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« Système », « caste », « clan » et « ruses » en Algérie : médiocrités et apories de l’analyse médiatique

Anthropologue

Depuis le début de ce qu’il nommait dès le 13 mars dans nos colonnes la « 2e révolution algérienne », l’anthropologue Yazid Ben Hounet assiste effaré et agacé à la multiplication de commentaires médiatiques aussi stéréotypés qu’inaptes à éclairer pertinemment cet événement singulier.

Que ce serait-il passé si le président Abdelaziz Bouteflika, outre le renoncement au cinquième mandat, avait laissé le processus électoral se dérouler, en gardant les échéances initiales du 18 avril ?  Réponse : les Algériens auraient dû choisir, pour lui succéder, entre quatre parfaits inconnus, puisque les partis de l’opposition un peu structurés, ayant une certaine base militante et un historique – le FFS, le RCD, le PT, le MSP, Talaie el Houriat, etc. – se sont retirés du processus électoral, il y a déjà quelques semaines de cela (avant le renoncement de Bouteflika).

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Compte-tenu de ces circonstances exceptionnelles, faut-il garder à tout prix les échéances du 18 avril ? Si non, que convient-il de faire ? Quelle instance peut organiser, de manière transparente et démocratique, les prochaines élections ? Comment ? Faut-il passer par une « conférence nationale inclusive » (option proposée par le gouvernement) ou une autre instance ? Organiser une constituante ? Pourquoi ? Comment ? Et dans ce laps de temps, faut-il un gouvernement de transition ? et si oui, comment le composer, qui concrètement (au-delà de l’invocation du peuple) et quels seraient ses objectifs prioritaires ?

La première question que j’ai formulée, pourtant pleine de bon sens (et même apparaissant comme un préalable), aucune des émissions télévisuelles françaises, ayant abordé l’actualité algérienne, ne l’a posée. Ni, du coup, les autres questions, celles qui en découlent logiquement (et que j’ai énoncé quelques lignes plus haut). Ces émissions ont préféré pour l’essentiel, à l’aide de « pseudo-experts », polémiquer sans fin sur l’énième « ruse » du « clan » Bouteflika, sa volonté de prolonger le quatrième mandat, et sur la nature de ce « clan », sans même se rendre compte de ces quelques éléments triviaux de mise en contexte. Comment en est-on arrivé à une telle médiocrité de l’analyse médiatique de la situation algérienne ?

Prologue

Mercredi 13 mars, un journaliste de « Ça vous regarde » sur LCP (La chaine parlementaire) me sollicite – via mail – pour participer à l’émission qui aura lieu le lendemain (jeudi 14 mars). Je lui demande quel est le temps de parole, qui sont les invités et la ligne éditoriale de l’émission (implicitement celle à laquelle je suis convié à participer). C’est que, avant de répondre positivement ou négativement, il me semble légitime de savoir dans quelle condition je peux effectivement m’exprimer. Le journaliste me répond que l’émission risque d’être remise à plus tard.

Finalement, l’émission a bien eu lieu. Je la regarde comme téléspectateur. Je suis à la fois un peu fâché du mensonge du journaliste[1], dépité de la qualité des débats pour une chaîne parlementaire, et en même temps ravi de ne pas participer à cette étrange émission. Elle est à l’image de la plupart de celles que j’ai vu jusqu’à présent : des écrivains qui nous offrent une vision assez romancée de l’Algérie (peut-on leur en vouloir ?), des journalistes (dont la plupart manquent de profondeur de champ et de rigueur analytique) et les habituels experts qui nous parlent aujourd’hui de l’Algérie, hier du Maroc, avant-hier de la Tunisie, et avant cela de la situation au Proche-Orient et du danger islamiste en France (bien souvent membres d’organismes privés tels l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques, l’Observatoire des Pays Arabes).

Trop peu hélas de vrais spécialistes en sciences sociales émanant des institutions publiques[2]. Pourtant, sur l’Algérie, il n’en manque pas.

« Ils voulaient donc des élections sans Bouteflika. Et ils ont Bouteflika sans les élections » [3], ainsi commence le débat de l’émission « Ça vous regarde », c’est-à-dire sur le postulat de la ruse de Bouteflika et de son « clan » – comme dans les autres débats télévisuels de la semaine qui vient de s’écouler.

Il y avait, en outre, quelque chose de surréaliste à écouter, dans une émission se voulant quelque peu sérieuse, le journaliste Mohamed Sifaoui nous dépeindre à plusieurs reprises la psychologie du président Abdelaziz Bouteflika, de sa famille et de son « clan », sans être ni psychologue, ni proche de ces personnes, et sans être retourné en Algérie depuis vingt ans, et tout cela sans faire l’objet de critiques, de remises en cause, ou de questionnements sur ses « sources », de la part des autres personnes invitées au débat. Plus c’est gros, plus ça passe !

« Système », « caste », « clan » : le regard de l’anthropologue

Pour l’anthropologue que je suis, ayant quelques compétences sur l’Algérie, je suis bien sûr attentif à ce qui se passe dans ce pays (cf. ma contribution publiée dans les colonnes d’AOC le 13 mars), mais je le suis également au discours qui est porté à son propos. Il y a d’ailleurs au sein de la discipline anthropologique une grande tradition relative aux discours sur l’Autre, sur l’Altérité, qui aide à penser nos catégories d’analyse et leurs pertinences s’agissant de terrains et de cultures spécifiques.

Pour peu que l’on soit sensibilisé à cette dimension épistémologique de l’anthropologie, on observe ainsi mieux, dans les analyses de ces dernières semaines, des réductions et des mystifications qui n’aboutissent qu’à des conclusions tautologiques. Ayant décrété qu’il y a en Algérie, un « système » opaque, au profit d’une « caste », et plus particulièrement d’un « clan », on en arrive inéluctablement à la conclusion logique que ce « clan » qui n’a pas de légitimité (puisqu’il repose sur un système opaque) ne peut rester au pouvoir que par l’usage de la force et/ou de la « ruse ».

Mais, qu’entend-on par le mot « système » si souvent utilisé pour parler de l’Algérie, et quelle est la généalogie de ce mot ? Pourquoi la plupart des analystes sur les plateaux utilisent les termes de « clan », « caste » (très souvent utilisés pour décrire le politique en Algérie) et à quoi renvoie cette terminologie ? Ces questions ne sont bien sûr jamais posées.

J’aimerais ici apporter quelques éléments de compréhension et quelques hypothèses pour éclairer l’usage de ces termes et leurs implicites, sans prise de distance critique, dès qu’ils sont repris par les « analystes » dans les débats télévisuels.

Ces termes de « système », « clan », voire parfois « caste », sont bien entendu scandés par les manifestants, en Algérie même, et repris également par les journaux et journalistes algériens. On peut le comprendre, mais on aurait aimé des analystes qu’ils aillent au-delà des quelques concepts fourre-tout pour nous dire d’où vient l’usage de ces termes, ce qu’il y a exactement derrière ces mots, et surtout ce qu’il en est de la réalité du pouvoir politique en Algérie, plutôt que de reprendre sans distance critique ces termes.

Par exemple, celui de « système » est utilisé depuis fort longtemps pour parler du pouvoir politique en Algérie. Il faudrait analyser plus en détail sa généalogie et son usage, mais l’hypothèse que je fais, à la lecture notamment de Révolution Africaine, journal hebdomadaire historique du FLN, ou encore en relisant le texte de Franz Fanon que j’ai mentionné dans mon texte précédent pour AOC, où il est fréquemment utilisé, est qu’il émane du vocabulaire révolutionnaire et socialiste des premières décennies de l’État algérien : critique du système colonial, du système de domination, du système impérialiste, etc. Le mot fait système.

On peut ainsi et également émettre l’hypothèse de son usage comme une manière de dénoncer quelque chose ressenti comme relevant de la domination. Dès lors que l’État apparaît comme l’une des causes empêchant la libération des initiatives individuelles et collectives, il devient alors « système ». Il s’agirait en quelque sorte d’une reprise d’un terme largement mis à disposition (on pense avec les mots – les mots que nous employons structurent notre pensée du monde – et rarement l’inverse).

Mais ce vocable ne nous permet pas d’identifier exactement les contours du pouvoir politique. Il brouille davantage qu’il n’explique les complexités et les dynamiques de l’État algérien et de ses institutions (y compris l’armée).

Le terme « clan », très discuté en anthropologie (il en est de même pour celui de « caste »), renvoie à la vision tribaliste du pouvoir politique. J’ai, dans mes travaux antérieurs, discuté de cette vision, en Algérie, de la tribu comme horizon politique.

Là encore, le mot ne nous permet pas d’identifier les contours réels et la nature exacte des rapports de pouvoir au sein de l’appareil d’État, au sein du gouvernement, et entre le gouvernement, la présidence et les diverses institutions de l’État algérien. Par ailleurs, cette vision clanique du pouvoir, nous empêche de comprendre le rôle et le poids des différentes institutions (armée, administrations, partis de pouvoir FLN et RND, FCE, UGTA, structures religieuses, organismes divers) dans les décisions politiques.

Peut-on penser que quelques personnes, un clan, soient à même de dicter ses décisions sans avoir au moins le soutien majoritaire des institutions sur lesquelles reposent leurs pouvoirs ?

Au final, l’usage extensif de ces termes de « système », « caste » et « clan » ne nous sont d’aucune aide : d’une part, ils brouillent ou simplifient à outrance les réalités politiques et, d’autre part, ils livrent une vision « exotique » du fonctionnement des institutions politiques algériennes – on peut, à l’inverse, supposer que celles-ci fonctionnent de manière « ordinaire » (par opposition à exotique), selon leurs logiques propres.

Aux analyses en termes de « ruses » d’un « clan », je préfère donc l’analyse raisonnée (anthropologique et sociologique) du politique en Algérie, et l’étude critique du discours sur l’Algérie.

Addenda – mardi 19 mars : hier (lundi), a été publié, dans la presse algérienne et via d’autres canaux, un communiqué émanant des principaux collectifs algériens de défense des droits humains et des droits sociaux. La plupart d’entre eux militent depuis l’ouverture associative (début 1990). La feuille de route pour l’instauration de la nouvelle République, est consultable ici.

Les deux premiers points énoncés – retrait du président au plus tard à la fin de son mandat (le 27 avril 2019) et mise en place d’un Haut Comité de Transition – m’amènent à me poser la question de savoir si le président peut annoncer la vacance du pouvoir, et sa date (le 27 avril), et cela si aucune instance de transition (acceptable et acceptée par la majorité) n’a encore été composée.

Existe-t-il, d’ailleurs, au sein de l’appareil d’État, une quelconque volonté de mettre en place une telle instance ? L’orientation présidentielle semble être la mise en place d’un gouvernement technocrate de transition et la tenue d’une Conférence Nationale inclusive dont les contours, modes des fonctionnements et prérogatives demeurent encore flous. Affaire à suivre…

 


[1] A-t-il été effrayé par ma signature mail, dans laquelle je témoigne, depuis début 2019, de mon refus de la « benallisation » des violences policières avec un renvoi sur le compte twitter de l’observatoire des violences policières ?

[2] L’émission pour laquelle j’avais été sollicité n’a malheureusement pas accueilli de spécialiste émanant d’institution publique – ce qui est un comble pour la chaine parlementaire.

[3] http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde/292443-ca-vous-regarde ; cf. à partir de 07:45, l’introduction au débat de la présentatrice ; ainsi que quelques secondes auparavant les commentaires sur les caricatures portant sur la situation en Algérie ; les minutes précédentes sont un rappel de l’actualité dans le monde.

Yazid Ben Hounet

Anthropologue, Chargé de recherche au CNRS-Laboratoire d'Anthropologie Sociale

Notes

[1] A-t-il été effrayé par ma signature mail, dans laquelle je témoigne, depuis début 2019, de mon refus de la « benallisation » des violences policières avec un renvoi sur le compte twitter de l’observatoire des violences policières ?

[2] L’émission pour laquelle j’avais été sollicité n’a malheureusement pas accueilli de spécialiste émanant d’institution publique – ce qui est un comble pour la chaine parlementaire.

[3] http://www.lcp.fr/emissions/ca-vous-regarde/292443-ca-vous-regarde ; cf. à partir de 07:45, l’introduction au débat de la présentatrice ; ainsi que quelques secondes auparavant les commentaires sur les caricatures portant sur la situation en Algérie ; les minutes précédentes sont un rappel de l’actualité dans le monde.