on leur demande d’utiliser : c’est au niveau politique qu’est choisie l’utilisation en France d’armes anti-manifestations interdites dans la majorité des autres États de droit.

Un centre sans périphérie (État et « gilets jaunes »)

C’est un « ras-le-bol » vis-à-vis de cette violence sociale et linguistique qu’exprime le mouvement des « gilets jaunes », et ce qu’il expérimente alors, sur le terrain, c’est la violence du maintien de l’ordre. Mais ce que l’on doit aussi à ce mouvement, c’est de nous éclairer beaucoup sur la « centralité » du centre. Celui-ci n’est pas seulement entre la gauche et la droite sur l’échiquier parlementaire. Il est aussi démesurément centralisateur au niveau national. On sait que tout ce qui s’est nommé décentralisation et déconcentration dans les dernières mesures visait à transférer des compétences aux « territoires » ou à autonomiser des institutions sans transfert de budget. Aucune politique plus que celle du centre ne sépare ainsi plus l’État de ses territoires. Il a suffi d’une étincelle, l’augmentation d’une taxe rendant la circulation en voiture plus difficile, pour qu’éclate alors l’aspect spatial de l’injustice sociale. Les « gilets jaunes » ont alors ciblé le centre du centre, concentrant les édifices du pouvoir et de ses plus grands symboles, entre la Concorde, l’Elysée et la place Charles de Gaulle. C’est aussi ce lieu parfaitement défini par la tradition centralisatrice française qui s’avère défendu par des moyens de police incommensurablement supérieurs à tous les autres lieux.

L’illusion serait alors de croire que c’est la périphérie qui s’attaque au centre, une illusion qui elle-même, ne peut venir que d’une position trop centrale, presque impériale (les empires croulent quand ils sont envahis par les « barbares » situés autour de leurs frontières). Les « gilets jaunes » agissent bien plutôt contre le centre, ne reconnaissant ni sa prédominance ni même sa légitimité. Il faut être parisien pour croire que tout lieu se définit en fonction de Paris. De province, il n’y a pas de province, mais un réseau de villes plus ou moins grandes que l’on habite ou que l’on rejoint (la capitale peut être l’une d’elles ou non), certaines pour son travail, d’autres pour faire ses courses, aller au cinéma ou au théâtre, etc.

Le mouvement des « gilets jaunes » n’est donc pas provincial, il est surtout périurbain parce que c’est à proximité des villes que la question de la justice sociale, au jour le jour, devient avant tout une question de justice spatiale : que se nouent la question de la mobilité dans l’espace à celle de la mobilité dans son sens plus vaste, plus essentiel, qui touche à la possibilité d’occuper véritablement une place et une position dans ce monde. Les manifestations dans toutes les villes, ainsi que l’occupation quotidienne des ronds-points périurbains, où les « gilets jaunes » élaborent une nouvelle forme de solidarité, sont plus significatives encore que l’occupation de ce rond-point des ronds-points qu’est la Place Charles de Gaulle. Rester là, proche de là où l’on habite, c’est revendiquer un droit d’habiter, bloquer la circulation c’est revendiquer un droit de circuler, et c’est ainsi que le mouvement est disséminé sur tout le territoire au lieu de se concentrer comme le fait le pouvoir central. A la phrase provocante de Macron, « la démocratie, ce n’est pas la rue », les « gilets jaunes » ont répondu en montrant que la démocratie était non seulement dans la rue, mais à la croisée des routes.

Dans cet acte de centralisation brusque qu’est l’élection présidentielle, les cartes montrent un soutien régional, périphérique, aux extrêmes, en particulier à l’extrême droite. Mais celle-ci n’existe de cette manière que le temps de cette élection : elle ne parvient pas à s’ancrer dans les territoires, et même ceux qui votent pour elle ne sont pas ses militants. En dehors des élections se vit au jour le jour une autre démocratie, celle qui considère la centralisation comme une injustice, et entend bien rendre possible une vraie habitation de multiples lieux ou places (on aimerait disposer de la vaste extension que l’anglais a donnée à ce dernier terme). Cette démocratie ne peut à vrai dire adhérer à l’extrême droite : car celle-ci ne repose pas sur ses succès municipaux sporadiques mais sur son adhésion caricaturale à la concentration du pouvoir.

Avant même les manifestations des « gilets jaunes », on avait assisté à la désastreuse tournée en province de Macron à l’occasion du centenaire de l’Armistice. À vrai dire la majorité des Français ne veut plus de ce centre qu’ils connaissent depuis très longtemps, qui ne prend même plus les apparences de la modération, mais qui, tout en célébrant la paix, incarne la force militaire et policière quitte à s’aliéner l’armée et la police. Leurs idées ne peuvent se faire à l’alternative brutale entre le centre et les extrêmes, le « progressisme » et le « populisme ». La Ve République était vouée à se laisser prendre dans cette alternative par sa manière de concentrer la souveraineté, qui est devenue vraiment insupportable depuis que l’élection parlementaire coïncide avec l’élection présidentielle.

La seule issue institutionnelle se trouve dans une République qui rétablit le multipartisme, qui redonne sa voix à une opposition seule capable de modérer l’exécutif en place, qui laisse sa place à la consultation locale (à la dissémination du référendum). Mais ce tournant institutionnel est indissociable du virage que la politique doit vraiment prendre dans l’espace : que le droit à la mobilité soit atteint dans les zones périurbaines, que le centre de Marseille s’écroule, c’est autrement plus grave que quelques dommages subis par l’Arc de Triomphe. Le retour du débat politique ne pourra donc vraiment avoir lieu que si des forces d’opposition décentrées sont capables de reprendre à leur compte cette importance nouvelle de la justice spatiale.


(1) L’expression est de l’historien Pierre Serna, elle a été reprise par le  philosophe Alain Deneault.

Jérôme Lèbre

Philosophe, directeur de programme au Collège International de Philosophie

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

(1) L’expression est de l’historien Pierre Serna, elle a été reprise par le  philosophe Alain Deneault.