Le « Grand Débat » ou quand l’idéologie s’ignore
Face à un mouvement des « gilets jaunes » dont nombre de participants proclament leur volonté de se réapproprier la parole et l’action politiques, la réponse apportée sous la forme du « grand débat national » est celle d’une délibération organisée par le haut.
À la remise en cause de la légitimité de la démocratie représentative, il s’agirait de répondre par un grand exercice « participatif » … dont les conditions sont définies par le pouvoir en place. Lorsque les citoyens ne se sentent pas suffisamment représentés, la tâche du pouvoir politique et des institutions serait de s’abaisser jusqu’à eux pour leur donner la parole – sous conditions.
S’exprime ici une vision de la démocratie dans laquelle le citoyen n’est légitime à prendre la parole que dans un cadre imposé, toute autre prise de parole étant immédiatement assimilée à une forme d’expression antidémocratique et, en tant que telle, violente.
Loin des ronds-points, des assemblées populaires, des médias citoyens et des blogs militants : la parole qui s’exprime dans ces espaces physiques ou virtuels n’aurait pas de valeur, car elle ne pourrait prétendre à la « représentativité ». La « République de la délibération permanente » que l’on nous annonce relève de l’extension du domaine, non de la lutte mais de la réunionnite.
Il suffirait dès lors de convoquer à toute heure du jour ou de la nuit des assemblées de maires ou de citoyens, de leur offrir une salle et des chaises et de produire devant elles une sorte de « show » plus ou moins improvisé consistant à répondre, plus ou moins approximativement, à une liste de questions aussi improbables qu’un inventaire à la Prévert, démontrant en passant mais sans le dire à quel point ce « peuple » peut être brouillon dans ses revendications.
Le principe qui sous-tend l’organisation de cette grande catharsis collective est affiché : le « vrai » débat sera institutionnel, ou ne sera pas. Faut-il encore s’étonner que ce diktat intellectuel, qui disqualifie d’emblée les expressions citoyennes « hors cadre », soit vécu pour ce qu’il est – un acte de violence symbolique rappelant que seule la parole « autorisée » est légitime –, et suscite parmi ceux qu’il disqualifie des éruptions plus ou moins localisées de violence verbale et physique contre les institutions ? Qu’importe. Puisque la délibération descendante, plutôt que la consultation ascendante, est considérée comme « la solution », il faut l’organiser.
Dans le monde des consultants, on se tape sur les genoux en riant aux éclats : ce qui avait commencé comme une formidable aventure de la revendication « bottom up » (de bas en haut) se conclut par une victoire éclatante (bien que provisoire) de la démarche « top down » (de haut en bas). Elle passera par des grands-messes devant les maires rassemblés dans des gymnases, de plus modestes réunions de quartiers et de villages et, surtout, par une « consultation numérique » sans précédent.
C’est ainsi qu’un grand questionnaire du « grand débat » de la grande délibération vient d’être mis en ligne.
Bien des questions se posent d’emblée : qui renseignera le questionnaire, qui en traitera les réponses, qui dénouera les arbitrages de communication que la restitution appellera nécessairement ? À toutes ces questions, il est possible d’apporter des réponses techniques, plus ou moins (in)satisfaisantes et (im)parfaites, qui permettront, si ce n’est d’aboutir à un consensus national, du moins de faire vivre un exercice inédit de participation démocratique, dont il faudra jauger la puissance symbolique et l’utilité réelle. On nous annonce d’ores et déjà des comités d’experts, de la collégialité heureuse, de grands organisateurs impartiaux.
On en oublierait presque une interrogation essentielle, pour ceux-là même qui auraient accepté de « jouer le jeu » malgré toutes les limites qu’il comporte et d’en adopter les règles. Elle porte sur la prétendue neutralité du « débat » ainsi organisée. Ce fameux mythe de la neutralité axiologique, hérité de Max Weber, est depuis longtemps mis à mal, tant académiquement que politiquement, par la psychologie sociale. On sait désormais ce que la prétendue neutralité peut cacher d’indifférence – voire, c’était le reproche de Léo Strauss à Max Weber, de nihilisme.
La neutralité peut aussi, et plus simplement, masquer des à priori invisibles : elle est alors la posture par laquelle on s’affirme comme un « simple technocrate » n’ayant pas d’« option politique » à défendre. Mais tout choix, fût-il celui de poser telle question plutôt que telle autre, n’est-il pas déjà politique ?
La charte du « grand débat » proclame ainsi un « principe de neutralité ». Tous les organisateurs, animateurs et rapporteurs de débats s’engagent à « adopter une posture de neutralité vis-à-vis des participants, ne pas prendre parti pour tel ou tel raisonnement, proposition ou avis, participant, etc. ». Louable dans son principe, puisqu’il serait à tout le moins absurde de confier les rênes du débat à de fervents opposants à la démocratie participative, cette intention relève pourtant du vœu pieux.
Car quoi qu’il en soit de l’impartialité d’organisateurs qui tenteraient de cantonner leur subjectivité et leurs engagements à la place qui leur revient, les dés du « grand débat » sont déjà pipés par la seule rédaction des termes dudit débat. Il n’est que de parcourir les fiches thématiques mises en ligne sur le site national, pour mesurer combien les questions posées sont imprégnées de présupposés idéologiques et de biais rédactionnels de nature à orienter ou limiter les réponses.
Comment, des biais ? Des présupposés, et idéologiques par-dessus le marché ? N’est-ce donc pas là faire un bien mauvais procès aux organisateurs ? Après tout, les questionnaires ne parlent-ils pas « de tout », en tout cas de tout ce qui est important ? Regardez, répondra-t-on, on y traite des services publics, de la fiscalité, de la transition écologique, du déficit public, des institutions et puis aussi de la laïcité et de l’immigration parce qu’il y en avait un peu plus, je vous l’ai mis quand même ça ne peut pas faire de mal, merci et bonne journée.
Trêve de plaisanteries. L’évidence comme la bonne foi ou la simple « décence commune » dont George Orwell faisait l’éloge commandent de le reconnaître : identifier les « bonnes questions », puis définir la manière de les poser, l’ordre dans lequel on les pose, implique toujours des choix. Croire le contraire, ou feindre de le croire, revient à se laisser une fois de plus prendre au piège du trop fameux « There is no alternative » de feue Margaret Thatcher.
Il y a pourtant mille manières de penser le monde, de l’interroger et de le changer, n’en déplaise aux simplificateurs et aux sophistes.
Posons-nous donc cette question fondamentale dont la réponse est à chercher dans l’imaginaire social et politique irriguant le questionnaire lui-même : pourquoi ces questions ? Pourquoi celles-ci plutôt que d’autres, différemment formulées, autrement conçues et articulées ?
S’écartant prudemment des tentations de l’imagination créatrice et de l’inventivité sociale, leur rhétorique reste prisonnière d’un objectif de légitimation des politiques menées. Car la démarche est claire : il s’agit d’obtenir une validation de la politique menée, étant entendu que le gouvernement ne reviendra pas sur les baisses de fiscalité pour les entreprises ou la suppression de l’ISF.
Dans le monde néolibéral, il n’y a pas que les êtres qui doivent « s’adapter » – injonction parfaitement analysée par Barbara Stiegler dans son récent ouvrage (Il faut s’adapter, sur un nouvel impératif politique) : les questions et la réflexion aussi. Plutôt qu’un exercice valorisant l’autonomie de la réflexion et la participation démocratique, la grande délibération nationale tient davantage de l’opération de communication et de justification d’un cap dont il serait funeste de s’écarter, dès lors qu’il aurait pour lui le privilège de l’expertise.
Ceux qui organisent et animent un tel « grand débat » ont donc beau jeu de s’engager officiellement à ne pas « prendre parti » pour tel raisonnement ou telle proposition. Mais comment faire, si le parti-pris est déjà dans la question ?
C’est d’ailleurs à ce piège que Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public, a été bien heureuse de ne pas se laisser prendre. La polémique sur son salaire a masqué l’essentiel de ses arguments qu’il aurait fallu entendre sur le fond. C’est dès le mois de décembre que sa commission alertait sur les risques d’un débat qui fixerait par avance des lignes rouges et des sujets tabous. Ces remarques courageuses lui auront peut-être valu le cadeau d’une attaque personnelle centrée sur le montant de ses émoluments de présidente – le vieux monde a de l’avenir…
Toujours est-il que qu’elle formulait un peu plus tard cette conclusion sans appel et rare dans des milieux habituellement plus feutrés : « On [la CNDP] n’avait pas prévu de faire une opération de communication mais un grand débat […] ce n’est pas ça un grand débat. »
Il nous a semblé d’utilité publique de mettre à jour ici quelques-uns des ressorts plus ou moins conscients qui sous-tendent la rhétorique de ces questionnaires.
Nous avons conscience qu’il y a là matière à travail pour des générations de sociologues et de psychologues des phénomènes sociaux. Les biais cognitifs ne manquent pas – tant pour énoncer les questions que pour interpréter ensuite les réponses qui leur auront été données.
Tâcher d’identifier le plus grand nombre possible de ces biais représente une première étape de l’indispensable travail critique qui ne doit jamais cesser d’être mené dans une démocratie. Diffuser le résultat de ce travail pour inviter le plus grand nombre à y contribuer en est une autre.
C’est pourquoi il nous a semblé d’utilité publique de mettre à jour ici quelques-uns des ressorts plus ou moins conscients qui sous-tendent la rhétorique de ces questionnaires. En manière d’esquisse pour un décryptage ironique du grand questionnaire, voici quelques exemples de formulations orientées, particulièrement prégnantes dans les deux chapitres dédiés à l’organisation de l’État d’une part, et aux finances publiques d’autre part.
Il resterait à faire l’autopsie complète de l’ensemble des fiches thématiques, voire à créer un « contre-questionnaire » – mais quelle formation politique s’y risquera ?
2. Diriez-vous que vous savez quels sont les différents échelons administratifs (État, collectivités territoriales comme la région, la commune, opérateurs comme par exemple Pôle emploi ou la CAF) qui gèrent les différents services publics dans votre territoire ?
Une réponse possible : oui / non.
3. Pensez-vous qu’il y a trop d’échelons administratifs en France ?
Une réponse possible : oui / non
4. Quels sont les niveaux de collectivités territoriales auxquels vous êtes le plus attaché ?
Plusieurs réponses possibles : la région / le département / la commune / l’intercommunalité. »
L’effet d’accumulation de ces questions qui ouvrent le questionnaire consacré à « l’organisation de l’État et des services publics » et cette rédaction délibérément complexe évoquant pêle-mêle l’État, les collectivités, Pôle Emploi et la CAF (opérateurs qui relèvent pourtant de l’État) encouragent la méfiance et le sentiment d’une complexité excessive. Non, décidément, il y a « trop d’administration(s) » dans ce pays. Plus pour longtemps, semble nous promettre le questionnaire. On respire.
8. Pour accéder à certains services publics, vous avez avant tout des besoins…
Plusieurs réponses possibles : téléphoniques / numériques / physiques pour pouvoir vous rendre sur place
9. Quels nouveaux services ou quelles démarches souhaitez-vous voir développés sur internet en priorité ?
Réponse libre, à rédiger.
10. Si vous rencontrez des difficultés pour effectuer vos démarches administratives sur Internet, de quel accompagnement souhaiteriez-vous bénéficier ?
Plusieurs réponses possibles : une formation numérique / une aide téléphonique / une prise en charge par un agent
Si prise en charge par un agent : seriez-vous d’accord pour qu’un agent public effectue certaines démarches à votre place ?
Brave new world ! L’horizon du service public est à chercher sur internet et « à distance » – et que ceux qui ne sont pas prêts à s’adapter aillent se faire former ou admettent une manière de « mise sous tutelle » (on fera à votre place, si vous êtes trop bêtes pour ne pas y arriver tout seul). La prise en charge est ici clairement conçue comme une prise de contrôle à distance du dossier du citoyen, qui va s’en remettre à un agent avec lequel il n’aura pas eu d’échange humain. La dématérialisation est l’horizon du temps, car enfin, c’est tout de même bien plus simple ! À l’heure de la révolution numérique, il est inéluctable et somme toute naturel que la présence physique des services publics sur les territoires disparaisse peu à peu. Allez, séchez vos larmes : cela vous fera drôle au début, mais vous vous y habituerez. Continuons.
11. Pour chacune des nouvelles formes de service public suivantes, pensez-vous qu’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose :
Le regroupement dans un même lieu de plusieurs services publics (Maisons de service public)
Les services publics itinérants (bus de services publics)
Le service public sur prise de rendez-vous
Les agents publics polyvalents susceptibles de vous accompagner dans l’accomplissement de plusieurs démarches quelle que soit l’administration concernée
Non contents d’être décidément disruptifs, les concepteurs du questionnaire se révèlent aussi être des escamoteurs de haut vol – ils oublient de nous signaler que chacune des propositions ici avancées implique une contrepartie, comme toute médaille a son revers. Le questionnaire serait-il le même si ces contreparties étaient explicitées ?
Qu’on en juge : un effort d’honnêteté aurait pu conduire les rédacteurs à nous proposer d’abord un regroupement dans un même lieu de plusieurs services publics (Maisons de service public) guidé avant tout par une logique d’économies budgétaires ; mais aussi des services publics itinérants (bus de services publics) en contrepartie d’une réduction des moyens des services publics « fixes » et d’une disponibilité de plus en plus réduite des services en cause ; ou encore un service public sur prise de rendez-vous compte tenu du manque de moyens humains pour proposer suffisamment de créneaux de rendez-vous ; et enfin des agents publics polyvalents susceptibles de vous accompagner dans l’accomplissement de plusieurs démarches quelle que soit l’administration concernée avec le risque d’une perte d’expertise des agents auxquels on demandera de maîtriser des domaines d’activité, des procédures et des cadres juridiques divers et multiples. Comment donc, on vous offre le service public du futur et vous hésitez ? Ce n’est pas avec des frileux comme vous que l’on va réformer la France.
13. Quand vous pensez à l’évolution des services publics au cours des dernières années, quels sont ceux qui ont évolué de manière positive ?
Réponse libre, à rédiger.
Étrange question que cette question n°13 dont la rédaction occulte l’évolution, au cours de la période récente, des moyens donnés aux services publics pour remplir leurs missions. Le but est vraisemblablement de « forcer » à une prise de conscience du fait que « tout va en se dégradant dans notre beau pays ». Certes, mais pourquoi ? Les rédacteurs font ainsi mine d’ignorer que la réduction des moyens affecte inévitablement le service rendu.
Cette question conduit fatalement le lecteur à constater cette dégradation du service rendu, tout en occultant la cause profonde de cette dégradation. Là se niche l’une des techniques les plus efficaces pour restreindre le champ des services publics : réduire leurs moyens, puis constater les dysfonctionnements qui en résultent inévitablement, et enfin s’appuyer sur ce constat pour préconiser un « recentrage » de leurs missions et un abandon de certaines d’entre elles. Vous trouvez cela malhonnête ? Libre à vous, mais vous pinaillez tout de même beaucoup.
20. Faut-il revoir le fonctionnement et la formation de l’administration ?
Réponse : oui / non.
Si oui, comment ? Réponse libre.
Face à cette rédaction d’une subtilité ébouriffante, on ne peut que se demander à quoi ressemble le quidam qui répondra « non ». Une question posée à ce niveau de généralité invite en effet à répondre « oui », dans la mesure où une réponse « non » reviendrait à considérer que tout est parfait dans « le fonctionnement » et « la formation » de « l’administration ». Le rédacteur serait également curieux de savoir si nous pensons qu’il faut combattre la misère (oui ? non ?) et la faim dans le monde (oui ? non ?). Beau voyage, décidément, que ce questionnaire consacré sur les services publics. Mais quid du questionnaire « Fiscalité et les dépenses publiques » ? Jetons-y un œil.
3. Afin de réduire le déficit public de la France qui dépense plus qu’elle ne gagne, pensez-vous qu’il faut avant tout :
Une seule réponse possible :
Réduire la dépense publique
Augmenter les impôts
Faire les deux en même temps
Je ne sais pas
4. Quels sont selon vous les impôts qu’il faut baisser en priorité ?
Réponse libre, à rédiger.
5. Afin de baisser les impôts et réduire la dette, quelles dépenses publiques faut-il réduire en priorité ?
Une seule réponse possible :
Les dépenses de l’État
Les dépenses sociales
Les dépenses des collectivités territoriales
Je ne sais pas
6. Parmi les dépenses de l’État et des collectivités territoriales, dans quels domaines faut-il faire avant tout des économies ?
Plusieurs réponses possibles :
L’éducation et la recherche
La défense
La sécurité
Les transports
L’environnement
La politique du logement
Autres
Ici encore, la rédaction est orientée : on commence par limiter le champ des réponses possibles en ne proposant, pour remédier au déficit public, qu’un très général « augmenter les impôts ». Difficile de choisir cette réponse si je suis un ménage qui paie déjà beaucoup d’impôts et de taxes, alors même que je voudrais que l’on augmente les impôts « des plus favorisés » ou « des grandes entreprises ». Mais la question suivante m’aide à me consoler : mes lubies consistant à augmenter les recettes passaient clairement à côté de l’enjeu.
L’enjeu, c’est de baisser les impôts. Or, baisser les impôts, c’est diminuer les recettes publiques. Que faire alors ? Diminuer les dépenses publiques Notre addiction culturelle à la dépense, cette méchante maladie : voici enfin identifié l’ennemi n°1, auquel les questions n°5 et n°6 vont régler son compte sans pitié.
À vous d’ailleurs de voir s’il vaut mieux se passer d’enseignants, de sous-marins nucléaires, de policiers, de bus, d’éoliennes ou de logements sociaux. Car enfin, il faudra bien choisir, n’est-ce-pas ? Drogués que nous sommes à la dette, nous n’avons pas encore compris que la cure de désintoxication (pour notre bien) ne faisait que commencer.
Ceux qui ont l’estomac fragile n’ont qu’à s’endurcir un peu en lisant attentivement le « diagnostic » détaillé au début du questionnaire, qui explique bien – en gras dans le texte – que « Le taux de prélèvements obligatoires en France s’est élevé à 45,3 % du PIB en 2017. Il est en hausse constante depuis 50 ans et est aujourd’hui le plus élevé des pays riches.
Cela signifie que près de la moitié de la richesse produite est prélevée par l’État, la sécurité sociale et les collectivités locales. » C’est clair, non ? Le problème, c’est la « pression fiscale » – en aucun cas, sa répartition. L’optimisation comme l’évasion fiscales n’ont pas lieu d’être, et d’ailleurs, ne sont pas mentionnées. Ceux qui ont répondu « augmenter les impôts » à la question n°3 peuvent retourner à la case départ, ou alors se rendre à la question n°9 (« Pour quelles politiques publiques ou pour quels domaines d’action publique seriez-vous prêts à payer plus d’impôts ? ») pour nous dire ce qu’ils sont prêts à payer, personnellement, pour que leurs dispendieuses lubies puissent continuer.
Allez, sans rancune : faisons encore un bout de chemin ensemble et allons visiter les ruelles du questionnaire « Démocratie et citoyenneté », en commençant par sa question n°7.
7. Pensez-vous qu’il serait souhaitable de réduire le nombre de parlementaires (députés + sénateurs = 925) ?
Réponse : oui ou non.
Seconde question : Pensez-vous qu’il serait souhaitable de réduire le nombre d’autres élus ?
Si oui, lesquels ? Réponse libre, à rédiger.
Un millier de gras représentants du peuple, alors même que vous ne vous sentez pas représenté ! C’est énorme, non ? La ficelle est ici un peu grosse. Le rédacteur prend soin de mentionner un nombre qui peut sembler à priori considérable, tout en se gardant bien de le mettre en rapport avec la population (un parlementaire pour 70 000 habitants ; un député pour 110 000 habitants).
Au moment de « renouer le lien entre les citoyens et les élus », on promeut ainsi l’idée d’une réduction du nombre de parlementaires qui va mécaniquement accroître la distance de chaque parlementaire avec une circonscription plus vaste et plus peuplée qu’auparavant.
Bien entendu, la question quantitative, dont la dimension démagogique (combien de profiteurs ?) est évidente, se substitue ici à la question qualitative que l’on aurait pu poser : pensez-vous qu’il serait souhaitable de revaloriser le travail des parlementaires ? De le faire mieux connaître ? D’en tenir mieux compte dans l’élaboration de la loi ? Si ces arguments vous troublent, vous n’êtes déjà plus en phase avec le nouveau monde. Reprenez-vous, vous allez avoir une dernière chance.
29. Pensez-vous qu’il faille instaurer des contreparties aux différentes allocations de solidarité ? Si oui, lesquelles ?
Réponse libre, à rédiger.
Le « parler vrai », c’est aussi se débarrasser des fausses pudeurs qui entravent la réforme. Si l’on veut débattre, il ne faut pas avoir honte de remettre en cause les principes d’assistance et de solidarité : l’important, c’est bien la « responsabilité individuelle ». Chacun doit « mériter » chaque euro perçu de la collectivité, car la solidarité ne se conçoit pas sans « contrepartie ».
C’est le moment de « vous lâcher » et d’expliquer très librement comment vous remettriez au travail tous ces fainéants de chômeurs, comment vous apprendriez à tous ces vieillards à survivre en mangeant plus de conserves, et comment vous traiteriez tous ces migrants qui viennent voler le pain et l’emploi des braves travailleurs. Vous n’êtes pas d’accord ? Mais alors, vous n’êtes pas un fasciste en puissance ? Mais alors vous n’êtes peut-être pas « gilet jaune » ? « Si non », allez donc vous recoucher, ce questionnaire n’était pas fait pour vous.
Prétendre rendre compte de la situation sociale et économique du pays à l’aide de quatre-vingt-deux questions est au mieux tristement naïf, au pire scandaleusement cynique.
Ces exemples ne prétendent pas à l’exhaustivité mais à l’illustration. Une grande partie des questions posées pourrait aisément être reformulée, changeant ainsi radicalement leur coloration idéologique tout autre. On ne fera pas aux concepteurs de ces questionnaires l’offense de leur suggérer des questions qu’ils n’ont manifestement pas envisagées une seule seconde. Allez, une proposition quand même : « Quels sont les services publics à renforcer en priorité selon vous ? »
Il est naturel qu’un gouvernement défende son action. Mais ces questionnaires ne doivent ni ne peuvent prétendre à l’objectivité, pas plus qu’une politique, quelle qu’elle soit, ne peut se cantonner à des considérations techniques : elle recouvre toujours des choix de société, que la société doit avoir clairement compris et assumés. Loin d’une supposée neutralité, ces questionnaires reflètent, comme tous les questionnaires, des options tout aussi idéologiques que partisanes, qui s’imposent à l’ensemble du « débat » que le questionnaire prétend encadrer.
L’analyse que faisait Pierre Bourdieu de cet « effet d’imposition de problématique » reste plus que jamais pertinente, et nous ne résistons pas au plaisir de rappeler ce que l’Antéchrist des conservateurs de tout poil écrivait dans « L’opinion publique n’existe pas » :
« En fait, ce qui me paraît important, c’est que l’enquête d’opinion traite l’opinion publique comme une simple somme d’opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l’isoloir, où l’individu va furtivement exprimer dans l’isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des conflits de force entre des groupes. »
Imposant des problématiques, mettant en demeure de répondre à des questions que l’on ne s’était pas posées ou à tout le moins pas dans la forme exigée, ces questionnaires qui se prétendent objectifs demeurent, irréductiblement, des moyens par lesquels une subjectivité particulière vient vampiriser un réel qui n’en demandait pas tant et qui ne cesse, en dépit de tous les efforts de ceux qui tentent de l’encager pour le neutraliser, de déborder des « cases » et autres typologies auxquelles on cherche à l’assigner.
Plus fondamentalement, on peut douter qu’un questionnaire suffise à appréhender la complexité d’un mouvement social. Prétendre rendre compte de la situation sociale et économique du pays à l’aide de quatre-vingt-deux questions est au mieux tristement naïf, au pire scandaleusement cynique.
Comme l’a fort justement analysé Bruno Latour, les chemins ouverts par les cahiers de doléances sont plus fertiles que la triste impasse des questionnaires. Écoutons ce qu’il nous disait le 19 janvier sur France Inter : « Il ne faut pas demander aux gens leurs opinions, il faut leur demander de décrire les situations dans lesquelles ils sont et ceux avec qui ils sont en désaccord ; faire ce travail politique absolument fondamental et premier par rapport même à la notion de débat : décrivez vos conditions d’existence et de quoi vous dépendez. »
C’est dire que l’analyse précède la délibération, que l’enquête ne peut procéder que d’une écoute très approfondie des problèmes concrets de la vie, et non des opinions de chacun sur les meilleurs moyens de les résoudre, sur lesquels nul ne s’accorde depuis des générations.
Commencer par les questions, c’est sous-entendre que les solutions sont à portée de main… du gouvernement, qui les détient et ne conçoit en réalité le questionnaire que comme un instrument de « pédagogie » coercitive, un exercice de légitimation et de communication dans l’espoir de parvenir ainsi à refermer la séquence des « gilets jaunes » en se prévalant d’une légitimité démocratique revivifiée.
Loin d’ouvrir des espaces d’invention démocratique, il sert plutôt à les replier sur un réel étriqué, celui que fabriquent les fausses alternatives présentées comme ultimes refuges de l’intelligence par les défenseurs d’un « réalisme » aussi autoritaire que condescendant.
N’en déplaise aux bataillons d’avant-garde de la start-up nation, imaginer des solutions pour remédier aux difficultés du temps exigera mieux que les abracadabras numériques d’apprentis sorciers cherchant à tirer le suc de quelques millions de contributions à l’aide d’un logiciel ad hoc. Ceux qui, comme Latour, ne croient ni aux prophètes solitaires ni à la génération spontanée de réponses toutes faites savent que seul « l’entrecroisement des doléances controversées permet[tra] de repérer les solutions réalisables ».
Un tel repérage ne consiste pas à ramasser les réponses à des questions toutes faites mais à construire ensemble un dialogue sur les fins autant que sur les moyens du politique. Nul n’attend plus que des chefs descendus de leur Olympe daignent interroger les humains sur les membres qu’ils seraient prêts à sacrifier au profit d’intérêts qui les dépassent : les « gilets jaunes » veulent au contraire savoir pourquoi on leur demande des sacrifices, s’ils sont bien les seuls à devoir les assumer, comment ils sont répartis, ce que signifie la notion même de sacrifice.
La « pédagogie des questionnaires » n’est que poudre aux yeux pour un esprit critique dont il faut se réjouir que l’école sache encore les former. Ce n’est pas de QCM que nous avons besoin, mais d’une volonté communément partagée de refaire de la politique ensemble. Non pas les uns sur le pont et les autres dans les soutes, pour ramer en rythme et sur commande, mais tous ensemble sur la passerelle, où s’ajuste et se négocie justement… le cap.
En dépit des grandes déclarations de principe, la réalité est tenace et ce n’est pas se hasarder beaucoup que d’affirmer que ce « grand débat », fût-il doté d’une plateforme numérique, jamais ne suffira à répondre aux besoins d’une véritable discussion démocratique, celle qui laisse à chacun et à chacune la liberté de formuler ses questions, avant même de songer à construire des réponses communes.