Quels contre-pouvoirs en Macronie ?
Le 20 février dernier, quelques heures après que la commission d’enquête présidée par le sénateur Philippe Bas ait rendu public son rapport relatif à ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Benalla », Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, déclarait à la presse trouver « curieux que les assemblées aient à se prononcer sur l’organisation du pouvoir exécutif. Si le pouvoir exécutif se prononçait sur l’organisation du travail des assemblées, on crierait à la fin de la séparation des pouvoirs. »
À l’entendre, on ne pouvait s’empêcher de se souvenir d’un rebondissement particulier de l’interminable, tentaculaire et affligeante affaire Benalla.
En septembre dernier et alors qu’il venait d’être convoqué par la commission d’enquête du Sénat en raison des agissements très graves qui lui étaient reprochés et révélaient de potentiels dysfonctionnements sérieux de l’organisation des services de la présidence de la République, celui qui venait de fêter ses 27 ans s’émouvait, déclarant à l’endroit des sénateurs et sénatrices membres de la Commission que ces derniers étaient « de petites personnes, qui n’ont aucun droit, et aucun respect pour la République française et la démocratie ».
Que de grands mots ! Et d’en rajouter contre Philippe Bas, « ce petit marquis » qui commettait un crime de lèse-majesté en désirant un peu trop fort rencontrer l’ancien chargé de mission du cabinet d’Emmanuel Macron. Passons, donc : regrettant sans doute de s’être tant ému, le mis en examen s’est excusé.
Mais quid de Benjamin Griveaux, qui dit finalement la même chose que son camarade de marche Benalla lorsqu’il conteste la légitimité du contrôle exercé par le Sénat sur la gestion de l’Elysée ? On ne peut que trouver curieux qu’un responsable politique aussi éduqué n’ait jamais été informé de l’existence de la notion d’« équilibre des pouvoirs », complément indispensable à la séparation des pouvoirs qu’il invoquait lors de sa conférence de presse. La séparation des pouvoirs exige que le pouvoir d’exécuter les lois (le pouvoir exécutif, c’est-à-dire l’utilisation effective de l’appareil d’État), le pouvoir d’édicter ces lois et de consentir à l’impôt (le pouvoir législatif) et le pouvoir d’en contrôler et d’en assurer la bonne application (le pouvoir judiciaire) soient chacun exercés par une autorité distincte. L’équilibre des pouvoirs en est le complément : il exige, en particulier, que le plus fort de ces trois pouvoirs, c’est-à-dire le pouvoir exécutif qui peut frapper les individus et le corps social, fasse l’objet d’un contrôle proportionné pour prévenir un usage abusif de cette force qui lui est inhérente. Dans le régime institutionnel organisé par la Constitution du 4 octobre 1958, ce contrôle du pouvoir exécutif est assuré par les deux autres pouvoirs : les assemblées, d’une part, et la justice, d’autre part.
On comprend dès lors que la gestion de la présidence de la République puisse être examinée par une commission d’enquête du Sénat, comme elle l’est d’ailleurs régulièrement par les magistrats de la Cour des comptes. Ce contrôle, qui permet notamment d’informer les citoyens, n’a rien à voir avec la responsabilité qui est celle du Gouvernement aux termes de l’article 20 de la Constitution : cette responsabilité est une responsabilité politique, et signifie que le gouvernement ne peut exister que tant qu’il bénéficie encore du consentement des parlementaires, représentants élus des citoyens. À cet égard, le président de la République bénéficie de la même légitimité que les parlementaires, étant également élu par les citoyens : comme eux, il est en principe intouchable durant son mandat, seuls les citoyens pouvant refuser de lui renouveler leur confiance. On notera d’ailleurs, n’en déplaise à M. Griveaux, que notre régime favorise le président de la République, car lui peut « dissoudre » l’Assemblée nationale, c’est-à-dire contraindre une partie des parlementaires à remettre leur mandat en jeu. Bref : le porte-parole du Gouvernement s’indigne de ce que l’action de la commission d’enquête semble confondre « Gouvernement » et « présidence de la République » en s’ingérant dans le fonctionnement dans la seconde, comme si Philippe Bas introduisait subrepticement dans notre Constitution une responsabilisation du président de la République devant les parlementaires. On l’a compris, le porte-parole confond responsabilité et contrôle, révèle au passage sa spectaculaire ignorance institutionnelle et constitutionnelle, et nous laisse pantois devant une démonstration lamentable qui fait tousser contre-pouvoirs et constitutionnalistes de concert.
Mais ce qui se joue ici n’a rien à voir avec la naïveté ou l’ignorance – hélas confondante – du sous-ministre et fidèle soldat Griveaux. Au-delà de l’inanité de son raisonnement, cette déclaration venait témoigner, une fois de plus, du mépris de la présidence macronienne à l’égard de tous les contre-pouvoirs susceptibles de s’opposer à la volonté de « Jupiter ». Depuis mai 2017, les signes s’accumulent qui témoignent du travail de sape entrepris par un nouvel exécutif dont la conception autoritaire du pouvoir s’accompagne d’un souci de ligoter, caporaliser et neutraliser tout ce qui peut se trouver d’indépendant dans notre République.
Le mépris du contrôle parlementaire n’est que la partie émergée d’un iceberg qui grossit à vue d’œil.
Que l’on prenne seulement le temps de les énumérer, et la tête commence à tourner : volonté de maîtriser la presse, réduction du temps d’examen des projets de loi par les parlementaires, recours accru aux ordonnances du gouvernement pour l’adoption de mesures législatives, projet de réduire le nombre de parlementaires voire de supprimer le Sénat, suppression des dissensions au sein du parti majoritaire, mépris des élus locaux, nominations politiques au Conseil constitutionnel, ingérences dans le fonctionnement des autorités administratives indépendantes, projet de réforme qui supprimerait inévitablement l’indépendance des magistrats de la Cour des comptes, politisation des directeurs d’administration centrale et recours accru au contrat dans la haute fonction publique, instrumentalisation du parquet de Paris, pérennisation de l’état d’urgence, répression des manifestants et restrictions législatives au droit de manifester… On comprend, à l’issue de cet inventaire non exhaustif, que le mépris du contrôle parlementaire n’est que la partie émergée d’un iceberg qui grossit à vue d’œil.
Prenons le temps d’examiner ces différents points, en commençant par le traitement des journalistes par le pouvoir macronien. Les journalistes, Emmanuel Macron les méprise pour leur médiocrité – il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une pensée « complexe » de l’acabit de celle qui mijote dans le cortex présidentiel. Ils l’agacent tant, ces gratte-papiers obsédés par l’écume des jours, qu’il déplace symboliquement leur salle de presse dans une annexe de l’Elysée. Sa conseillère presse, elle, leur intime l’ordre d’ « obéir » tandis que le maître des horloges mène son marathon de quatorze heures au salon de l’Agriculture : le journaliste doit savoir rester à sa place et ne pas déranger. L’exemple de Mediapart, dont le parquet de Paris a tenté de perquisitionner les locaux début février afin d’identifier ses sources dans l’ « affaire Benalla », devrait servir de leçon aux plus remuants.
On répondra que l’on exagère, que le débat politique a constamment et pleinement lieu et que l’exécutif n’a jamais cherché à l’entraver. On acquiesce d’abord, et puis l’on se souvient que le débat, qu’il soit « grand » et « national » ou petit et interne, n’intéresse pas tellement la bureaucratie marchante : que l’on songe pour s’en convaincre au sort des désormais ex-députés marcheurs qui ont quitté le groupe majoritaire ou s’en sont faits exclure. Jean-Michel Clément ? Le député de la Vienne a quitté le groupe en avril 2018 avant de s’en faire exclure en raison de son opposition au projet de loi relatif à l’asile et à l’immigration. Chacun pourra méditer cette sentence implacable de Richard Ferrand : « Si s’abstenir est un péché véniel, voter contre un texte est un péché mortel qui mérite l’exclusion. » Amen. Et Frédérique Dumas ? Elle a elle aussi quitté le navire en septembre 2018, déclarant à cette occasion que « même donner un avis est vu comme une fronde s’il n’est pas conforme ». Trop critiques eux aussi, Paul Molac, François-Michel Lambert, Sébastien Nadot et Matthieu Orphelin suivront son exemple quelques semaines plus tard. Mais l’ordre règne au palais Bourbon comme rue Sainte-Anne : au siège du parti-qui-n’est-pas-un-parti-mais-un-mouvement, Stanislas Guerini peut gérer les affaires courantes depuis décembre, après que les pressions de l’exécutif lui ont assuré une élection confortable en dissuadant ceux qui auraient pu fragiliser cette dernière. Trois mois plus tôt, c’était Richard Ferrand qui bénéficiait d’un déminage en règle de sa route vers le perchoir de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet ayant été aimablement priée de s’écarter.
Le recours aux ordonnances s’accroît, dégradant encore un peu plus l’effectivité du débat parlementaire.
Bon, concèdera-t-on, mais cela les regarde, non ? Le Parlement, lui, remplit pleinement son office : il examine les projets et les propositions de loi, il en débat et il les amende. Certes, mais il faut voir dans quelles conditions : le recours à la procédure accélérée est devenu la norme, et peu importe que le projet de loi en cause porte sur des sujets essentiels qui exigeraient un large débat. La loi dite « ELAN » portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique ? Procédure accélérée. La loi d’orientation des mobilités ? Procédure accélérée. La loi réformant la SNCF ? Procédure accélérée. La loi dite « ORE » relative à l’orientation des étudiants, qui crée notamment le dispositif Parcoursup ? Procédure accélérée. La loi réformant le droit de l’asile et de l’immigration ? Procédure accélérée. La loi pour la confiance dans la vie politique ? Procédure accélérée. La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui fait entrer dans le droit commun des procédures caractéristiques de l’état d’urgence ? Procédure accélérée. La liste est déjà longue, et elle n’est pourtant pas exhaustive. Corollaire de cette accélération du temps législatif, le recours aux habilitations permettant au gouvernement de légiférer par ordonnances s’accroît, dégradant encore un peu plus l’effectivité du débat parlementaire. Il est à craindre que ces tendances ne fassent que s’aggraver si l’exécutif mène à bien ses projets de réduire le nombre de parlementaires – et, qui sait, de supprimer le Sénat ?
Il n’y a d’ailleurs pas que les élus nationaux que ce gouvernement méprise – lorsqu’ils sont critiques, s’entend. Les élus locaux en prennent eux aussi pour leur grade, y compris symboliquement : quelques jours avant l’explosion du mouvement des « gilets jaunes », Jupiter signifiait aux maires de France qu’il ne se rendrait pas à leur congrès. Sans doute estimait-il que cette sauterie faisait terriblement « vieux monde » ; sans doute aussi le regretta-t-il ensuite, lorsque vint le moment de demander l’assistance des élus locaux pour l’aider à éteindre la crise qui faisait chanceler l’exécutif. Les élus ne sont pas dupes de ce mépris, comme Agnès Buzyn et Nicole Belloubet ont pu s’en rendre compte lorsqu’elles ont croisé à Lille, fin février, la maire de la commune qu’elles n’avaient pas jugé bon de prévenir de leur visite. Quoi qu’il en soit, le message macronien est clair : les élus locaux sont là pour le folklore, nous sommes là pour travailler et « réformer ».
Si les élus et les fonctionnaires font rire le pouvoir macronien, les citoyens l’agacent franchement lorsqu’ils font désordre. Les « gilets jaunes » lui ont fait si peur qu’il s’est empressé de reprendre à son compte une proposition de loi portée par le très droitier sénateur Bruno Retailleau. Grâce à ce texte, dont Arié Alimi a admirablement démonté les rouages ici-même, les préfets pourront demain, sauf si le Conseil constitutionnel intervient, prononcer à titre préventif des interdictions de manifester à l’encontre d’individus susceptibles de représenter une menace grave pour l’ordre public.
Autre cible du pouvoir en place, les fonctionnaires, car comment peut-on espérer réformer un pays qui demeure lesté par cette masse de privilégiés, qui profitent de la sécurité de l’emploi en consumant notre richesse nationale ? Les hiérarques marcheurs n’ont que faire de l’abnégation des fonctionnaires ni de leur rôle dans la préservation d’un service public à visage humain dans nos territoires : ce qu’il faut, c’est réduire la dépense. Réduire la dépense, c’est optimiser la fonction publique, et s’assurer que des paresseux n’y puissent demeurer impunément. Qu’on se le dise : des plans de départs volontaires seront élaborés, le recours au contrat va s’étendre, et cela ne sera que bénéfique à toute la start-up nation. Les hauts fonctionnaires, privilégiés des privilégiés, n’y échapperont pas non plus. Or, accroître le recours au contrat pour les cadres de l’administration, c’est ouvrir la porte à leur politisation et à un népotisme néfaste pour toute la collectivité ; c’est aussi courir le risque de saper les fondements de leur indépendance, qui leur permet en principe d’éclairer objectivement les décideurs politiques sans chercher à leur plaire ou devoir céder à des pressions et à des intérêts court-termistes.
L’exécutif s’efforce également de neutraliser les autorités constitutionnelles et administratives qui, trop indépendantes, pourraient le gêner par leurs critiques. Le Conseil constitutionnel, d’abord : Macron et Ferrand viennent d’y nommer des gens pas trop menaçants, Jacques Mézard et Alain Juppé, davantage fins politiques (et encore…) que juristes avisés. La Cour des comptes, ensuite : le même Macron projette d’y nommer le tranquille Pierre Moscovici et, à travers un projet de réforme de la responsabilité des comptables publics, de supprimer la qualité de magistrat aux membres de la Cour. Les autorités administratives indépendantes, également : on s’assure que les personnes qui y sont nommées ne sont pas trop gênantes, et il n’y a qu’à regarder les nominations récentes intervenues dans certaines d’entre elles pour s’en convaincre. Le parquet de Paris, enfin, lui qui est placé sous l’autorité de la Garde des Sceaux et dont l’exécutif préfère éviter qu’il soit dirigé par un magistrat trop indépendant : on imposa donc le docile Rémy Heitz – celui-là même qui organisa la perquisition menée dans les locaux de Mediapart.
Ces exemples nous rappellent l’importance de la vertu qui doit animer les détenteurs de tout pouvoir – en l’espèce, le pouvoir de nomination – cette vertu étant une condition certes implicite, mais néanmoins nécessaire, du bon fonctionnement de nos institutions. En somme, que les autorités qui disposent grâce à ce pouvoir de nomination d’une capacité d’influence sur le fonctionnement d’institutions qui doivent conserver une certaine indépendance morale ou une totale indépendance d’action exercent leur pouvoir avec sagesse, avec à l’esprit la conscience de ce que la vitalité des contre-pouvoirs leur est autant bénéfique qu’elle est nécessaire à la bonne « marche » de la société.
Nul besoin de tendre le regard vers Washington pour voir la puérilité au pouvoir : nous avons là, tout près de nous, un groupe d’enfants mal élevés, capricieux et qui ne respectent rien.
Mais une telle vertu semble bien absente chez les responsables de l’heure, plus que jamais convaincus qu’ils savent tout mieux que tout le monde et que ceux qui critiquent – sans même parler de ceux qui s’opposent ! – ne sont qu’un ramassis d’amateurs obsédés par leurs préjugés, leurs vieilles lunes, leurs rancœurs et leur conservatisme. Poussez-vous de là, qu’on s’y mette ! Nul besoin de tendre le regard vers Washington pour voir la puérilité au pouvoir : nous avons là, tout près de nous, un groupe d’enfants mal élevés, capricieux et qui ne respectent rien, surtout pas ce qui pourrait les empêcher de réaliser la moindre de leurs volontés.
Ainsi l’exécutif, on l’a compris, entend neutraliser tous les empêcheurs d’exécuter en rond. Or, la République est mortelle. Elle n’a pas toujours existé et rien ne nous autorise à croire qu’elle existera toujours. Son fondement, c’est cet équilibre des pouvoirs qui est une exigence démocratique et éthique autant qu’une condition de son efficacité comme organisation institutionnelle devant permettre le gouvernement raisonné des hommes et des femmes de ce pays par le dialogue, la critique constructive et la réflexion. Saper les contre-pouvoirs, c’est aussi priver la société de cette respiration aussi féconde que nécessaire.
On peut rire et balayer d’un revers de main les âneries d’un porte-parole du Gouvernement sans doute surmené. Mais au-delà de l’écume des jours, les mesures concrètes demeurent. L’action de cet exécutif transforme notre droit ; elle atténue l’efficacité des institutions dont la fonction est d’assurer l’équilibre des pouvoirs ; elle nous habitue à un mode autoritaire d’exercice du pouvoir qui, lorsqu’il sera appliqué par d’autres, qui auront encore moins de scrupules, pourra faire bien davantage de dégâts. Il est légitime que le gouvernement nommé par le président de la République élu en mai 2017 et soutenu par la majorité des députés élus un mois plus tard agisse pour mettre en œuvre son programme.
Mais la démocratie ne se limite pas à cette échéance quinquennale, pas plus qu’elle n’implique que les vainqueurs de 2017 puissent agir sans frein ni limite. La démocratie doit être permanente, grâce au jeu des contre-pouvoirs institutionnels et sociaux grâce auxquels les citoyens peuvent, d’une part, contrôler l’usage que leurs représentants font du mandat qu’ils leur ont confié et, d’autre part, disposer d’un éclairage critique sur leur action.
Sans cela, la République meurt.
Aux contre-pouvoirs, des parlementaires aux journalistes en passant par les magistrats, de tenir bon et de tenir tête, comme l’a fait le Sénat, face à ces offensives autoritaires de l’exécutif.