Politique

De la nécessité de l’impôt

Politiste

La question fiscale est revenue au centre du débat politique à la faveur du mouvement des « gilets jaunes ». Certains ont cru bon y déceler le signe d’une crise du consentement à l’impôt, résultat d’un niveau de prélèvement fiscal trop élevé. On devrait tout au contraire y voir une demande de davantage d’équité, et la nécessité de repenser largement le contrat fiscal afin de continuer d’investir largement dans des services publics de qualité.

Né d’une crise du pouvoir d’achat de millions de Français dont l’étincelle a été l’inscription annoncée de la hausse de la taxe sur les carburants dans le projet de loi de finances pour 2019, et l’un des combustibles le rejet catégorique de la demande de rétablissement de l’ISF, le mouvement des gilets jaunes a mis en débat les fondements même du système fiscal français.

Quand pendant plus de trois mois, des dizaines de milliers de Français défilent de manière hebdomadaire pour dénoncer le poids d’impôts pesant trop lourdement sur leur quotidien tout en réclamant le rétablissement d’impôts (l’ISF et l’exit tax) dont les contributeurs faisaient partie des citoyens parmi les plus aisés, tous ceux qui jugent qu’il y a en France une crise de consentement à l’impôt pensent bien trop rapidement. Tout comme s’expriment bien trop rapidement tous ceux qui affirment qu’une majorité des Français réclameraient une baisse du niveau global des prélèvements obligatoires.

L’investissement public

Une seule opinion semble résonner aujourd’hui dans le débat public : celle qui défend la suppression de dépenses publiques, ce qui permettrait de réduire le niveau des prélèvements obligatoires. L’argumentaire « prêt à l’emploi » est bien rodé. Les dépenses publiques représentent en France 57% de la richesse nationale, donc le niveau de ces dépenses serait trop élevé. Essayons pourtant de remplacer un instant le mot « dépenses » par le mot « investissements ».

La France n’est pas asphyxiée par son niveau de dépenses. Elle est forte du niveau d’investissement public dans l’éducation des jeunes – dont dépendent son dynamisme économique et sa capacité d’innovation – et la recherche, dans la santé de ses habitants – décisive pour leur espérance de vie –, dans sa défense, dans ses infrastructures routières… Autant de facteurs déterminants, soit dit en passant, pour les décisions d’investissements des entreprises dans l’économie française et par conséquent pour notre attractivité.

Se contenter de mettre en lumière médiatiquement les plus hauts salaires de quelques serviteurs de l’État ou confondre possibilité d’améliorer certains fonctionnements et nécessité de supprimer des structures publiques nourrit la démagogie ambiante. Et conduit à se tromper de débat.

Car le véritable point de cristallisation des discussions n’est pas à chercher du côté du niveau des prélèvements obligatoires. Il prend ses racines dans l’ambiguïté qui entoure le sens d’un principe : celui de la nécessité de l’impôt. Chacun d’entre nous s’accorde en effet sur l’existence d’un tel principe au fondement même de la légitimité de l’impôt. Mais la société française est tiraillée sur le sens à donner à ce principe. Un équivoque auquel n’est pas étrangère la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789.

De l’articulation nécessaire à la concurrence stérile

Prenons le temps de relire deux des articles de cette Déclaration.

L’article 13 de la DDHC – « Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » – nous dit que l’impôt est nécessaire. Il s’agit d’une contribution essentielle au fonctionnement de la société. Sans impôt, il ne peut y avoir ni collectivité, ni État. Et il en découle d’ailleurs que la fraude fiscale est illégitime.

L’article 14 de la DDHC – « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » – nous dit que l’impôt doit être nécessaire. Les prélèvements obligatoires ont à être justifiés par des besoins. Seuls les impôts répondant à des besoins effectifs sont légitimes. Non seulement un impôt ne couvrant aucune charge n’a pas à être, mais de plus les impôts doivent permettre de financer des dépenses qui sont elles-mêmes indispensables.

Pourquoi revenir ainsi au texte de 1789 ? Parce que nous avons transformé en concurrence stérile l’essentielle articulation de deux exigences qui ne prennent tout leur sens qu’à travers leur complémentarité. Les articles 13 et 14 de la DDHC nous disent d’une part que nous ne pouvons nous passer des prélèvements obligatoires, et d’autre part que ces derniers doivent être conditionnés à leur réponse à des besoins collectifs. Nous avons réduit au fil des ans nos discussions à la seule chasse aux besoins susceptibles d’être désocialisés.

Oubliant par là même que l’essence des prélèvements obligatoires est d’apporter, à travers la contribution commune répartie au regard des facultés de chacun, des services et des biens au fondement d’une certaine conception de l’État, de la protection sociale, de la justice redistributive. Réalisant l’incroyable tour de passe-passe consistant à transformer une revendication de plus de justice devant l’impôt – notamment justifiée par le fait que le système fiscal français est dégressif pour les 5% les plus riches de la population – en une vaste opération de réduction des dépenses publiques.

Si nous concentrions notre énergie non plus à contester la légitimité de telle ou telle imposition mais à construire une vision positive des dépenses / investissements publics, alors nous contribuerions sans aucun doute à faire avancer la difficile tâche à laquelle notre pays est confrontée : refaire société.

Consentement, égalité, nécessité

L’évolution de la jurisprudence constitutionnelle depuis trente-cinq ans n’est pas étrangère à cette part belle prise par la contestation de la légitimité des prélèvements obligatoires. La position du Conseil constitutionnel par rapport au principe de nécessité de l’impôt s’est en effet construite en deux temps.

En 1983 et en 1984, dans un contexte dans lequel le gouvernement, sous la présidence de la République de François Mitterrand, entendait lutter contre la fraude fiscale en organisant la recherche d’infractions en matière d’impôts sur le revenu et de taxes sur le chiffre d’affaires, le Conseil constitutionnel a fait, sur la base de l’article 13 de la DDHC, de la lutte contre la fraude fiscale un objectif à valeur constitutionnelle. Il a ainsi justifié la légitimité de la répression fiscale et des contrôles fiscaux. La doctrine a déduit de ces décisions la valeur constitutionnelle du principe de nécessité de l’impôt, associé par le Conseil constitutionnel à la lutte contre la fraude fiscale.

Mais ce recours au principe de nécessité de l’impôt comme fondement de l’illégitimité de la fraude fiscale va rapidement être abandonné par le Conseil constitutionnel, qui va en faire dès 1993 et de façon exclusive un levier de contestation de la constitutionnalité d’impositions. Dans sa décision du 29 décembre 1993 puis dans celle du 28 décembre 1995 (et, depuis, de façon systématique, dans toutes les décisions dans lesquelles il invoquera ce principe), le Conseil constitutionnel ne donne plus comme fondement au principe de nécessité de l’impôt que l’article 14 de la DDHC. Le limitant ainsi à un instrument de remise en cause des choix fiscaux.

Or il apparaît aujourd’hui plus que jamais indispensable de réaffirmer la dimension structurelle de l’articulation des articles 13 et 14 de la DDHC, qui ne prennent chacun tout leur sens qu’à travers l’existence de l’autre. L’assise de l’exercice du pouvoir fiscal n’est stable que dès lors qu’elle est triple, fondée sur les principes d’égalité devant l’impôt, de consentement à l’impôt et de nécessité de l’impôt entendu au double sens d’une contribution indispensable et justifiée par des dépenses légitimes.

Ces trois principes fondamentaux donnent à l’impôt une triple légitimité (nous reprenons ici une analyse de Michel Bouvier pour La Gazette des communes en octobre 2002) : le principe de consentement à l’impôt lui confère sa légitimité politique, le principe d’égalité devant l’impôt sa légitimité sociologique et le principe de nécessité de l’impôt assoit sa légitimité financière.

Sans consentement à l’impôt, il n’y a pas d’exercice démocratique du pouvoir fiscal.

Chaque société définit sa propre appréhension de l’égalité devant l’impôt à l’aune de sa conception de la justice sociale : un système d’imposition progressif permet de réduire les inégalités à travers la redistribution de richesse ; un système d’imposition dégressif pour les plus aisés les exonère en partie de la contribution commune et nourrit la fracture sociale.

Le principe de nécessité de l’impôt, enfin, doit être appréhendé à l’aune de ces deux premiers principes. S’exprimer sur le niveau global des prélèvements obligatoires n’a de sens, d’une part, que si l’on porte une vision claire de la répartition de la contribution entre chacun en fonction de ses capacités réelles. Et n’a de sens, d’autre part, que si l’on défend une vision constructive et positive des dépenses publiques, vision qui appelle non pas la recherche systématique de possibles coupes mais un véritable engagement pour une juste répartition des services publics sur tout le territoire.

Un grand débat social

Comme le soulignait déjà en 1983 le doyen Vedel, lorsque s’expriment des interrogations sur le principe de légitimité fiscale, alors les problèmes de l’impôt se rehaussent « par-delà les controverses de technique fiscale, au rang des grands débats sociaux ». Nous y sommes à nouveau.

Si l’étincelle au mouvement des gilets jaunes a été fiscale, ce n’est ni par poujadisme, ni par hasard. Quel niveau de socialisation des dépenses les Français souhaitent-ils ? Quels services publics doit proposer la France de 2019, de 2022, de 2025 ? Comment offrir des services publics accessibles physiquement à tous les citoyens après des années de désertification progressive de pans entiers du territoire ? Voilà de vraies questions à débattre.

Loin de la grande mystification sur le caractère soi-disant devenu problématique d’un impôt sur le revenu au titre duquel tous les Français ne sont pas imposables (trop facile illustration pour ne pas parler de la contribution de tous à la TVA ou à la CSG). Ou de celle tentant de justifier que l’État puisse organiser la dérobade fiscale des plus aisés par les comportements anticiviques d’une partie de ces derniers (le chantage à l’exil fiscal). Qu’il est intéressant à ce titre de mettre en regard la décision de François Mitterrand, au début des années 1980, de lutter contre la fraude fiscale par la mise en place d’un système plus efficace de contrôle fiscal, de perquisitions et de saisies, et celle d’Emmanuel Macron, trente-cinq ans après, de supprimer l’ISF pour contrer l’évasion fiscale.

N’oublions pas que les impôts sont nécessaires autant qu’ils doivent l’être. Au risque sinon de s’engager dans une course au démantèlement de nos services publics qui ne fera que des perdants.


Agathe Cagé

Politiste