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Finance et société : en finir avec le syndrome de Stockholm

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Plus de dix ans après la dernière grande crise, les fraudes, les scandales financiers en tout genre, les salaires et bonus extravagants sont toujours d’actualité, alimentant la défiance de la société à l’égard de la finance et nourrissant un populisme qui menace nos démocraties. Pourtant, les États se refusent toujours à une véritable reprise en main afin de promouvoir une finance vraiment au service de la société. Comment expliquer ce qui ressemble à une démission du politique face à la finance ? Quelles pistes pour y remédier ?

Dix ans après une crise financière et bancaire majeure, nos économies ne sont pas à l’abri d’une nouvelle crise systémique. Bien que les digues aient été relevées et les amortisseurs dans le système financier renforcés, la finance n’a pas fondamentalement changé.

Étonnamment, malgré la crise financière qui a mis à genoux nos économies, malgré les travaux de recherche convergents qui montrent que l’hypertrophie de la finance pèse sur la croissance alors qu’elle est censée la soutenir, malgré les liens de plus en plus évidents entre l’obésité de la sphère financière et la montée des inégalités qui minent nos sociétés, malgré l’incompatibilité entre le court-termiste de la finance contemporaine et l’impératif de financement de la transition écologique, nos gouvernants restent très perméables à l’emprise du lobby bancaire.

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L’hypertrophie de la finance n’a pas reculé, les régulations financières ont avancé mais pas autant que nécessaire pour protéger le bien commun qu’est la stabilité financière, les acteurs financiers systémiques sont toujours une menace, les États donc les contribuables ne sont pas à l’abri d’avoir à remettre la main au portefeuille alors même qu’ils ne sont plus nécessairement en état de le faire…

Fraudes, scandales financiers en tout genre, salaires et bonus extravagants envahissent toujours les journaux, alimentent la défiance de la société à l’égard de la finance et nourrissent un populisme qui menace nos démocraties. Pourtant, les États, comme frappés de dissonance cognitive, se refusent à une véritable reprise en main et à promouvoir une finance vraiment au service de la société. Comment expliquer ce qui ressemble à une démission du politique face à la finance ? Nos dirigeants seraient-ils victime d’une forme revisitée du syndrome de Stockholm ?

Ce mécanisme d’ascendant psychologique annihile toute combativité des victimes, dissout leur capacité d’auto-défense et conduit à une soumission volontaire. Les économistes, rétifs à accepter des mécanismes ne relevant pas d’une forme reconnue de rationalité, préfèrent évoquer la capture qui désigne les différents canaux par lesquels l’industrie bancaire et financière influence le régulateur et les décideurs publics dans un sens favorisant son intérêt au détriment de l’intérêt général. Les canaux de cette capture sont multiples, se valorisent mutuellement et font système.

Les canaux de la capture

Les ressorts de cette capture sont protéiformes. Certains sont fort apparents et bien identifiés comme les opportunités de carrière très rémunératrices offertes aux hauts fonctionnaires par l’industrie bancaire et financière. Le cas du Président de la Commission Européenne José Manuel Barroso rejoignant Goldman Sachs est un cas d’école. Ce qui est alors « acheté », c’est l’entregent, le carnet d’adresse du transfuge, sa capacité à court-circuiter les strates hiérarchiques et à établir un contact direct avec les décideurs publics. Mais la porosité entre haute fonction publique et direction de banque va dans les deux sens, c’est d’ailleurs ce qui fait la puissance de ce mécanisme de capture.

Ces « portes tournantes » – alternance – entre les positions de haute responsabilité dans la banque et dans la haute administration et/ou les cabinets ministériels est légitimée par le nouveau management public et très ancrée en France mais également à Bruxelles. Dernier exemple en date, la nomination du lobbyiste en chef de la banque Santander José Manuel Campa à la tête de l’Autorité bancaire européenne… L’influence de l’industrie financière et bancaire sur la conception des règlementations se fait en amont via différents canaux : les réponses convergentes à des consultations de la Commission ou d’agences de régulation, le lobbying auprès des parlementaires, le « noyautage » de Comité d’experts techniques, la rédaction d’amendements et de projets de lois clef en main etc.

Cette culture de connivence entre dirigeants politiques, haute administration et direction des grandes institutions financières se cristallise en particulier dans la composition des comités d’experts dits consultatifs qui agissent en amont des prises de décisions et qui sont véritablement noyautés par l’industrie financière. Les ONG, syndicats, associations de consommateurs, chercheurs en finance n’y ont qu’une place tout à fait marginale [1]. L’accès aux institutions qui font la décision publique est donc totalement déséquilibrée au profit des intérêts de l’industrie financière. Les représentants de la société civile dans sa diversité ont le plus grand mal à faire entendre leurs arguments étant de facto exclus des instances où il faut être pour peser.

Cette capture « institutionnelle » dans la prise de décision publique est légitimée par une capture intellectuelle qui a été portée par les écoles de pensée qui ont favorisé la dérèglementation financière au nom d’une représentation fantasmée de la finance dérégulée. L’hégémonie de l’école de Chicago avec les marchés efficients et les anticipations rationnelles a colonisé l’enseignement supérieur et les écoles de formation de nos « élites » balayant toute diversité dans la conception de l’économie et de la finance et favorisant ainsi le grand basculement intellectuel vers le néolibéralisme.

La représentation de la finance et de son rôle dans l’économie véhiculée dans l’enseignement supérieur et tout particulièrement dans les écoles formant les futurs décideurs publics et privés fait partie de ces facteurs d’emprise d’autant plus puissants qu’ils restent invisibles. Or, force est de constater que la crise financière globale n’a pas révolutionné l’enseignement de la finance et de la macro-finance. L’inertie des programmes et des représentations de la finance qu’ils charrient est remarquable et constitue un facteur clef favorisant la persistance de l’emprise de la finance sur nos futurs dirigeants privés et publics.

Nous l’avons montré dans une note produite en collaboration avec l’Institut Veblen co-écrite avec Jézabel Couppey Soubeyran, Stéphanie Serve et Yamina Tadjeddine.

Que faire pour desserrer l’étau ?

Réduire l’emprise de la finance sur la société est un enjeu crucial non seulement d’un point de vue économique mais également démocratique. Aucune mesure prise isolément n’aura la capacité de desserrer l’étau, seules des réformes et actions multiples se renforçant mutuellement pourront y prétendre. Elles ne sont pas une panacée mais juste le préalable à toute réforme en profondeur de la banque et de la finance. Sans souci d’exhaustivité, esquisse d’une liste à la Prévert…

Agir en amont sur la formation des futurs dirigeants privés et publics

Sur ce terrain de l’enseignement de la finance dans le supérieur, les chantiers à engager sont immenses. Sans souci d’exhaustivité, il s’agit :
D’introduire plus de diversité dans les approches théoriques enseignées à l’université, dans les business schools et autres écoles formant nos futurs dirigeants (Science Po, ENA…).
De rompre avec la vision fantasmée de la finance et de son apport à la société véhiculés dans la plupart des manuels de finance.
De promouvoir l’histoire économique et financière car les dénominateurs communs sont forts dans les crises financières qui jalonnent notre histoire.
De donner une place de choix dans les cursus économiques et financiers au niveau Master à des thématiques à forte résonance sociétale comme : finance et inégalités, financiarisation et gouvernance des entreprises, financement de la transition écologique, les nouveaux risques financiers climatiques, etc.
De promouvoir l’enseignement de la dimension éthique, déontologique et morale des techniques, produits et pratiques financières et ainsi d’infléchir les pratiques des futurs financiers.

Enfin, aujourd’hui les meilleures formations en finance – ou celles reconnues comme telles – ne se concentrent que sur les aspects mathématiques et techniques de la finance. Elles désertent le terrain de l’impact de la finance sur la société. Elles négligent l’explicitation des liens entre une finance qui se représente comme une discipline scientifique au même titre que la biologie ou la physique et les autres disciplines, notamment de sciences sociales. Cette spécialisation technique extrême est une entrave à l’émergence d’un sentiment de responsabilité chez les gestionnaires de la finance car la technique est vécue comme neutre. Le potentiel performatif de cette conception de la finance est occulté. Pourtant la finance mathématique ne se contente pas de représenter le fonctionnement de la sphère financière, en retour elle la façonne.

Consacrer du temps à former les étudiants en finance à une pratique réflexive sur leur futur métier serait un investissement socialement très utile car protecteur des excès d’une finance tentée par l’idéologie scientiste. Car oui, la finance de marché par la trop grande confiance accordée aux mesures mathématiques du risque et aux modélisations qui les fondent, par l’évacuation systématique du facteur humain traduit bien une dérive scientiste marquée par l’illusion que tout est contrôlable par le calcul. La crise des subprimes en est la fille. Or, la réflexivité qui consiste à prendre conscience de sa manière d’agir, de son impact sur l’environnement et de l’interaction entre son action et le contexte général peut être un rempart contre le scientisme. Elle stimule l’esprit critique des professionnels et l’introspection requise à des pratiques plus responsables d’un point de vue collectif.

Lutter contre les portes tournantes

Une solution radicale serait de ne permettre que des « allers simples » : quand un haut fonctionnaire décide de continuer sa carrière dans la banque, il démissionne de la fonction publique. Mais il existe également des solutions plus nuancées et qui pourraient néanmoins se révéler efficaces.

Une première option serait qu’un fonctionnaire ne puisse pas revenir dans son corps d’origine, s’il a un quelconque lien avec le secteur dans lequel il a exercé l’activité pour laquelle il l’avait quitté. Ainsi, un inspecteur des finances qui a pantouflé dans une banque ne devrait-il pas pouvoir revenir à Bercy, ni à la Banque de France, ni à l’ACPR, ni à L’AMF. Moins radical serait d’imposer des délais de viduité suffisamment longs entre les fonctions privées et publiques quand elles s’inscrivent dans le même « secteur » de sorte de « désactiver » les carnets d’adresses et d’affaiblir suffisamment les mécanismes bien connus d’identification culturelle et sociale.

Ainsi, dans un sens, José Manuel Campa ne pourrait directement passer d’une fonction de lobbying bancaire à une fonction de régulateur bancaire européen comme il s’apprête à le faire avec l’adoubement des États membres ; et, dans l’autre sens, José Manuel Barroso n’aurait pu deux ans après la fin de son mandat à la tête de la Commission européenne devenir cadre dirigeant chez Goldman Sachs.

Ouverture des espaces de décision et traçabilité des prises de décision

En Europe, le déficit démocratique que révèle l’emprise des lobbys financiers sur les gouvernements appelle à une refonte en profondeur de comment fonctionnent le Conseil Européen, la Commission européenne et tous les comités d’experts qui influencent très en amont le façonnage des règles, règlementations et lois européennes. Une véritable culture des conflits d’intérêt doit être insufflée dans toutes les institutions européennes. En assurant une transparence totale du lobbying, en obligeant à rendre des comptes (principes d’accountability) sur comment et pourquoi les décisions publiques se prennent, le déficit démocratique pourrait être en partie comblé. En particulier, les comités d’experts devraient s’ouvrir à d’autres intérêts que ceux des firmes de la finance (chercheurs indépendants, ONG, syndicats, association de consommateurs ou d’investisseurs etc.), les nominations devraient y être transparentes.

L’équité dans l’accès aux décideurs publics implique également de promouvoir des consultations publiques plus équilibrées donnant leur place à la diversité des intérêts. La traçabilité que nous appelons de nos vœux signifie savoir comment la prise de décision s’est opérée. Quels intérêts ont été entendus ? Quels arguments ont été avancés ? Ont-ils été soumis à la contradiction ? Quels ont été les fondements des arbitrages retenus ? L’ouverture des espaces de décision à la multiplicité des parties prenantes est un impératif démocratique. Ces propositions visent à rééquilibrer les forces en présence dans l’élaboration de la décision publique sur des sujets qui certes intéressent au premier chef les industries et secteurs concernés mais qui sont aussi potentiellement générateurs d’effets négatifs subis par l’ensemble de la collectivité.

En finir avec la déresponsabilisation des élites financières délinquantes

En dépit de l’indignation citoyenne face à la multiplication des scandales financiers, de la stigmatisation médiatique qu’ils induisent, ces déviances sont assez rarement sanctionnées pénalement contrairement aux atteintes aux personnes et aux biens. Pourtant les préjudices pécuniaires sont souvent beaucoup plus lourds que dans les cas d’atteinte aux biens. Ce traitement différencié des illégalismes peut en partie s’expliquer par le contact direct ou non entre les auteurs des faits illégaux et les victimes. La délinquance en col blanc se caractérise le plus souvent par l’absence de contact direct entre les auteurs et ceux qui en sont, en dernière instance, les victimes.

Quand la société dans son ensemble est in fine la victime – via par exemple les pertes de rentrées fiscales dans les affaires d’évasion fiscale ou les dépenses publiques de soutien aux institutions financières – les actes délictueux gagnent en abstraction. Ils bénéficient d’une sorte de déni collectif quant à leur gravité. Le néolibéralisme a affaibli les défenses immunitaires de nos sociétés contre la délinquance en col blanc, en particulier contre la délinquance financière, par un mouvement général de dépénalisation de la vie des affaires tout en créant les conditions de sa prolifération. Or, le droit pénal remplit une fonction symbolique forte en fixant le curseur entre les déviances socialement acceptables qui ne nuisent pas à la cohésion sociale et les autres qui doivent être poursuivies pénalement. La non pénalisation de comportements sociaux déviants traduit et est perçu comme une tolérance de la société à leur égard.

La rareté des poursuites pénales dans les cas de délits financiers est donc l’un des symptômes de l’emprise de la finance, il alimente la défiance et affaiblit nos institutions démocratiques. Le ressentiment populaire contre les « élites » financières se nourrit du « deux poids deux mesures » en matière de répression et d’un sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Cet état de fait est particulièrement visible dans la banque ou en règle générale la personne morale s’acquitte des sanctions pécuniaires et non les personnes physiques ayant pris les décisions répréhensibles. Cela a pour effet de déresponsabiliser les personnes décisionnaires et est donc particulièrement pernicieux en termes d’incitation à une moralisation des comportements dans la finance. Une inflexion vers des sanctions personnelles plus fortes de ceux qui prennent intentionnellement des décisions financières délictueuses doit faire partie de l’arsenal de lutte contre les forces centrifuges qui minent nos démocraties et de l’arsenal politique visant à desserrer l’étau de la finance sur nos sociétés.

Séparer les activités de banques commerciales et de banques de marché

Le monde de la banque et de la finance est devenu excessivement complexe et cela constitue une entrave majeure à sa régulation et à son contrôle. Cette complexité touche tant la structure des groupes bancaires systémiques transnationaux que les pratiques et produits financiers. La séparation des activités au sein des banques systémiques permettrait une simplification de la structure des groupes et donc une meilleure maîtrise des risques portés par ces acteurs souffrant de gigantisme. C’est la mère des réformes bancaire à promouvoir : réponse efficace au « trop grosses, trop complexes pour faire faillite » mais également au « trop grosses et complexes pour être correctement gérées »… La séparation entre banque commerciale et banque d’investissement est également une réponse structurelle efficaces aux conflits d’intérêt qui minent les banques systémiques et favorisent l’affaiblissement des normes éthiques en leur sein.

Ces voies de réformes ne prétendent évidemment pas à elles seules lutter efficacement contre l’hypertrophie de la finance et ses dérives. Mais, agissant en amont, elles allègeraient l’emprise que la finance exerce sur la société. Elles sont donc le préalable à toute réforme en profondeur de la banque et de la finance.

NDLR : Laurence Scialom vient de publier La fascination de l’ogre aux éditions Fayard dans la collection Raison de plus.

 


[1] Pour une quantification de ce canal d’influence, voir les différents rapport du Corporate Europe Observatory ici et .

Laurence Scialom

Économiste, Professeure à l'Université Paris Nanterre

Notes

[1] Pour une quantification de ce canal d’influence, voir les différents rapport du Corporate Europe Observatory ici et .