Société

Faire art comme on fait société

Artiste

Depuis 1991, le Protocole des Nouveaux commanditaires propose de faire de l’exercice de la citoyenneté le moteur de l’art. Ce dispositif trouve une actualité inattendue dans le mouvement des Gilets Jaunes. Il est, en effet, urgent de redonner une fonction politique à l’art, de lui redonner son pouvoir de transformation du réel.

Si tous les membres de notre société ne font pas dorénavant de l’art une affaire personnelle, l’art verra se dissoudre inéluctablement toutes ses capacités de transformations et de résistance. Et si, notre société ne fait pas appel à l’art pour créer des formes de relations satisfaisantes entre individus singuliers, autant qu’elle l’a investi pour donner forme et existence à cet individu qui est au cœur de son projet politique, la démocratie se privera d’un moyen de se construire et de résister elle aussi au délitement.

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Il reste donc une dernière révolution à faire pour donner une autre suite au récit moderne : amener notre société à faire sienne cette liberté de penser et d’agir que les artistes, philosophes et tant d’autres, avaient conquise de si haute lutte. Mais encore faut-il pour cela s’émanciper d’une dépendance à l’égard des pouvoirs institutionnels, politiques et financiers, qui contrôlent encore en démocratie, non plus la création, mais son économie et ses modes de reconnaissance.

En art, depuis les Romantiques, nombre d’artistes, jusqu’aux années soixante, ont cherché par leurs œuvres ou leurs attitudes à ce que chacun puisse s’approprier cette liberté. Ils n’y sont pas parvenus. Ils ont bien assumé toutes leurs responsabilités mais c’est à leur société d’assumer dorénavant les siennes en reconnaissant ses propres nécessités de faire appel à l’art. Leur position d’avant-garde perdrait alors sa raison d’être et ouvrirait la perspective de pouvoir, à nouveau, écrire avec d’autres la suite de l’histoire de l’art ! Mais comment le faire avec un partenaire absent ?  Comment amener notre société à s’autoriser à le faire et inviter ses membres à s’impliquer comme acteurs à part entière ? Et pour écrire un nouveau chapitre de l’histoire de l’art, quelle nouvelle ambition ayant un sens commun pourrait devenir un moteur aussi puissant que ceux qui avaient animé la création jusqu’à nous ?

A la naissance de l’art, il n’y a pas si longtemps, durant la Préhistoire, ce puissant moteur a sans doute été le plaisir de l’espèce humaine à se découvrir une aptitude inouïe : celle de pouvoir transposer ce qu’elle voyait autant que ce qu’elle entendait ou pouvait imaginer, telles ces peintures pariétales qui restent encore pour nous une énigme.

La liberté d’expression devient un droit qui n’est pas étranger à l’affirmation de l’individu souverain.

Avec l’apparition de ce que l’on appelle les civilisations, il y a six mille ans, et jusqu’à l’invention des démocraties, ce moteur a répondu à la nécessité de donner forme à de grands ordres culturels communs sur les injonctions de pouvoirs politiques et religieux. A la Renaissance, tout en continuant d’obtempérer à ces injonctions, des architectes, peintres ou sculpteurs, introduisent une nouvelle dimension. Ils se mettent à l’avant-garde d’une aspiration inédite : donner forme à une individualité libre de ses modes de perception du monde et d’expression de sa singularité. Au siècle des Lumières et avec l’invention de la démocratie, l’autonomie des artistes s’affirme et ce mouvement de libération s’accélère jusqu’à sa conclusion dans les années soixante. Même ce qui devait être tu ou rester invisible fera objet de création et sera mis en lumière par la littérature, le théâtre ou le cinéma. Dans tous les arts, les formes se libèrent de toutes les conventions et genres hors desquels une création n’était pas reconnue comme art. La liberté d’expression devient un droit qui n’est pas étranger à l’affirmation de l’individu souverain.

Les prises de position des artistes furent souvent mal comprises. Elles ont pourtant déterminé notre capacité à répondre aux immenses défis culturels qu’ont engendrés les révolutions modernes qui ne nous laissent d’autres choix que de réussir la démocratie : faire société avec des individus devenus libres et égaux en droit. À devoir, tout autant, nous adapter à un changement de forme de nos relations au monde, à la transformation de leur nature même, sous l’impulsion de développements scientifiques et techniques, sans retour. Et c’est d’autant plus difficile que les exigences de ces transformations nous amènent à devoir récréer, en temps réel et non plus sur des siècles ou des millénaires, toutes nos formes de relations au monde, à la terre, au vivant.

Mais si les artistes ont bien acquis une capacité d’invention formelle sans limites qui leur permet désormais de rendre visibles, sensibles et intelligibles les problématiques culturelles de leur époque, quelles qu’elles soient, ces défis, nul héros, nul pouvoir, ne peut les relever. Ces défis ne peuvent recevoir qu’une réponse collective. Celle d’une société animée par l’ambition qui fonde son projet politique et le construit en permettant à chacun d’être un acteur de la vie publique et d’assumer la part de responsabilité qui lui revient dans l’intelligence des enjeux et les actions à mener pour l’élaboration d’une culture qui puisse être partagée.

Une culture dont la conception ne soit pas éthérée mais pragmatique : celle d’une construction de formes, à créer. Car tel est bien l’objet de toute culture : proposer des formes sans lesquelles les hommes ne pourraient se concevoir et s’inscrire dans le monde. Sans la création de formes, pas de relation commune à l’espace et au temps, à l’autre et à soi, au vivant et à la terre. Sans elles, l’homme ne pourrait simplement survivre. Formes transmises de générations en générations, à charge pour les dernières de les recréer de telle sorte que les changements soient choisis et assumés plutôt que subis – avec les dérives délétères qu’engendrent les peurs des changements et de l’exclusion-.

L’avant-garde ayant rempli sa mission, l’art contemporain se retrouve sans projet politique.

Si l’élaboration de ces formes qui construisent notre culture n’est pas le seul fait des arts mais tout autant celui de la philosophie qui donne forme à la pensée, de l’économie aux échanges, du droit à la justice, des sciences aux connaissances, il nous faut, maintenant, impérativement investir et privilégier un appel à l’art. C’est la création qui permet de reconsidérer une situation, d’en libérer tous les possibles et leurs donner forme, de la réinventer. Le patrimoine peut nous consoler en nous rappelant nos anciennes capacités ; le rôle de spectateur d’une œuvre peut offrir aux parties un tête à tête qui peut être déterminant, mais cela ne crée pas une culture qui fasse société.

Le politique a considéré que l’art était un outil d’émancipation. L’avant-garde se prêtait parfaitement à ce projet puisqu’elle ambitionnait de franchir les limites et faire sauter les cadres. Ce projet émancipateur suffisait à lui conférer sa légitimité et à lui donner un statut à part. Mais l’avant-garde ayant rempli sa mission, l’art contemporain se retrouve sans projet politique. Un projet que le développement d’une offre culturelle devenue exponentielle depuis les années quatre-vingt, ne peut espérer remplacer, quelles que soient les natures et qualités de cette offre ou les volontés qui animent ses promoteurs ! Une fonction politique qui a perdu sa raison d’être ne peut être remplacée que par une autre, aussi puissante, sous peine de faire perdre à l’art son pouvoir de transformation et de le réduire insensiblement et inéluctablement à des fonctions consuméristes, spéculatives ou publicitaires. L’individualité de l’artiste devient problématique si elle ne peut plus se définir par rapport à un collectif et connaître son rôle dans l’histoire.

C’est pour inverser cette perspective qu’a été proposée, en 1991, la mise en œuvre du Protocole des Nouveaux commanditaires [1] dont la finalité est de réinscrire l’art dans une histoire dont le moteur soit celui de l’exercice même de sa citoyenneté au sein d’une démocratie, non plus seulement représentative mais d’initiative. Initiatives de personnes qui ne se connaissent pas ou mal, ayant chacune leurs conceptions et leurs convictions, mais décidées à assumer pleinement leurs rôles et responsabilités respectives pour faire œuvre en commun.

Ainsi, pour « faire art comme on fait société », c’est au citoyen, à tout un chacun, de reconnaître et d’affirmer, aussi librement que l’artiste [2], une raison d’être de l’art et d’assumer la responsabilité publique d’une commande ; c’est à l’artiste de concevoir les formes de l’œuvre ; au médiateur culturel d’établir les liens entre tous les acteurs en leur apportant comme producteur les savoirs et compétences nécessaires pour concrétiser l’initiative ; à l’élu de faire la médiation politique et aux grands mécènes de montrer qu’en démocratie, pour écrire l’histoire, c’est aux autres qu’il faut maintenant faire confiance et donner les moyens d’agir.

Enfin, dans ce travail de reconnaissance de la nécessité de faire œuvre, il est dans le rôle des chercheurs en toutes disciplines d’aider à passer de l’implicite à l’explicite ; d’aider à penser et développer une intelligence qui permettent d’être collectivement à la hauteur des changements de nature de nos relations au monde et de leurs conséquences culturelles. Par ailleurs, on ne peut, en démocratie, demander aux autres de s‘engager, à la collectivité d’investir dans la création des moyens qui répondent aux défis et inscrire une œuvre au sein d’une communauté, sans en comprendre et dire la nécessité.

Il faut laisser de côté la conviction romantique qui considère que la nécessité ressentie par l’artiste est le seul point de départ légitime d’une œuvre, ou le préjugé qui affirme que le commun des mortels n’a pas qualité à agir en art.

Reconnaître la capacité de la société civile à assumer pleinement ses responsabilités dans l’élaboration de sa culture au plus haut niveau d’exigence d’une création contemporaine, est un choix politique qui reste à faire. Il demande d’imaginer qu’une nouvelle conception de l’art puisse succéder à celle dont nous avons hérité, comme il exige de laisser de côté conviction et préjugé qui fondent encore les politiques culturelles actuelles : la conviction romantique qui considère que la nécessité ressentie par l’artiste est le seul point de départ légitime d’une œuvre, ou le préjugé de classe, aussi vieux que les civilisations, de penser que le commun des mortels n’a pas qualité à agir en art !

Cependant, à ce jour, et en n’importe quel point d’un territoire, fût-il reculé, des milliers de personnes ont déjà donné vie à ce Protocole, tels que des agriculteurs, des astrophysiciens, des charcutiers, des avocats, des pêcheurs, des dockers, des travailleurs sociaux, des élus locaux, des médecins, des adolescents, des couvreurs-zingueurs, des moines, des banquiers, des chômeurs, des voisins, des maraîchers, des anciens combattants, des psychanalystes, des professeurs, des retraités, des pompiers. Toutes se sont senties autorisées à demander à des artistes souvent de grande renommée et émanant de tous les domaines de création, de prendre en compte leur besoin de faire appel à l’art. Artistes satisfaits de pouvoir ainsi investir de nouveaux territoires pour la création en se confrontant à d’autres nécessités que les leurs, portées par des interlocuteurs qui ont autant d’exigences qu’eux.

Leurs œuvres, auxquelles sera laissé le temps de vivre et de mourir, auront une vraie vie sociale. Leur valeur sera, non plus financière, mais celle de l’usage qu’en fait une société, celle de la dimension symbolique qu’elle leur accorde et celle résultant de ce qu’elle a pu, en tant qu’œuvre, effectivement transformer de leur vie personnelle et collective. Autant de rencontres qui appellent à faire de la création un axe d’investissement majeur en culture ; autant de rencontres qui permettent d’imaginer que ce nouveau chapitre de l’histoire de l’art écrit en commun, sera, après celui que l’on a appelé Moderne, celui d’un Art de la démocratie d’une richesse et d’une diversité sans précédents.

Post scriptum

Les Gilets jaunes donnent une actualité inattendue à ce rôle de médiateur-producteur proposé par la Fondation de France. Ils en révèlent la nécessité car ce nouvel acteur qui se met gracieusement au service de ceux qui veulent prendre l’initiative et agir en commun, peut jouer un rôle déterminant en d’autres domaines que la culture, en des situations qui demandent tout autant d’aide à la formulation et à l’analyse de la pertinence des besoins comme de connaissances spécialisées pour organiser et mener une action probante.

Ce rôle tel qu’il est conçu dans le Protocole des Nouveaux commanditaires ne se substitue pas à celui toujours indispensable de médiateur politique que sont les élus. Mais ce médiateur culturel est sans doute, avec les nouveaux commanditaires, à l’avant garde et la clé d’une évolution satisfaisante de cette ambition fondatrice de la démocratie : être non plus le spectateur ou la victime de l’histoire mais son acteur. La crise et la fragilité de la démocratie représentative est structurelle. Elle n’est pas liée aux personnes mais à sa rusticité et son extrême jeunesse eu égard à l’histoire des sociétés. Trop simple pour le fonctionnement d’une démocratie, elle doit se complexifier et enrichir son exercice par l’implication de la société elle-même, au-delà d’une consultation ou d’une offre de participation qui valent pour avis mais n’offrent pas de capacités à décider et à s’engager.

Cette actualité fait aussi apparaitre comme prémonitoire autant que paradoxale, la création par l’État, il y a cinquante ans, de la Fondation de France pour soutenir et développer l’initiative des personnes en tous domaines d’intérêt général. De fait, un tel service public ne pouvait être bien assumé que par un organisme de droit privé à même de pouvoir agir, non comme un prescripteur, mais comme un médiateur indépendant toujours au plus près de la réalité des besoins.

 


[1]. C’est en 1991, à l’initiative de la Fondation de France, qu’a débuté sur le terrain la mise en œuvre du Protocole des Nouveaux commanditaires dont la conception fut achevée en 1990. Cette mise en œuvre a pu se réaliser grâce à l’engagement d’une équipe de médiateurs culturels implantés sur les territoires et la collaboration d’autres fondations et partenaires publics, en France puis en Europe et depuis peu en Afrique. Un Protocole Nouveaux commanditaires-Sciences a également été mis en œuvre depuis 2012.

[2]. Une action appelée « Initiative d’artiste » se développe en parallèle pour prendre en compte l’initiative d’un artiste en lui permettant d’en garder la maîtrise jusque dans le choix des modes de production et de socialisation de son œuvre. Le médiateur assume alors, avec les mêmes exigences que dans l’action Nouveaux commanditaires, un rôle de producteur public. Il engage, en effet, les moyens de la collectivité au nom de l’intérêt que peut représenter pour elle la problématique proposée par l’artiste.

 

François Hers

Artiste, Conseiller culturel de la Fondation de France

Mots-clés

Gilets jaunes

Notes

[1]. C’est en 1991, à l’initiative de la Fondation de France, qu’a débuté sur le terrain la mise en œuvre du Protocole des Nouveaux commanditaires dont la conception fut achevée en 1990. Cette mise en œuvre a pu se réaliser grâce à l’engagement d’une équipe de médiateurs culturels implantés sur les territoires et la collaboration d’autres fondations et partenaires publics, en France puis en Europe et depuis peu en Afrique. Un Protocole Nouveaux commanditaires-Sciences a également été mis en œuvre depuis 2012.

[2]. Une action appelée « Initiative d’artiste » se développe en parallèle pour prendre en compte l’initiative d’un artiste en lui permettant d’en garder la maîtrise jusque dans le choix des modes de production et de socialisation de son œuvre. Le médiateur assume alors, avec les mêmes exigences que dans l’action Nouveaux commanditaires, un rôle de producteur public. Il engage, en effet, les moyens de la collectivité au nom de l’intérêt que peut représenter pour elle la problématique proposée par l’artiste.