Pour un grand débat sur l’augmentation de l’aide publique française en santé mondiale
Le président français a annoncé une hausse sans précédent de l’aide publique au développement d’ici la fin de son mandat. On reste encore très loin des engagements internationaux de porter cette aide à 0,7% du revenu national brut, mais l’engagement politique est important, même s’il n’est pas suffisant selon certaines ONG et l’OCDE. L’aide devrait passer de 0,38% en 2016 à 0,55% en 2022. En valeur absolue supplémentaire, il s’agit d’une somme très importante, à laquelle les acteurs et la bureaucratie du développement ne sont pas habitués.
Le domaine de la santé, notamment en Afrique et au Sahel, devrait avoir une part conséquente, vient de rappeler l’Ambassadrice française pour la santé mondiale, énarque et inspectrice des affaires sociales. L’Initiative 5%, dispositif d’assistance technique financé grâce à une contribution indirecte de la France au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, est passée de 5% à 7% de la contribution globale française annuelle, sans pour autant que cela traduise une augmentation de l’aide en valeur absolue.
La France, qui est le deuxième donateur « historique » du Fonds mondial (plus de 4 milliards d’euros si l’on cumule l’ensemble des financements français depuis la création du Fonds en 2001) et le troisième en 2018 derrière les États Unis d’Amérique et la Grande Bretagne, va accueillir en octobre 2019 à Lyon la conférence de reconstitution des ressources du Fonds. La France va en même temps assurer la présidence du G7 et organisera son sommet en août à Biarritz. Elle n’a cependant toujours pas annoncé le montant de ses engagements financiers pour le Fonds mondial. Lors du 75ème anniversaire de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) le 22 février 2019, l’Ambassadrice française pour la santé mondiale a annoncé une hausse de l’aide bilatérale dans le domaine de la santé de 130 millions d’euros et une initiative présidentielle pour la santé en Afrique dont on ne connaît ni les contours ni les budgets et encore moins le processus de formulation.
En visite au Mali le weekend du 23 février, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé que « l’Agence française de développement (AFD) “ devrait doubler dans les prochaines années « sa contribution » au pays mais lors de son discours à l’Ambassade de France, seul le secteur privé a été mis en avant et aucun mot n’a été prononcé concernant le domaine de la santé. Pourtant, le lundi suivant, le 25 février, s’ouvrait à Bamako l’atelier national de haut niveau sur la réforme du système de santé. Le gouvernement a ainsi annoncé vouloir rendre l’accès aux soins gratuits pour les enfants de moins de 5 ans, les femmes enceintes et les personnes âgés de plus de 70 ans… autant de réformes dont on sait qu’elles ont besoin de l’aide au développement pour réussir, ce qu’une revue scientifique financée par l’AFD (Afrique Contemporaine) disait déjà en 2012.
Tout le monde doit donc se réjouir de cet engagement politique et de ses effets pour l’augmentation des interventions dans le domaine de la santé mondiale. Les pays africains, et notamment ceux du Sahel qui vivent une crise majeure où la santé n’est toujours pas prioritaire pour les gouvernements malgré l’urgence d’agir, devraient théoriquement bénéficier de ce soutien pour renforcer la qualité de leurs actions de prévention et de promotion de la santé ainsi que la prise en charge des patients. Leurs systèmes de santé réclament encore beaucoup d’adaptations et de réformes pour atteindre la couverture universelle en santé, l’un des Objectifs du Développement Durable auxquels la France a souscrit. Les fenêtres d’opportunités sont donc présentes pour faire de cette aide française un instrument efficace, équitable et pertinent.
En avril 2018, le directeur de l’AFD annonçait que les projets toucheraient aux services essentiels à la santé en passant par l’éducation ou l’aide à l’agriculture.
Cependant, à notre connaissance, le contenu des actions qui seront soutenues ainsi que le processus qui permettra de les définir restent encore inconnus. Il semble que le principal récipiendaire de cette augmentation en 2019 soit l’Agence Française de Développement (AFD), une Banque dont la rentabilité financière est mise en avant par son directeur. Des échanges seraient en cours avec les représentations de l’Agence dans les pays pour définir des projets prioritaires dont on ne connaît pas les contours. En avril 2018, le directeur de l’AFD annonçait que les projets toucheraient à plusieurs domaines, allant des services essentiels à la santé en passant par l’éducation ou l’aide à l’agriculture.
Il ne reste plus beaucoup de temps pour identifier ces axes prioritaires.
Les risques sont cependant grands pour que le processus de décision s’enlise dans un processus bureaucratique porté, soit par des fonctionnaires souvent dévoués mais manquant parfois d’expertises techniques, de reculs historiques et de connaissances des réalités contextuelles, soit par des experts compétents mais prisonniers de la culture « bancaire » et du faible intérêt de certains responsables des représentations de l’Agence pour les questions de santé. Même si la stratégie nationale de santé mondiale adoptée par la France en 2017 ouvre des portes vers d’essentiels enjeux actuels (santé urbaine, déterminants sociaux de la santé, maladies non transmissibles, etc.), il nous semble important de ne pas reproduire son processus de formulation. Il est en effet resté un exercice bureaucratique (« énarquien »?) du Ministère, consultatif mais peu participatif.
Une récente analyse de 65 évaluations réalisées au plus haut niveau gouvernemental français confirme cette lourde tendance au recours à la consultation au détriment de la participation réelle des acteurs. Surtout, à l’inverse d’une médecine fondée sur des preuves aujourd’hui transposée pour la formulation des politiques (« evidence-based policy »), le processus de cette stratégie nationale de santé mondiale n’a pas été éclairé des leçons tirées de celui conduit en Suisse ou en Norvège, seuls pays de l’Europe à s’être dotés de telles stratégies dès 2012. La France s’intéresse pourtant à la manière de mieux planifier les politiques publiques sur la base de données probantes à l’image des Britanniques. Actuellement, les Allemands se lancent dans un processus qui semble plus participatif pour définir leur politique de santé mondiale. On voit bien comment le processus du G5 Sahel, largement appuyé par la France, s’enlise dans la diplomatie et la bureaucratie sans suffisamment d’actions et de retombées pour les populations. Il a oublié au passage le secteur de la santé, pourtant essentiel à la construction de la paix, comme vient de le dénoncer la fameuse revue médicale The Lancet. Comment expliquer que la santé ne soit pas considérée comme une priorité de l’Alliance Sahel ?
Les risques sont grands de voir le financement octroyé à des actions spectaculaires et médiatiques (la construction/rénovation d’hôpitaux, l’organisation de conférences, etc.) mais peu utiles ou pérennes. On a bien vu deux députés accueillir à l’Assemblée nationale en octobre 2018 la projection d’un film vantant les mérites d’une tisane contre le paludisme et sombrant dans une théorie du complot contre l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et les compagnies pharmaceutiques alors qu’aucune preuve scientifique ne permettaient de prouver l’efficacité de cette tisane et qu’aucun scientifique expert du sujet n’était convié à la table de discussions.
Les risques sont grands de voir des projets décidés et mis en place sans liens avec les besoins des populations, ce qui peut parfois contribuer (au-delà des procédures bureaucratiques) à des taux de décaissements très réduits de l’aide publique au développement que l’on constate dans certains pays (Niger, Haïti, etc.). Ce sera notamment le cas si ces financements viennent encore une fois renforcer de grands programmes verticaux (VIH, tuberculose, paludisme) en continuant d’oublier l’importance de renforcer les systèmes de santé, d’intégrer ces programmes et de tenir compte du fardeau épidémiologique contemporain. Rappelons que l’ensemble des maladies non transmissibles, responsables de la majorité de la mortalité mondiale et notamment au Sud, ne reçoit que 2% des financements de l’aide au développement alloués au secteur de la santé.
Les risques sont grands de voir des interventions mises en place alors que l’on sait par avance que leur chance d’être efficaces sont très réduites (les mutuelles communautaires, le financement basé sur les résultats, les agents de santé communautaire, etc.) car leurs fondements scientifiques (ignorés ou non connus) et l’adaptation au contexte sont très limités.
Les risques sont grands de voir une banque gérer ces financements en imposant sa culture bureaucratique, économiste et financière pour définir les instruments des stratégies mises en œuvre (e.g. la place du secteur privé lucratif, l’importance des dispositifs d’incitatifs financiers, les investissements solidaires, le retour sur investissements, etc.).
Les risques sont grands de voir l’aide française en santé mondiale circonscrite à un consortium AFD/Expertise France (dont le budget passerait de 18 à 25 M€ annuels), sans implication et coordination avec l’ensemble des autres acteurs français (et européens) impliqués, notamment dans la zone Sahélienne.
L’accolement à l’opération militaire française au Sahel questionne les types de projets de développement qui seront financés, et la possibilité des ONG à s’impliquer dans ces financements.
Les risques sont grands de penser les interventions de santé dans le Sahel uniquement en fonction d’enjeux de sécurité, de stabilité ou de migration. L’AFD a d’ailleurs défini sa nouvelle stratégie autour de 3D « Défense, Diplomatie et Développement ». Cette nouvelle doctrine de coopération civilo-militaire se traduit déjà sur le terrain pour l’AFD par le placement, à Bamako (Mali), d’un de ses cadres au côté des forces armées Barkhane mais aussi par la conduite de missions conjointes de terrain avec l’ambassade de France au Mali et la force militaire Barkhane. Cet accolement à l’opération militaire française au Sahel questionne les types de projets de développement qui seront financés, mais aussi et surtout, la possibilité des ONG à s’impliquer dans ces financements. Au Sahel, la majorité des ONG refuse de mettre en œuvre les projets de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) pour respecter le principe humanitaire de séparation claire entre soutien militaire, aide humanitaire et aide à la reconstruction. Le comité d’aide au développement de l’OCDE s’inquiétait déjà en septembre 2018 et encourageait la France à « ne pas subordonner l’aide au développement à des problématiques de sécurité ou de régulation des flux migratoires ».
Pourtant, même si ce n’est évidemment pas toujours le cas, il existe des membres de la société civile et des ONG qui connaissent les réalités locales et la manière d’organiser les interventions et les débats. Certains chercheurs disposent des données scientifiques qui peuvent justifier (ou réfuter) les solutions proposées et des compétences pour en évaluer leur efficacité et mise en œuvre. Il arrive que les populations soient facilement en mesure d’exprimer leurs besoins et d’expliquer comment les actions doivent être adaptées à leurs contextes.
Ainsi, l’urgence est d’organiser une large concertation, implication et participation de toutes les expertises pour construire et définir collectivement les actions de santé qui seront soutenues par ce déploiement sans précédent d’une aide financière française dont il faut se réjouir. Il ne s’agit pas là d’un appel à « partager le gâteau » financier ou de croire à un monde idéal sans enjeux de pouvoirs et d’influences [1]. Mais nous pensons qu’il est nécessaire de s’inscrire dans une construction rigoureuse (utilisation de la recherche/évaluation (en limitant le recours aux experts pressés et souvent en conflits d’intérêts) en plus des connaissances expérientielles), inclusive (processus transparent, participatif avec tous les acteurs, y compris et surtout, des pays/populations concernés) et innovante (sortir des solutions miracles et des modèles voyageurs).
La recherche a montré depuis bien longtemps que ce type de processus alliant les savoirs scientifiques et expérientiels pouvait favoriser l’efficacité des projets. Les décisions bureaucratiques, ne transformant qu’à la marge les pratiques routinières, n’impliquant pas les groupes concernés et ne reposant pas sur des données probantes adaptées aux contextes sont la plupart du temps un échec total.
Il ne faudrait pas qu’en 2022, l’évaluation de cet engagement politique ambitieux par la promise commission indépendante auprès de la Cour des comptes montre aux contribuables français et aux populations africaines, notamment du Sahel, que les interventions financées n’ont pas été en mesure d’améliorer réellement la santé des populations et de réduire les inégalités sociales de santé.
(NDLR : les opinions exprimées dans cet article n’engagent que les auteurs et pas leur institution)