International

L’odyssée navrante des guerriers de l’anti-terrorisme

Historien

Un fait divers récent révélé par le New York Times à propos d’un soldat américain devenu un assassin, invite à penser les transformations qu’opèrent la guerre sur les guerriers et les articulations poreuses entre les soldats et ceux qui les missionnent. Plus encore dans le cas des guerres de lutte contre le terrorisme, dont la logique est d’avantage policière.

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Il a fallu quelques semaines pour que le fait divers se retrouve dans les colonnes du Navy Times puis celles du New York Times, lui donnant alors une importance nouvelle, un écho différent, une charge symbolique autre.

Au départ, il y a un homme, Edward Gallagher. Il est un officier marinier de l’US Navy, il a dix-neuf années de services derrière lui. Il est issu d’une famille d’officiers de l’armée de terre. Son parcours militaire est, selon tous les standards de réussite, exceptionnel. En 1999, il est d’abord qualifié comme infirmier combattant de la Navy capable de prendre en charge médicalement et de stabiliser des blessés sur le champ de bataille ; dans ce cadre, il sert au côté d’une unité d’infanterie de marine.

Il commence alors un long et même dangereux parcours de trente-deux semaines de formation dans les forces spéciales de la marine. Il devient d’abord un des SEALs, les commandos marines américains créés dans le Pacifique pendant la seconde guerre mondiale pour reconnaître les plages avant les débarquements. L’entraînement est poursuivi collectivement. Il y eut d’autres sélections. Pour Gallagher, ce fut l’US marine corps scout sniper school : la formation des tireurs d’élite, dix semaines de sélection et de préparation supplémentaires et, ensuite, la guerre. Dans les décennies suivant les attentats du 11 septembre 2001, la guerre a signifié de longues et régulières opérations contre des organisations terroristes et leurs ramifications dans l’ensemble du Moyen-Orient de l’Afghanistan à l’Irak et le Levant.

Le 11 septembre 2018, Edward Gallagher est arrêté et détenu par le NCIS pour crimes de guerre et usage de drogue. Le 3 mai 2017, alors qu’il en est à la septième opération extérieure de sa carrière, un enfant soldat de l’organisation terroriste Daesh est remis par les autorités irakiennes, ce dernier est blessé. Le commando l’égorge et prend des photos qu’il envoie à des amis. Il exhibe son arme, un couteau de chasse. Par la suite, il aurait tué au fusil une petite fille et blessé un adulte au fusil de précision. Le crime semble s’inscrire dans un parcours de violence que sa hiérarchie aurait couvert.

De ces faits divers qui demandent encore à être tranchés par la justice militaire, il faut retenir d’abord la stupéfaction américaine. Ainsi, la première affaire a largement dépassé le monde de la Marine et de la presse spécialisée sur les questions de défense pour faire l’objet d’un compte rendu exhaustif par le New York Times le 15 novembre 2018. En effet, cette affaire participe d’un processus de prise de conscience des guerres menées par les Etats-Unis et leurs effets sur la société américaine. Ces guerres ont toutes pour caractéristique de se faire au cœur de populations dont le statut devient alors incertain. Il s’agit donc d’une micro-histoire qui, par un jeu d’échelle, ouvre le regard sur la guerre anti terroriste, dont la prise en charge par la justice marque une forme de sortie de guerre.

Chaque génération guerrière se voit rappeler que la guerre n’est pas seulement, dans un idéal démocratique et international, une pathologie politique mais qu’elle est aussi une pathologie tout court.

Pour ce qu’il en est du meurtre, la justice doit encore passer, mais d’autres chefs d’inculpation, moins ardus à prouver, viennent compléter le portrait de cet opérateur de forces spéciales à la dérive. Il est en effet inculpé d’usage de stupéfiants. Il a été trouvé en possession de deux produits de classe des opioïdes interdits, auxquels il avait, semble-t-il, développé une addiction. En cela, Edward Gallagher s’inscrit aussi dans un moment occidental épidémique puisque les États-Unis traversent depuis presque une décennie une crise souvent dite des opioïdes.

Cette crise est produite par une trop large, facile et aveugle prescription de ces anti-douleurs puissants et addictifs. Aujourd’hui, les plus de 60 000 décès annuels suite à des overdoses dues à des consommations de ces produits où aucun risque n’est réduit, sont tenus pour responsable du recul de l’espérance de vie aux États-Unis. Ainsi, la participation de Gallagher à un fait sanitaire majeur de la société américaine conduit à s’interroger sur ce qui peut pousser un soldat si expérimenté et sélectionné à participer à ce qui apparaît comme l’apanage initial d’une classe moyenne fragilisée en pleine crise existentielle.

Il faut rapprocher la crise sociale, dont le volet sanitaire n’est que le symptôme d’une autre épidémie, celle des pathologies dues à la guerre. Chaque génération guerrière se voit rappeler que la guerre n’est pas seulement, dans un idéal démocratique et international, une pathologie politique mais qu’elle est aussi une pathologie tout court. L’addiction de Gallagher est alors un rappel brutal au pathologique guerrier : son corps est souffrant avec son esprit. Or, les sociétés occidentales redécouvrent une fois encore les pathologies qu’on appelle maintenant syndrome de stress post traumatique ; Anne Rasmussen [1] montre la longue prise de conscience de ce que la guerre transforme les psychologies.

L’attention croissante des armées occidentales aux blessures psychiques, blessures invisibles mais non moins réelles, a permis de dessiller les regards et donc de voir surgir ces blessures des confins innommables de la souffrance guerrière. Les études contemporaines montrent l’importance de ces syndromes dans l’armée américaine à l’occasion des guerres contre le terrorisme. La prise d’opioïdes dans le cas d’Edward Gallagher s’inscrit dans la problématique plus large de la prise en compte de la douleur chez les soldats revenant d’opérations [2]. Ces analyses sont poursuivies la même année pour montrer, cette fois, la possibilité d’un lien entre syndrome de stress post traumatique et développement d’un mésusage et même possiblement d’une addiction aux opioïdes [3].

Dans l’ouvrage collectif Le Soldat : XXe-XXIe siècle, le médecin militaire Yann Andruétan évoque les effets, une fois revenu au pays, de ce qu’il nomme « la mort rouge ». Tuer n’est pas sans conséquences ; cela l’a-t-il jamais été ? L’enjeu pour l’auteur est bien de penser l’articulation entre soldat – qui est aussi un individu qui, en conscience, doit faire face seul à la nature même de son acte – et l’institution qui le mandate. En effet, c’est dans l’incapacité à se positionner clairement entre l’acte de tuer et l’institution qui l’a commandé que se trouve toute la difficulté pour l’esprit et la souffrance qui en résulte. Cette situation est une solitude et elle se trouve renforcée par éloignement volontaire de nos sociétés vis-à-vis de la violence et particulièrement de la violence guerrière comme l’atteste la demande sociale et même politique pour une guerre sans morts, ou du moins sans morts visibles. Ou même, dans le cas de ces opérations anti-terroristes sans guerre apparente.

À la presse, l’épouse du commando dit ne pas le reconnaître et continuer à le soutenir. Dans cette non reconnaissance, il y a l’aveu de la transformation qu’opère la guerre sur les guerriers. Le 19 novembre, le Navy Times signalait le témoignage du chef des forces spéciales du ministère irakien de l’intérieur. Ce dernier décrivait Edward Gallagher comme un chef très professionnel malgré sa dureté. Ce jugement du chef du contre-terrorisme local permet de replacer l’affaire Gallagher dans son contexte, celui d’une lutte américaine anti-terroriste sur le territoire irakien ; les dérives supposées d’un membre aguerri des forces spéciales américaines sont, dans ce dernier témoignage, réinscrites dans ce combat si singulier de par son opposition au terrorisme.

La guerre contre la terreur est à la fois une guerre parce que les moyens qui sont employés sont des moyens militaires de grande ampleur mais il s’agit aussi d’une opération de police dans le but de faire cesser une entreprise criminelle conduite par une organisation non étatique. Il s’agit enfin d’une opération qui emprunte largement aux guerres secrètes. Si Gallagher et ses opérateurs n’appartiennent pas au célèbre Naval developpement group (devgru) connu aussi sous le nom Seal Team 6, qui s’est illustré, entre autres, par l’opération Neptune’s spear pour l’hypothétique capture d’Oussama Ben Laden, il est certain que leurs missions irakiennes s’inscrivaient pleinement dans une perspective de recherche et de neutralisation de terroristes.

La sortie de ce type de guerre est alors d’autant plus coûteuse socialement, économiquement, politiquement, ainsi que, ce fait divers nous l’apprend, psychologiquement.

Il y a dans le terroriste une figure radicalisée de l’altérité insupportable. Cette impression d’insupportable ne vient pas de rien. Les milliers de victimes dans le monde produites par les entreprises odieuses et criminelles de l’État islamique, les familles orphelines, les corps mutilés disent toute l’horreur de ce terrorisme. Reconnaître la place problématique qu’en Occident nous faisons aux terroristes est précisément une réponse adaptée – si elle est prise dans un spectre de réponse où la répression avec la prévention doit avoir la première place.

Notre conception du problème terroriste s’inscrit dans une matrice ancienne, celle du pirate décrite par Daniel Heller-Roazen (L’ennemi de tous. Le pirate contre les nations, Paris, Le Seuil, 2010, édition originale anglaise 2009, p. 215-217). Le terroriste est, comme il le rappelle, un avatar du pirate de l’antiquité romaine, celui qui était placé en dehors de toutes les règles qui organisent le monde et protègent les autres. Dans cette logique, la guerre qu’on lui fait ne doit pas avoir de limites. Suivant l’idée d’Heller-Roazen, selon qui la figure du pirate est un élément majeur d’élaboration d’un projet de police mondiale, comme le contrepoint ou plutôt le reflet d’un projet cosmopolitique de paix perpétuelle, on pourrait arriver à l’idée que c’est précisément cette logique de paix perpétuelle qui appelle à des opérations anti-terroriste clandestines perpétuelles.

Dans un contexte de montées des tensions internationales et de reconfiguration des rapports de force, il faut savoir porter un regard lucide sur ce type de guerre que nous avons longtemps vu comme un moyen économique d’assurer notre sécurité. Or, s’il y a une efficacité de court terme et peut-être même, disons-le, une nécessité, la réponse policière, surtout quand elle n’est pas judiciaire, ne constitue pas une stratégie de relations internationales. Au contraire, la logique de la répression conduit nécessairement, parce qu’il n’y jamais de réflexion sur l’ordre général au nom duquel on agit, à n’être que dans la perpétuelle réaction. De ce fait, la sortie de ce type de guerre est alors d’autant plus coûteuse socialement, économiquement, politiquement, ainsi que, ce fait divers nous l’apprend, psychologiquement.

Ce fait divers pourrait rappeler une pièce de théâtre écrite au début des années 1980 par Aaron Sorkin et jouée à Broadway, plus tard adaptée au cinéma par Rob Reiner (A Few Good Men, 1992, Rob Reiner). Un jeune marine stationné sur la base de Guantanamo a été tué par deux autres soldats parce qu’il avait été jugé par l’ensemble de l’unité, officiers en tête, comme trop faible pour soutenir les exigences du corps et faire face à la possibilité de la guerre. La pièce est centrée sur l’enquête des avocats des deux marines inculpés du meurtre qui sont des officiers du corps du juge avocat général de la marine. Ils doivent faire face à la fois aux logiques du droit, de la défense nécessaire des marines qui n’ont fait qu’obéir aux ordres qu’on leur donnait et à la logique incarnée par le commandant de la base. Celui-ci est un colonel des marines, un héros de guerre, la guerre du Vietnam, décoré pour sa bravoure au combat. Son personnage est construit pour faire entendre un autre discours, celui de la guerre et la nécessité de l’affronter en groupe et de cette urgence à produire un collectif suffisamment fort pour affronter précisément la guerre.

La guerre dont parle le colonel de la pièce a quelques années, c’est la guerre du Vietnam qui a brisé une partie de la jeunesse américaine. Alors que l’avocat cherche à obtenir les aveux du colonel, celui-ci ne comprend pas qu’en racontant comment il tentait de protéger au mieux ses hommes de la violence qu’il avait subie et qu’il se préparait avec ses hommes à subir à nouveau à la frontière avec Cuba, il s’était transformé en meurtrier.

Le scénariste de The West Wing (série en 7 saisons, 1999-2006) est un des grands peintres des évolutions de la société américaine. Dans cette pièce, il décrit une sortie de guerre régulée par un procès militaire. Le procès devient le lieu de questions essentielles et l’occasion de prendre de la hauteur. Face à la violence de guerre, il affirme la nécessité du dialogue comme la condition de la pensée, parce que c’est de cette confrontation courageuse que nait la capacité collective à faire face. Dans ce dialogue judiciaire précisément d’une armée construite dans la guerre froide et la violence incompréhensible pour les avocats du Vietnam et le droit fondamental d’une démocratie.


[1] Anne Rasmussen, Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours, Bruno Cabanes (dir.), Le Seuil, 2018, p. 448-449

[2] Toblin RL, Quartana PJ, Riviere LA, Walper KC, Hoge CW, « Chronic Pain and Opioid Use in US Soldiers After Combat Deployment », JAMA InternMed., juin 2014

[3] Meier A, Lambert-Harris C, McGovern MP, Xie H, An M, McLeman B, « Co-occurring prescription opioid use problems and posttraumatic stress disordersymptomseverity », Am J DrugAlcohol Abuse, juillet 2014

Ramon Epstein

Historien

Notes

[1] Anne Rasmussen, Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours, Bruno Cabanes (dir.), Le Seuil, 2018, p. 448-449

[2] Toblin RL, Quartana PJ, Riviere LA, Walper KC, Hoge CW, « Chronic Pain and Opioid Use in US Soldiers After Combat Deployment », JAMA InternMed., juin 2014

[3] Meier A, Lambert-Harris C, McGovern MP, Xie H, An M, McLeman B, « Co-occurring prescription opioid use problems and posttraumatic stress disordersymptomseverity », Am J DrugAlcohol Abuse, juillet 2014